jeudi 28 août 2014

Deville dans La Cause Littéraire



« Tout commence et tout finit par le bruit que font ici les piqueurs de rouille. Capitaines et armateurs redoutent de laisser désœuvrés les marins à quai. Alors le pic et le pot de minium et le pinceau. Le paysage portuaire est celui d’un film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, grues et barges, mâts de charge et derricks, palmiers et crocodiles ».

Patrick Deville, écrivain voyageur et voyageur écrivain, ordonne en astrophysicien la constellation de Viva. Dans le ciel du romancier, Trotsky, Malcom Lowry, mais aussi Cravan, Frida Calo, Diego Rivera, Artaud, André Breton, des assassins et des révolutionnaires, des amoureux, des tavernes, un volcan, des villes mexicaines et mille étoiles scintillantes. Tout l’art de l’écrivain est d’ordonner leurs rencontres, leurs rêves et leurs défis. Comme un marin sans désœuvrement, il pique l’Histoire de son crayon, pour en éliminer la rouille, ce poison qui la dévore au fil du temps : les falsificateurs, les mauvais écrivains, les historiens frileux et les lecteurs pressés. L’or apparaît alors, pur et mystérieux comme un volcan d’où se détachent par éclairs la figure brisée d’un écrivain révolutionnaire et celle d’un révolutionnaire écrivain assassiné.

« Trotsky rencontre dans ses promenades sur le pont balayé de pluie un géant amoché en imper, “un boxeur anglo-français se piquant de belles-lettres, cousin d’Oscar Wilde”. C’est Arthur Cravan, le poète aux cheveux les plus courts du monde selon son ami Blaise Cendrars ».

« Pendant dix ans de sa vie, Lowry écrit dans cette cabane et nage en bas dans l’eau froide… Et autour de la cabane il convoquera tout le grand charroi de l’Histoire, et les fresques des peintres muralistes mexicains Diego Rivera et José Clemente Orozco, et la guerre d’Espagne, et le grand nom de Trotsky, lequel sonnera deux fois comme angélus, dans le premier chapitre du Volcan et dans le dernier, le douzième, à la fin du tour de cadran de cette seule journée de cinq cents pages ».

Patrick Deville, écrivain géographe, ordonne avec l’instinct d’un orpailleur ces entremêlements de vies et de destins qui ébranlèrent l’art et le monde, qui s’éveillent en mille éclats effervescents sous le tamis du roman. L’écrivain pratique les hasards de la dérive littéraire et politique, s’armant de savoir et saveur, il se glisse dans le cristal de ses personnages, en laissant vagabonder son imaginaire luxuriant. On l’imagine dans le train blindé qu’emprunte Trotsky avant que Staline ne le livre à ses tueurs serviles, sur le Montserrat avec Cravan, dans la maison bleue de Coyoacán sous le regard pigment de Frida, dans le patio de l’hôtel Francia retenant Lowry qui chancelle, ouvrant une nouvelle fois le Volcan, cette boussole romanesque qui s’affole.

« Dès les premiers mois de cette année 1937, pendant que Trotsky, depuis Coyoacán, reprend son combat révolutionnaire, et compulse ses archives en prévision du contre-procès de Moscou qui se tiendra à Mexico, Lowry arpente toutes les rues pentues du Cuernavaca et invente les lieux de son roman ».

Patrick Deville, écrivain français à l’oreille fine, entend en castillan, en français et en anglais ce qui s’écrit, se vit et se fomente au Mexique, en Espagne, en France, à Vancouver et à Moscou, géographie littéraire et révolutionnaire qui résonne dans Viva comme une chanson nostalgique et joyeuse à la fois. Un hymne à la liberté libre que fredonnerait Maqroll el Gaviero, le marin sans attaches d’Alvaro Mutis qui traverse comme un astéroïde le roman, et qui se glisse dans cette constellation, comme s’y glissent Traven, Nadeau, Octavio Paz, John Reed, Mauriac et tant d’autres. Les grands romans sont toujours de bonne compagnie.

Philippe Chauché



dimanche 24 août 2014

Participe Présent


« La peur et la joie. Pile ou face. On vit toute une vie avec ça. La peur ou la joie. Etre une pièce. On tombe d’un côté ou de l’autre. On choisit, plus ou moins, de quel côté on tombe. La joie est le dos de la peur. Quand l’une s’éloigne, on distingue le sourire sur le visage de l’autre. On est les deux ».

Fantaisie de la littérature, apparition (ϕανταὓία) de l’art, ainsi naissent les romans et les poèmes de Thomas Vinau. Ecrivain du réel pris sous les éclats éblouissants de l’imaginaire, comme ces petites pièces que l’on fait tourner dans sa main, et qui une fois lancées à bonne hauteur, retombent et font jaillir en touchant le sol, des dizaines d’éclats romanesques, des aventures microscopiques. La part des nuages est l’apparition de Joseph et Noé, le père et le fils. Le détachement et la fuite dans les branches comme une fantaisie que le narrateur prend à la lettre : voici un cerisier, j’en fais ma cabane, une arche, comme Noé ses châteaux de sable. Fantaisie de la fiction, apparition d’une tortue vagabonde, d’une flutiste appliquée, d’un clochard qui chatouille de son rire les orteils du céleste, Altocumulus de tristesse, voyage au bout de la nuit nuageuse accompagné d’écrivains boussoles.

« Le sommeil est une mer paisible qui lui lèche les pieds. Sac et ressac de la fatigue. Langue chaude des songes. Disparition touffue. Depuis l’arrivée de l’enfant, les siestes paresseuses sont un lointain souvenir. Depuis le départ de la femme, les siestes crapuleuses n’existent plus. A un moment il a pensé distinctement qu’il était sur le point de couler. Puis il s’est laissé faire. Avec délectation ».

Fantaisie de La part des nuages, roman voyageur autour d’un arbre, les yeux dans les nuages, le cœur en jachère, dans la délectation d’un temps ancien retrouvé. Il célèbre à chaque page la jubilation de la précision de son style. Thomas Vinau est un orfèvre de l’association de mots, il sait la force et la souplesse de leur union, et le déchirement de leur opposition. C’est un paratonnerre qui avale ses aspirations, ses inspirations et toutes les énergies de nature. Un rien le fait sourire, un rien le fait trembler, comme la feuille d’un cerisier, ou l’aide d’un papillon de nuit. Fantaisie de l’attention à ce que vit et voit Joseph sur son arche et sous les Stratus.

« On voit le halo, épais, fumeux qui émerge de la terre, des forêts sombres, des arbres qui respirent, et de l’eau plate et noire. C’est une armée de brume, nourrie de chaque souffle de bête, qui grimpe à l’assaut du jour. Alors c’est ça l’histoire ? C’est là-dessous, au fond de nos bas-fonds, que naissent les nuages ? Et ils s’échappent dans le ciel avec la corde du jour. Ils se dispersent avec nos rêves et s’enfuient derrière la lumière. Ils viennent d’en bas. Ils viennent de nous ».

Apparition de la littérature, et fantaisie du style. Thomas Vinau a la grâce joyeuse d’un géographe, il dessine à main levée la carte de séjour sur la terre et au ciel de Joseph, une carte du détachement qui tel un Cirrus s’ouvre et se déploie en boucle littéraire.

Philippe Chauché




« Je vous ai envoyé cet été au moins 83 pneumatiques mentaux, 412 lettres télépathiques et 21 cartes en pensées… Je vous pose des questions, je vous consulte tous les jours, et vous êtes devenu, que vous le vouliez ou non, un véritable ami. De ceux qui sont dans la pensée ». V.N.

« Des hauts et des bas j’en ai aussi et c’est plutôt des bas qui règnent pour l’heure. Je n’y manque pas de bonnes raisons. Sans compter les mauvaises. Mais j’ai maintenant le remède. Dix lignes du Drame de la vie et me voici ragaillardi ». J.D.

Que reste-t-il après ces années d’échanges de lettres, de cartes postales, de dessins et de projets de livres ? Un livre pneumatique ! Un livre dessiné où dansent deux artistes équilibristes. L’un a tout vu, tout lu, dessiné, collectionné, peint, sculpté, coupé, collé, assemblé, pratiqué l’art ludique du hasard brut. L’autre s’emploie avec l’obstination d’un randonneur des sommets à attraper les mots et les phrases dans son filet à syntaxes, magie aléatoire de l’invention permanente, des mots nouveaux s’y glissent, et il s’empresse de les embraser pour leur donner une nouvelle vie. Il en est au premier jour de la création. Sous ses doigts, Le Drame de la vie : « Jean Rien Novarina, racontez l’histoire du boucan ! ». Maître mot de ce dialogue, de cet acte inconnu : enthousiasme.

« Il faut un sacré prodigieux souffle pour remplir ces quatorze denses pages de cette stupéfiante énumération. Elle ne faiblit à aucun moment, aussi pleine de vigueur à la dernière ligne qu’à la première ». J.D.

« De vos expertes mains j’attends tout. Toutes les surprises. Elles m’émerveillent vos expertes mains ». V.N.

Que reste-t-il de ces années de phrases liées et déliées, de ces couleurs échangées et partagées ? Mille plateaux qui demain se livreront au théâtre de la réjouissance du verbe en mouvement de l’un, mille curiosités attentives de l’autre qui ne cesse d’inviter son jeune ami à lui en montrer encore plus, toiles et livres pris à la lettre. La transmission a bien lieu, mais sans maître et sans élève. Les questions sont précises, les réponses tout autant, l’enthousiasme partagé. Dialogue complice entre deux artistes qui savent ce qu’ils ne veulent pas faire et qui montrent et écrivent ce qu’ils font. Alors va naître l’idée d’un questionnaire hautement marrant, le peintre suggère au montagnard de la langue qui l’a imaginéde l’imprimer tel quel les réponses laissées en blanc, pour finalement s’y  livrer avec gourmandise.

« V.N. : Savez-vous peindre ?

J.D. : Dans le langage courant peindre signifie le faire en conformité des conventions usuelles. J’y suis inapte. Ni bien doué ni bien exercé… Observez qu’il y a une façon de bien peindre, tandis que mal peindre il y en a mille. Ce sont de celles-ci dont je suis curieux, dont j’attends du neuf, des révélations ».

« V.N. : Avez-vous peint le vide ?

J.D. : C’est capitalement le vide qui est le champ d’opération du peintre, vu que c’est où la pensée a le mieux liberté de s’activer et de se projeter. C’est là où tout se passe ».

« V.N. : Savez-vous danser ?

J.D. : L’univers est une vaste danse et la pensée n’en saisit rien tant qu’elle ne danse pas elle aussi ».

Que reste-t-il de cette rencontre unique ? Deux jours avant sa mort, le 10 mai 1985, Jean Dubuffet décline l’invitation de son ami à assister au Monologue d’Adramélech, car voici venue l’heure où je m’écroule. Novarina répondra en 1991 dans le catalogue de l’exposition Jean Dubuffet, les dernières années : « Jean Dubuffet, je t’écris pendant la matière. Dans les cinq cent un psycho-sites, j’ai dénombré 2006 personnages à qui j’ai donné des noms, comme Adam donna des noms à toute la création des animaux défilant devant lui… Nous ne voyons pas les psycho-sites, c’est nous qui leur apparaissons. Ils nous disent que l’espace est ce trou curieux où nous sommes nichés, croisés dedans, croisés à lui ». Ils se sont donc croisés dans ce trou curieux de l’espace et rien ne dit qu’ils ne s’adressent pas quotidiennement des pneumatiques célestes.

Philippe Chauché

jeudi 7 août 2014

Les Hasards Objectifs



( extraits )
 
" Fantaisie de la littérature, apparition (ϕανταὓία) de l’art, ainsi naissent les romans et les poèmes de Thomas Vinau. Ecrivain du réel pris sous les éclats éblouissants de l’imaginaire, comme ces petites pièces que l’on fait tourner dans sa main, et qui une fois lancées à bonne hauteur, retombent et font jaillir en touchant le sol, des dizaines d’éclats romanesques, des aventures microscopiques. La part des nuages est l’apparition de Joseph et Noé, le père et le fils. Le détachement et la fuite dans  les branches comme une fantaisie que le narrateur prend à la lettre : voici un cerisier, j’en fais ma cabane, une arche, comme Noé ses châteaux de sable. Fantaisie de la fiction, apparition d’une tortue vagabonde, d’une flutiste appliquée, d’un clochard qui chatouille de son rire les orteils du céleste, Altocumulus de tristesse, voyage au bout de la nuit nuageuse accompagné d’écrivains boussoles. " La part des nuages - Thomas Vinau - Alma Editeur
 
 

" Que reste-t-il de ces années de phrases liées et déliées, de ces couleurs échangées et partagées ? Mille plateaux qui demain se livreront au théâtre de la réjouissance du verbe en mouvement de l’un, mille curiosités attentives de l’autre qui ne cesse d’inviter son jeune ami à lui en montrer encore plus, toiles et livres pris à la lettre. La transmission a bien lieu, mais sans maitre et sans élève. Les questions sont précises, les réponses tout autant, l’enthousiasme partagé. Dialogue complice entre deux artistes qui savent ce qu’ils ne veulent pas faire et qui montrent et écrivent ce qu’ils font. Alors va naître l’idée d’un questionnaire hautement marrant, le peintre suggère au montagnard de la langue qui l’a imaginé de l’imprimer tel quel les réponses laissées en blanc, pour finalement s’y  livrer avec gourmandise. " Personne n'est à l'intérieur de rien - Jean Dubuffet - Valère Novarina - L'Atelier contemporain
 
" Et si Rimbaud, soit disant poète éphémère de la jeunesse révoltée et insouciante, était pour qui sait le lire de face ou de biais, un homme de l’immersion dans une langue et sa mécanique sacrée, un poète qui en sait beaucoup sur la mesure du silence et la couleur des phrases. Rimbaud : écrivain de l’escapade vagabonde au centre du Livre, où tout déplacement dans le temps est un mouvement dans l’espace. Ici et maintenant à Paris, c’est aussi ici et maintenant au Harar, de nouvelles Illuminations livrées par la poste et décachetées par Frank Charpentier. D’une lettre l’autre, comme l’on passe de l’enfer au paradis, de Verlaine à Noé, de l’Occident à l’Orient… Tout un roman ! "  La dernière lettre de Rimbaud - Frank Charpentier -  Gallimard
 
 
" La semaine de Jack Tonnerre s’achevait plus sereinement qu’elle n’avait débuté. «  Tout va bien ! » aurait-il répondu à son double s’il s’en était inquiété. Mais son double reposait en paix, et il terminait sa dernière recension. Les livres qu’il devait chroniquer pour la revue « L’exilé intérieur » s’entassaient sur son bureau. On l’avait aimablement invité à se remettre au travail. Ce qu’il fit.
La semaine se terminait, et d’une main  il se servit un verre de Lagavulin, de l’autre gratifia d’une caresse dernière la nuque son chat noir qui ronronnait sur le dernier numéro de « L’exilé volontaire ».  Le téléphone sonna.
Chaque fois qu’il mettait un point final à un feuillet, il se servait un verre d’alcool provenant d’une île écossaise, au point qu’il envisagea un temps de signer ses propos l’Amateur de Tourbe, mais il y renonça.
Jack Tonnerre buvait comme il écrivait, peu, très peu, avec par instant quelques éclats : trois pages de vagues considérations sur un jeune auteur très prometteur, et qui sans nul doute décrocherait un prix littéraire cette année pour son premier vrai roman, un « roman qui se lit comme un roman » précisait la quatrième de couverture, en échange trois verres de son alcool îlien. "
 
textes parus ou à paraître
 
à suivre
 
Philippe Chauché