mercredi 17 juin 2015

Millet dans La Cause Littéraire










« C’est la lumière qui unifie la Méditerranée ».

« Retournons vers ces espaces où sont nés le monothéisme et la philosophie. Retournons la leçon de la nouvelle alliance entre l’Orient et l’Occident. Contemplons. Méditons. Vivons » (Contemplation).

Qui mieux que Richard Millet pour nous offrir ce Dictionnaire amoureux de la Méditerranée ? La question posée ne résiste pas longtemps à la lecture vagabonde de cet éblouissant et réjouissant dictionnaire. D’Abraham à Istanbul, en passant par Dalida et Homère, sans oublier Durrell, Hérodote, Lampedusa, saint Paul, l’Art Roman et Port Royal. Justesse du choix des entrées, pensées vives du jeune Français devenu Libanais le temps de l’enfance et de la guerre, éclats et éblouissements de l’écrivain au cœur parfois tendu comme un arc. Le chrétien corrézien baigné de patois limousin, s’ancre avec l’élégance et la force du vicomte de Chateaubriand dans la langue de Giono, René Char, Casanova et Valéry. Question de style et de manière, mais aussi de matière, l’écrivain sait où il met les pieds, il sait la nature des sols, leurs tremblements, leurs forces intérieures et l’éblouissante douceur des arbres qui s’y accrochent, oliviers, platanes et cyprès, arbres méditerranéens, arbres qui s’accordent au ciel et s’accrochent aux regards des hommes.

La langue de Richard Millet n’est jamais vaine et fade, elle charrie des galets, et tire sa force, ses envolées, sa gloire et ses tiraillements, ses passions aussi, d’une Histoire, d’un accent, d’un paysage, d’un écrivain, d’un musicien, d’une vibration divine, d’un héros –Baltasar Gracián –, d’un espace rayonnant entre mer et oliviers, entre chrétiens, juifs et musulmans, qui a donné deux civilisations en miroir : celle de l’Europe, et celle du Proche-Orient.

« …Beyrouth demeure une abstraction sensible ; un lieu de spéculations identitaires, de négation de soi et de résurrection dans la coexistence des contraires, des ethnies, des religions, des langues, des intérêts et des passions idéologiques… » (Beyrouth).

Qui mieux que Richard Millet pour nous entraîner dans ce périple amoureux de savoir et de saveurs ? Ce périple savant où se dressent des villes – Venise, Port-Bou, Beyrouth, Arles – et des fleuves – La Garonne – remontant vers l’Atlantique où son puissant mascaret la féconde. Des hommes et des dieux s’invitent à la table d’orientation de l’écrivain, mais aussi des poètes et des musiciens, des actrices –Adjani la kabyle –, des écrivains – Adonis croise ici Joë BousquetRené CharMiguel de Cervantès et Casanova –, des peintres – ZurbaránMiquel Barceló, le Caravage et Henri Matisse – Tout art digne de ce nom est religieux. Un périple politique, qui est aussi un vertige pour l’écrivain et parfois pour son lecteur, un bruissement de nostalgie, une colère contemporaine, un doute sur ce qui demain nous sera conté et sur la façon dont il l’est aujourd’hui. Finalement l’écrivain dérange tout autant que sa Méditerranée, ses flèches et ses assauts, que ceux du jésuite rebelle aragonais. Richard Millet agace, résultat, il est peu ou mal lu, victime d’une police littéraire qui ne dit pas son nom, mais il écrit. Il écrit au cœur de ce que l’on pourrait nommer, avec lui, l’exception française, et son Dictionnaire amoureux de la Méditerranée est l’un de ses opus les plus réjouissants.

« …ils sont nos guides les plus sûrs ; ils nous enseignent l’usage du désert, où que se trouve celui-ci et où que nous nous trouvions, pauvres humains égarés en un siècle matérialiste » (Pères du désert).

« Je rêve aussi d’une tombe du côté de Batroun, au Liban, sur une colline surplombant la mer, près d’un couvent, dans l’ombre d’un grand cyprès, sous le calme regard que les religieuses viendront poser sur les croix et sur la mer » (Cyprès).

Qui mieux que Richard Millet pour nous faire véritablement voir ce qui nourrit, éclaire, enivre dans la Méditerranée ? Avec l’écrivain stylé et racé, nous ouvrons les yeux sur les pays qu’il a traversés et admirés, sur l’art et la manière d’être là physiquement, musicalement, littérairement et moralement, entre terre et Mare nostrum, au centre tellurique de la poésie vive, autrement dit de la vie même et de sa liberté libre.

« Ulysse, d’une certaine façon, c’est l’homme qui a décidé du temps, contre la vindicte divine ; il est le temps. Il est nôtre. Nous sommes Ulysse » (Ulysse).

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/dictionnaire-amoureux-de-la-mediterranee-richard-millet

mardi 9 juin 2015

L'Atelier contemporain dans La Cause Littéraire


Conversation sacrée, Patrice Giorda /et/ Mon art, mon métier, ma magie…, Sam Francis


« Les gris nécessitent de l’intelligence, car ce sont eux qui gèrent la mise en espace du sujet. Les noirs peuvent être passionnés, ou silencieux dans l’obscurité qu’ils découvrent… Les blancs sont la brûlure ou l’éloquence ». P.G.
 
« J’utilise toujours des fonds très absorbants, parce que je veux que la peinture et la couleur s’imprègnent, de manière que je puisse mettre plusieurs couches. Je veux que l’image soit dans la toile, dans le papier, déjà sous eux, de manière à pouvoir passer et repasser ». S.F.

L’Atelier contemporain est une maison d’édition qui publie comme elle respire, et on a toujours un souffle de retard sur les pépites qu’elle offre à notre regard. Aujourd’hui, deux peintres : Patrice Giorda et Sam Francis, et deux dialogues. Dialogue avec la forme et la couleur pour l’un, Sam Francis, dialogue sur le mouvement de sa peinture, la danse des jaunes, des bleus et des rouges, les éclats, les coulures, les tâches – en synchronie avec ma manière de voir le monde. Mais aussi un voyage sur ses traces indélébiles, le corps blessé et les premières toiles – ma peinture est venue de la maladie –, et la puissance permanente de la couleur et de la lumière – Matisse n’est jamais très loin.

Pour l’autre, Patrice Giorda, c’est un échange permanent avec les toiles qu’il écoute – écoutez ce que vous disent les peintres, passez de l’œil à l’oreille –, vision de l’artiste en encyclopédiste lumineux et précis. Face à face saisissant entre le peintre et les peintres. Patrice Giorda écrit avec vivacité ce que Picasso peignait et dessinait avec allégresse. L’art d’aujourd’hui traversé par l’histoire de l’art ancien, l’art de peindre, ou d’écrire, placé sous haute et belle protection, c’est vivre au cœur de l’art vivant, sans âge, c’est cela qui irise les tableaux et les écrits de Patrice Giorda.

« Une question maintenant : Quels sont les deux éléments unis par la couleur ? Ma réponse c’est : l’imagination et la nature. C’est une partie tout à fait essentielle, l’étoffe des choses ». S.F.
« De la perspective naît l’espace, et de l’espace naît l’ombre, et de l’ombre naissent les ténèbres. A partir du moment où le peintre accepte de regarder l’ombre et de la peindre, c’est que son époque a conscience des ténèbres dans lesquelles elle vient d’être précipitée ». P.G., Caravage, le paradoxe.
Face à l’art, face à un tableau, Patrice Giorda est réellement dans une conversation – conversatio (intimité) –, un échange, placé sous le signe du sacré. Rien de plus vivant qu’une toile, rien de plus éloquent, de plus évident. Face à Hopper : Face à elle se tient l’absent, mais aussi Titien : Prodigieux de lumière et de classicisme, de contemplation apaisée, ou encore Van Gogh : La lumière y lutte avec la couleur, elles s’y déchirent toutes deux, et Goya : Avec Goya on apprend que le noir est une couleur, le peintre vérifie non seulement son savoir, son savoir être, mais aussi son savoir faire, c’est-à-dire son savoir peindre.
Sam Francis dévoile à son complice Yves Michaud la nature profonde de sa peinture, ses points ardents: des flammes de la montagne, au feu divin, qui fondent ses créations, il y a des incendies dans ses toiles démesurées.

« Quand je dessine au fusain, mes traits discontinus cherchent dans le chaos de mes traits posés maladroitement dans le vide de la feuille, ainsi que dans l’entre-deux du modèle et du peintre, la vibration juste de la ligne d’une lèvre ; et là, j’ai le sentiment que le sourire, ou l’expression que je capte, n’est que du chaos organisé ». P.G.
« Pour moi l’image est primordiale. Le mot est secondaire mais secondaire ne veut pas dire moins important. Cela veut dire seulement qu’il vient après l’image. Au commencement est l’image ». S.F.

Philippe Chauché

Patrice Giorda : un peintre qui ici parle d’égal à égal avec Piero della Francesca, Courbet, Picasso, Gauguin, Hopper, Caravage, Goya, Velasquez…

Sam Francis : (1923-1994) ces entretiens sont issus de longues conversations tenues en 1985 et 1988 à Paris, à Santa Monica, à Point Reyes Station en Californie du nord.

Yves Michaud, philosophe et critique d’art, a côtoyé Sam Francis de 1976 à sa disparition en 1994. On lui doit notamment : L’Art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l’esthétique, Stock, L’artiste et les commissaires : quatre essais non pas sur l’art contemporain mais sur ceux qui s’en occupent, Hachette.




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samedi 6 juin 2015

Badré dans La Cause Littéraire





 
« La maladie neuro dégénérative m’extrait du monde. C’est une expérience douloureuse de la séparation. L’antidote au cauchemar, le moyen de rester éveillé, la grande santé a pour nom littérature ».
 
La grande santé est ce récit, ce roman d’un corps qui lâche, le corps d’un dessinateur, d’un peintre, d’un écrivain frappé au cœur par la SLA, la maladie de Charcot. La grande santé est cette expérience terrible de la fonte des muscles, de l’effondrement de la saveur et du savoir du corps, de la suspension des mots dans le territoire de l’invisible. La grande santé est cet acte de résistance à la ruine annoncée, acte d’écriture, donc de vie divine. Alors s’invitent Kafka – Jubilation du créateur –, Joyce, Paulhan – vision magique du langage –, Meyronnis – le Pic de la Mirandole du XXIe siècle –, Roth, Ponge, d’un livre et d’une métamorphose à l’autre. Si le corps lâche, la littérature sauve.
 
« Chaque matin, devant la glace, je dois envoyer des bises en l’air, étirer mes lèvres, faire claquer ma langue, gonfler mes joues, descendre la mâchoire, l’avancer comme un prognathe… Pourtant, rien n’y fait, l’affaiblissement progresse. L’art de la pointe comme stade suprême de l’esprit civilisé, je ne pourrai plus l’exercer qu’en silence. Et dans le silence, il se perdra ».
 
Face à cette dévastation qui s’installe et s’annonce, Frédéric Badré construit ses antidotes, ses stratégies, qui tous les jours doivent être renouvelées, réveillées, tirées du fond des âges. L’attention est permanente, sur les poignets, les doigts, le cou, les lèvres, les bras, les jambes. Le corps se laisse aller à ne plus vouloir être, c’est-à-dire à ne plus vouloir faire. Se raser devient une Odyssée, se doucher un danger permanent, marcher une Epopée, lire, écrire, parler – les phrases se brisent sur cette cage de verre invisible qui m’enferme –, la chute n’est jamais très loin, le tremblement, l’impossible se conjugue au présent.
 
« En somme, j’ai l’impression que ma vie est sortie de ses gonds. Je vis une expérience du temps grossie. Mon corps s’est retrouvé si vite métamorphosé que mon rapport au temps est chamboulé. Une vie normale est fondée sur l’illusion de la stabilité. Cette maladie m’a jeté dans un maelström temporel ».
 
La grande santé est un défi. Vivre avec la sclérose latérale amyotrophique est un combat permanent. Une guerre intérieure, comme si la maladie demandait en permanence : Badré combien de divisions ?L’écrivain répond à chaque page de son récit. Ses armes : un regard aiguisé sur ce qu’il vit et endure, une vision de plus en plus précise du naufrage, un art de la flèche pour décrire ce qu’il est. La grande santé fait la part belle à la vie, sa femme, ses enfants, ses amis fidèles, ses livres, ses musiques – Mes neurones sont activés par des phrases musicales –, ses doutes, ses peurs, ses tremblements, ses abandons, et cette vie se dessine, se médite devant la Pietà de Titien. Toute vie est une Pietà.
 
« En 1576, une terrible épidémie de peste ravage Venise. Le propre fils de Titien sera frappé par le mal. Lui, non, même s’il meurt cette année-là. Son corps résiste étrangement à la maladie. Picasso, lui aussi, peindra pendant sept décennies. Son corps et ses misères sont restés aux portes de son atelier, aimait-il dire. Pour Titien, c’est pareil ».
 
La grande santé est cet atelier où Frédéric Badré écrit. Au cœur de cette expérience bouleversante, attentif au moindre signe, à la moindre défaillance, au moindre mouvement de ce temps nouveau, au moindre éclat. Immobile, il écrit dans l’attente de la guérison, pour que sa vie reprenne son cours normal. Son art s’accorde à celui du peintre de la résurrection, et sa grande santé d’écrivain le sauvera.
 
Philippe Chauché


http://www.lacauselitteraire.fr/la-grande-sante-frederic-badre