lundi 28 septembre 2015

Michel Chaillou dans La Cause Littéraire

« Début d’une volonté de tenir un journal. Temps d’acier froid. Je cherche la construction de L’Islande. Ai pris le bus long de Seine. Un jeune homme mâchait un début de vie chewing-gum. Ai croisé Jorge Semprun. Cheveux blancs, bel imperméable. Son œil m’identifia légèrement ».
 
« Il va être 18 heures. David improvise au piano dans le salon. J’essaie de me remettre à L’Hypothèse. J’en suis à la page 42. Il me faut déguiser le sujet, ne jamais l’avouer, sauf dans les dernières pages ».
 
 
 
Vingt-cinq ans séparent ces deux impressions littéraires, vingt-cinq ans d’un Journal romanesque et sentimental que l’on découvre aujourd’hui avec bonheur et surprise. Michel Chaillou, l’œil vif, le corps attentif à ce qu’il vit et à ce qu’il voit, à ce qu’il imagine, nourrit ses fictions et s’en nourrit jour après jour. Vingt-cinq ans de courtes notations, d’évocations, de brèves remarques météorologiques : – Il pleut. Soleil, temps vif qui agace le sang – mais aussi familiales : jeunesse de David, musicien en devenir et futur compositeur – un Journal sert-il à faire ses gammes ? –, fidélité réciproque à Michèle, troisième œil du manuscrit.
 
Principe actif du Journal : les livres, ceux que Michel Chaillou écrit, et ceux qu’il lit –  Alexandre Dumas : Je rêve d’écrire un roman de cape et d’espritJe cherche le début de La France fugitive, relis Sterne. J’aimerais à son exemple commencer dans la désinvolture légère. Vingt-cinq ans de littérature : ses livres se construisent avec lenteur dans ce Journal, deux mots, trois interrogations, des doutes, des joies. Il en porte la trace, les traces, de celles qui se devinent le matin dans la boue d’un sentier, après le passage nocturne d’une bête sauvage. Vingt-cinq ans d’attachement à la langue française et au style, à ce travail quotidien sur cette écritoire, où les mots sont polis et assemblés, où ils se voilent et se dévoilent dans leur simplicité, où chaque personnage, chaque intrigue est une pierre, que l’écrivain – cet artisan du doute – s’emploie à rendre précieuse.
 
« Rentrée difficile. Voiture défaillante, bouchons. Halte à Montbrison. Le pays ne me parle plus, je n’entends plus sa voix… Chez un écrivain la langue raconte. Cela l’important dans un texte. Les mille voix du temps, le chœur de nous-mêmes ».
 
« Il fait beau ce matin. Nuages, soleil, temps chaud. On annonce du froid. J’ai grossi. Téléphone de Jacques Roubaud, intrépide, charmant. Il travaille à L’Enlèvement d’Hortense, un divertissement ».
 
 
Ce Journal est un sismographe qui transcrit et fixe les oscillations du temps, les mouvements répétés, lents ou accélérés du corps de l’auteur – il marche, il s’émerveille, il écoute le piano de son fils, il relit ses manuscrits, parle de ses états, de ses tremblements et de ses humeurs – sourdes colères. CeJournal est aussi celui des éditeurs qu’il fréquente et qui parfois l’agacent, des écrivains qu’il croise, qu’il lit, qu’il admire ou étrille. Journal du style – sa grande passion –, de ses romans que l’on devine entre les lignes et les pages – Cette écoute intérieure – écrits en mouvement permanent – J’ai commencé Dans la clartépas encore le ton… Je trouve tout ça un peu guindé… Pas encore les mots –. L’aiguille d’acier trempé de ce sismographe littéraire trace à l’encre noire des courbes, des droites, des parallèles, entre ce qui se vit au jour la nuit et ce qui s’écrit sous le ciel et dans les rues de Paris. Tracé net et précis d’une vie d’écrivain – que la mort seule va définitivement interrompre – géographie soyeuse et finalement joyeuse de la France de l’écrivain.
 
« Temps moins froid. Il est 18 heures. Toujours par l’esprit dans la Vendée. Je la récite par cœur. Des noms de lieux formidables : Treize-ventsLoup-Pendu ou L’Assemblée des Deux Lays. Le Lay est une rivière ».
 
« Une affirmation d’un auteur à succès dans un journal m’a fait sursauter ; « Quand j’écris la première ligne d’un livre je sais déjà où je vais ». Pourquoi y aller alors ? ».
 
« Ma grande idée en ce moment : écrire du désuet, que mon livre futur prenne la patine du temps ».
 
Michel Chaillou est un écrivain de l’œil et de l’oreille, il entend, il voit, il lit, il écrit. C’est simple et extrêmement complexe comme un rayon de soleil, une phrase du Journal, une musique, un regard, l’appel d’un ami éditeur, une dédicace, un rêve, un roman, une saveur et mille savoirs.
 
Philippe Chauché
 
 
 





mercredi 23 septembre 2015

Patrice Trigano dans La Cause Littéraire







« La vérité, c’est que je ne sais plus à quel saint me vouer pour échapper à l’emprise de mes idées fixes, de mes phobies, pour déjouer les effets dévastateurs de mes états d’âme chaotiques, pour fuir l’inconfort qui irise ma vie d’un soleil malveillant ».
 
L’Oreille de Lacan est l’histoire tumultueuse de Samuel Rosen, un dandy dépressif et misanthrope, épris de littérature, amateur d’art avisé, un homme au raffinement hors du commun, un homme qui fait de l’art son temps. L’auteur, qui se signale en ouverture du roman, ne va pas manquer de s’inviter au final, sans nouvelles de son personnage, qui s’est envolé. Entre temps, Samuel Rosen se sera approché d’un club très fermé des Omphalosyques, adorateurs du nombril, des illuminés suspendus bouche bée aux paroles du gourou, il aura tenté en vain de s’asseoir sur le divan du fumeur de Culebras torsadés et tourné en rond dans sa bibliothèque, et au milieu de ses objets d’art et de curiosité.
 
« L’art de la collection est devenu mon plus fidèle compagnon. C’est un défi sensible lancé au temps qui passe, un moyen d’affirmer mon existence au monde, une cristallisation de mes aspirations les plus profondes… J’ai accroché des tableaux de maîtres aux points stratégiques où se pose chaque jour mon regard ».
 
Samuel Rosen, fidèle à son univers chimérique, son majordome, ses livres d’art, ses tableaux, ses dessins rares, ses meubles de haute tradition française, ses angoisses, ses douleurs à l’âme, ses frustrations, ses blocages, ses sexologues, ses colères et ses révoltes, ses manies, va un matin se découvrir écrivain sous l’influence de Lacan. Il tient sa revanche et sa cible : Baudelaire.
 
« Bien ficelé ! C’est terminé. Ma démonstration est maintenant parfaite. J’écrase une proie imaginaire. Serre fort les dents jusqu’à l’obtention d’un grincement. Je me sens bien… Je n’ai désormais plus qu’une étape à franchir : trouver un éditeur ».
 
L’Oreille de Lacan est aussi l’histoire de cet invisible livre sur Baudelaire et son nègre, car le narrateur s’est mis dans la tête qu’il y a un nègre, et par rebond un scandale littéraire, dont il est certain de détenir les preuves, et quelles preuves ! Puis il y aura une escapade à Rocamadour – Un rêve de pierre–, une tentative d’ascension du Ventoux sur les traces de Pétrarque, un échange épistolaire avec l’auteur qui veut percer son mystère et terminer son livre – Montrez-vous donc discret et terminez votre livre. J’ai hâte de découvrir sous votre plume le prochain épisode de ma vie, et l’immersion dans le silence d’une abbaye, que va troubler l’apparition du très grand professionnel de l’improvisation*.
 
Patrice Trigano à qui l’attrait des mille facettes de l’art n’échappe pas, qui sait ce que la passion de l’art signifie, a ciselé le roman sans tain d’un dandy traqué. D’un collectionneur maniaque enfermé dans sa librairie et sa névrose. Jusqu’à cette révélation, ce jeu de  mots,  qui va retourner le récit et la vie de Samuel Rosen – Le théâtre de ma vie vient de frapper ses trois coups. Mais comme par mimétisme, par contamination, l’auteur va à son tour être frappé par les maux qui assaillaient son personnage, désormais guéri par le roman, passant de l’harmonie à l’inharmonie, à l’intranquillité – on se sort jamais indemne d’une plongée dans l’écriture.
 
Jacques Lacan possédait dans sa maison de campagne l’Origine du Monde, le tableau de Gustave Courbet, protégé par un panneau commandé à André Masson. Et comme l’entendait Courbet, le panneau protecteur devait glisser pour dévoiler ce qui était ainsi caché à la vue de tout un chacun, pour n’être vu que par quelques privilégiés choisis par le psychanalyste, il en va de même pour l’Oreille de Lacan, un roman qui se dévoile et dévoile ce qu’il dissimule de l’origine de Samuel Rosen et de Patrice Trigano.
 
Philippe Chauché
 
* Philippe Sollers à Sophie Barrau à propos de Lacan même (Navarin)
 

dimanche 20 septembre 2015

Marc Pautrel dans La Cause Littéraire

 
 
 
 
 
 
La Cause Littéraire : Marc Pautrel vous semblez aimer les petits livres, comme vos deux précédents romans, « Polaire » et « Orpheline », votre dernier opus « Ozu » est un court roman, bref et vif, dans tous ces cas c’est un choix littéraire ?
 
Marc Pautrel : La brièveté, c’est plus un état de fait qu’un choix. J’aimerais écrire des romans plus longs, mais il semble que le format court soit ma meilleure forme d’expression. Pendant l’écriture, quand je relis mon premier jet du texte, à chaque fois je coupe tous les passages moins intenses, les moments où rien n’arrive, tout ce qui obscurcit la compréhension et disperse le lecteur. Je resserre toujours, je cherche à procurer des émotions intenses et donc il faut que je sois précis, efficace, que j’aille à l’essentiel, mais évidemment, à force de couper des passages, à la fin il ne reste plus que 80 pages de texte.
En outre, chaque fois que c’est possible, j’essaie de suivre un fil chronologique, ce qui permet de s’appuyer sur la sensation dramatique du temps qui passe, a fortiori quand la vie décrite contient elle-même des drames personnels, comme c’est le cas chez Yasujirô Ozu, et donc ici encore la taille du roman diminue parce que l’action va vers sa fin, parce que le Temps s’enfuit. La perspective tragique, au sens grec, est toujours présente, une sorte de compte à rebours jusqu’à la mort est à l’œuvre, même si avec Ozu on est chez les bouddhistes et donc la mort est le début d’une nouvelle vie. L’idée du mécanisme est importante aussi, on doit entendre les cliquetis, comme une montre mécanique qui bat, et là c’est le rythme très méticuleux des phrases qui devient essentiel, la scansion un peu hypnotique des phrases, jusqu’au ressassement parfois.
 
La Cause Littéraire : Vous êtes aussi très attaché à une forme narrative des plus simples : phrases courtes, sens  du rythme, courtes descriptions, au service d’une histoire à raconter, ces manières d’écrire sont venues à vous dès le début ?
 
Marc Pautrel : Non, j’ai cherché à publier, et en fait à bien écrire, pendant des années, presque vingt ans en tout, et ce que je faisais alors était absolument illisible. Ce n’est qu’en épuisant une par une toutes les voies sans issues que j’ai compris que le texte devait aller à l’essentiel, temps, espace, personnages, pas de prénoms ni de noms de lieux ni de dates pour accentuer autant que faire se peut l’identification, et dans le cas du Ozu cette identification passera plutôt par une occidentalisation maximale des situations et des sentiments, peut-être même une simplification des choses. Je suis arrivé à la conclusion que le lecteur devait être pris par la main et plongé dans le grand bain sans qu’il s’en aperçoive, et que pour cela tout devait être parfaitement poli, que les finitions devaient être maximales. Mais ça a été pour moi une longue prise de conscience, et qui s’est faite, comme toujours, par la lecture, la lecture des grands auteurs classiques, mais aussi celle des mauvais romans de certains contemporains dont les défauts m’ont sauté aux yeux.
 
La Cause Littéraire : « Ozu » s’inspire de la vie du cinéaste japonais Yasujirô Ozu, comment et où est né ce projet romanesque ?
 
Marc Pautrel : Après le tremblement de terre de mars 2011 au Japon, avec le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima, je suis revenu vers le peu de choses que je connaissais alors du Japon, qui étaient les films de Ozu, qui m’avaient beaucoup touché quand je les avais découverts dix ans avant. En me documentant sur lui, j’ai découvert que ce réalisateur avait eu une existence assez étrange et que ses carnets intimes, ou du moins son journal rédigé sur des carnets, avaient été traduits en français. Je les ai lus, puis j’ai consulté les rares biographies traduites en langue occidentale, le livre de Donald Richie écrit en 1977 et le documentaire vidéo de Kazuo Inoué réalisé en 1983, et immédiatement j’ai compris qu’il y avait là des scènes qu’il fallait à tout prix écrire. Je pense par exemple au fait qu’Ozu assiste, et survit, au grand tremblement de terre de 1923 qui détruit tout Tokyo, ou encore qu’il participe comme soldat à la guerre sino-japonaise en 1937, et il y a aussi tous ces trajets quotidiens en train de banlieue, pour aller et revenir des studios, et qui donnent un autre éclairage à la présence des trains dans les films d’Ozu.
 
La Cause Littéraire : « Ozu » est un roman sur l’homme, plus que sur le metteur en scène, ce qu’il vit, sent et ressent, avec quasiment pas de références directes à ses films, même si pour le lecteur qui les connaît, on en ressent la présence, sans que cela soit explicite, pourquoi ce choix ?
 
Marc Pautrel : Il y a tout de même quelques scènes inspirées de ses films, comme celle des poupées de porcelaine brisées. Mais je ne suis pas un critique de cinéma, en outre je n’ai pas visionné tous les films d’Ozu, qui sont très nombreux, et de styles très différents, muets et aussi comiques pour les premiers, noir et blanc jusque tard puisqu’il ne tourne en couleur que ses six derniers films, donc je ne pouvais pas décrire ses films, et ce n’était pas non plus mon but. Je ne voulais pas écrire une biographie mais au contraire des moments de la vie d’un homme, qui par ailleurs était cinéaste et qui a tourné des films qui semblent à la fois très différents de la vie qu’il a lui-même vécue, et en même temps s’en rapprochent. Ce livre est un peu comme le scénario du film qu’Ozu n’a pas tourné et dont pourtant l’histoire aurait peut-être été la plus « ozuienne », celle de sa vie, entre alcoolisme et matriarcat puisqu’il vit plus ou moins avec sa mère, célibat et aventures sentimentales discrètes puisqu’on ne sait toujours pas si lui et Setsuko Hara ont eu ou non une liaison – à la vue des photos sur lesquelles ils figurent côte à côte je dirais plutôt oui, mais bon –, modernité des trains express et du confort électroménager occidental et pérennité de traditions séculaires, piété bouddhiste et vie dissolue et luxueuse du milieu cinématographique. La vie personnelle d’Ozu permet de dépasser l’image rigide et monolithique qu’on a parfois du Japon, pour découvrir qu’il y a, sous les apparences, une fantaisie, une grande liberté, et aussi un mélange d’héroïsme et de fatalisme.
 
La Cause Littéraire : « Ozu » comme d’autres de vos textes est un roman que l’on pourrait qualifier d’impressionniste, avec un sens aigu de la description, des couleurs et des odeurs qui abondent dans le roman. Vous comparer à un peintre, vous convient ?
 
Marc Pautrel : La peinture c’est très très compliqué, et très dur physiquement. J’admire beaucoup les grands peintres, notamment Fra Angelico, Giovanni Bellini, Titien, Chardin, Hokusaï, Manet, Cézanne, Monet, Picasso, Cy Twombly, et j’en oublie qui sont aussi dans mon Panthéon, et l’idée c’est de pouvoir en effet donner à mes textes la même force que les toiles de ces maîtres. Comme écrivain, j’ai un atout que les peintres n’ont pas : la lecture, le processus complexe et puissant de la lecture personnelle et silencieuse, qui agit comme une sorte d’Esprit-Saint et procure au lecteur une expérience humaine indépassable. Mais encore faut-il pour cela que le texte existe suffisamment, qu’il soit capable de vie, un texte de Kafka, même moyennement traduit, possède cette force, ou Madame de Sévigné, ou Proust. Voilà, je veux bien être comparé à un peintre, mais je pense qu’un grand écrivain est plus fort qu’un peintre, qu’il transforme plus profondément les corps qui approchent ses œuvres, donc je préfère être comparé, ou du moins moi-même me comparer pour tenter de les approcher, aux écrivains classiques.
 
La Cause Littéraire : Vous êtes un fidèle de la collection l’Infini chez Gallimard de Philippe Sollers, depuis « L’homme pacifique » jusqu’à « Orpheline » tous vos romans y sont publiés, comme le prochain consacré à Blaise Pascal, « Ozu » est publié par une petite maison d’édition, pourquoi ce choix ?
 
Marc Pautrel : J’ai écrit Ozu en 2012 et je l’ai aussitôt proposé à Philippe Sollers, parce qu’il est toujours mon premier lecteur, avant même mes proches. Il n’a pas été entièrement convaincu par le texte, tout en appréciant le premier chapitre qu’il a publié dans sa revue. Comme j’avais plusieurs autres romans en chantier et quasi terminés, j’ai décidé d’abandonner la publication d’Ozu. Il y a quelques mois, j’ai rencontré dans un salon du livre Jean-Michel Martinez, qui dirige les Editions Louise Bottu, et je lui ai dit que j’avais un texte jamais publié sur le Japon, il a été intéressé, a voulu le lire, puis m’a proposé la publication que j’ai acceptée après avoir apporté plusieurs corrections au texte de 2012.
 
La Cause Littéraire : On vient de découvrir dans la revue L’Infini quelques pages de « Une jeunesse de Blaise Pascal » que l’on pourra lire l’an prochain, là encore comment est né ce nouveau projet et pourquoi vous confronter à Blaise Pascal ?
 
Marc Pautrel : Ici encore, par hasard, en flânant sur Wikipédia j’ai redécouvert la vie de Blaise Pascal. Avant de devenir, bien plus tard, un des plus grands prosateurs français, Pascal aura eu une jeunesse à la fois douloureuse et extraordinaire, avec un ensemble d’éléments incroyables comme d’être un génie des mathématiques dès douze ans et sans les avoir jamais apprises, ou de révolutionner la géométrie, inventer la machine à calculer, les probabilités, etc. Tout cela se déroulant sur fond de maladie permanente et de perte de sa mère à l’âge de trois ans, puis ensuite perte de son père, avec deux sœurs, dont une qui entre ensuite dans les ordres, bref une succession de choses connues mais sur lesquelles il fallait je crois insister, et rien ne permet mieux d’insister que la mise en forme romanesque, c’est-à-dire l’utilisation du langage au service d’un relatif mensonge qui, une fois lu, produira dans le corps du lecteur une émotion absolument conforme à la réalité du monde.
 
Philippe Chauché
 
 
« Ozu aime lire, s’enivrer, dormir, prendre des bains, marcher, faire l’amour avec des geishas ou bien des amies chères, écrire, encore lire, filmer, capturer le mouvement de ses acteurs et ses actrices interprétant les dialogues, regarder les fleurs, regarder la mer qui ne change jamais, seul le ciel change qui fait changer la mer… »
 
Marc Pautrel aime écrire. Ecrire et lire, se confier à la musique d’une phrase, aux couleurs des mots qui la grisent, à cette suspension, cette retenue, cette façon tellement singulière d’écrire à hauteur d’homme, comme celle, tout aussi singulière, qu’avait Ozu de placer sa caméra à quatre-vingt centimètres du sol. L’un privilégie le plan fixe, les plans de coupes, ses comédiens regardent l’objectif pour vivre la scène, ils sourient, prennent le temps de parler et leurs regards transpercent l’objectif. L’autre écrit dans ce même saisissement, ce même silence, la phrase est toujours juste et courte, nette et précise, elle respire. Sa phrase est baignée de la saveur de la juste description – je vois donc j’écris. Elle ne cherche jamais l’effet majeur pour se concentrer sur l’art mineur. C’est alors, que le roman d’Ozu peut, comme les cerisiers, fleurir.
 
« Dans une vie, on ne voit les cerisiers en fleurs qu’une poignée de fois, quelques dizaines, pas plus, parce que petit on ne se rappelle pas, et en tout on ne vit vraiment que soixante ou soixante-dix floraisons, on fait la fête sous les arbres en fleurs beaucoup moins de cent fois ».
 
Marc Pautrel se glisse dans l’œil vif du réalisateur du Voyage à Tokyo. Il écrit sa vie, ses passions, ses drames, ses doutes, ses pertes, ses fleurs, son travail. Un roman, un film, une main qui décrit, un regard, une voix qui dit et redit ce qu’il attend de ses acteurs. Ozu le silencieux, Ozu l’admirable, Ozu vénéré et reçu par l’Empereur – Ozu marche vers la sortie du Palais impérial, sans s’arrêter il ferme les yeux un instant, il sourit, il a piégé le Temps, il peut bien disparaître, il ne mourra jamais – sous le regard de l’écrivain. Ecrire, c’est aussi être au centre tellurique de la vie que l’on écrit, que l’on décrit, pour s’en faire une seconde peau, sans se départir de la sienne propre. Cette peau, c’est le style, Marc Pautrel s’inspire d’Ozu, inspire et aspire Ozu. Mêmes silences, même goût de la précision, du juste mot à sa juste place. Même passion pour les fleurs, des villes, les trains, même profonde attention à l’agencement architectural d’un plan, d’un paysage, d’un chapitre, d’une phrase, d’une évocation, d’une sentence. Même manière d’embrasser le mouvement de ses personnages, de ses acteurs, mêmes doutes, c’est l’homme Atlantique* qui croise l’homme Pacifique.
 
« Comme dernière demeure, il veut quelque chose de très simple, juste un grand cube de marbre sombre, avec gravé dessus, non pas le symbole de sa famille, mais juste un caractère… il veut un carré de marbre avec gravé en grand ce seul caractère chinois : , Mu : absence. Il sait pourquoi ».
 
Ozu de Marc Pautrel, est un roman de l’absence, de la disparition – son quartier, son père, l’admirable Mizoguchi, sa mère –, un roman du vide, et de la vie du vide. Ozu est un roman de la sérénité, de l’éphémère, un roman d’éclats de bonheurs partagés, dans la pluie de perles** des fleurs de cerisiers –les fleurs vont peu à peu s’ouvrir, elles seront de plus en plus vastes, et les lourdes branches de plus en plus blanches.
Ozu est un roman de l’immersion dans la vie du cinéaste et dans la lumière de ses films qui ne cessent eux aussi de fleurir à chaque nouveau printemps, un roman de la renaissance et de l’immortalité.
 
Philippe Chauché
 
* Marc Pautrel vit à Bordeaux, ville atlantique s’il en est
** Marcel Proust, cité dans Ozu

samedi 19 septembre 2015

Fleischer dans La Cause Littéraire



« Depuis quelques années, mon père n’a cessé d’accumuler des cochonneries qu’il a toujours appelées de l’art contemporain, des œuvres et de prétendus chefs-d’œuvre de l’art contemporain, acquis à grand frais, des choses d’une laideur indescriptible, d’une gratuité, d’une futilité et d’une inutilité absolues… »
 
Effondrement est un roman de l’héritage, du deuil, du doute, de la colère, de la passion, de l’amour, de la fuite, de la disparition, de la chute et de la renaissance.
Effondrement est le roman de Simon Pinkas, jeune et très doué pianiste, qui apprend la disparition de son père, riche collectionneur d’art contemporain, et cet héritage inattendu et inacceptable va faire flamber le roman. Héritage de cochonneries dont les prix ont été abusivement gonflés par les manœuvres des marchands internationaux, collection d’exception que Simon Pinkas va annoncer vouloir se défaire au plus vite – elle lui brûle l’âme et le cœur – lors d’une vente aux enchères au profit d’associations et d’organismes caritatifs. Décision scandaleuse pour le mundillo de l’art contemporain, qui voit se dessiner son effondrement – Les professionnels soulignent que le marché de l’art est aujourd’hui un secteur vital de l’activité économique et bancaire. Ils réclament aux pouvoirs publics une interdiction de la vente de la collection Maleterre – et fera tout pour s’y opposer.
 
Effondrement d’Alain Fleischer brille par son invention narrative, sa belle mécanique romanesque : souvenirs de Benjamin Abram, journal de Simon Pinkas, articles de presse, qui s’articulent, se répondent pour donner à entendre cette polyphonie, ce croisement des regards et des styles.
 
« Chaque jour, j’hésite à tout laisser tomber, à retourner au Waldhaus, où cet épisode de ma vie a commencé, et où la mort de mon père est indissolublement liée à mes nuits d’amour avec Milana ».
 
Dans le cœur palpitant d’Effondrement, il y a Jean-Paul Maleterre, le père invisible et milliardaire et son double réel amoureux de sa mère, il y a Milana, la fille de la piste et Esti la mère. Il y a cet héritage d’art contemporain qui hante le roman, la maladie qui frappe la main droite de Simon Pinkas et le prive de musique – c’est son effondrement. Il y a l’ami artiste Benjamin Abram, il y a les titres des unes de journaux, un drame, un attentat, une love farm et une valse de Chopin. 
Effondrement règle ses comptes avec l’art contemporain des années 20 de l’an 2000, le roman s’y déroule, c’est demain, et par effet de loupe, il vise celui d’aujourd’hui, cet art qui fait bondir et rêver, spectateurs, commentateurs avertis, journalistes avisés, galeries et musées, collectionneurs milliardaires et traders, une farce en dévoile toujours une autre – Plus crétin que l’artiste est son marchand.
 
« L’illusion a duré quelque temps et puis, au-dessus du clavier, la mécanique de ma main droite est restée bloquée. Pourtant j’ai continué à croire que, si un jour, je parvenais à surprendre ma main droite, à brouiller sa mémoire qu’elle est malade, lui rappelant seulement ce quelle a été, l’intelligence de ses doigts que lui dictait Schubert… »
 
Effondrement est un roman de guerre et d’amour. Roman de la filiation, du saisissement, de la transmission et de l’insoumission, même si la pompe à phynance finit toujours par l’emporter – la collection ne sera pas vendue et il y aura bien une Fondation Maleterre. Effondrement est un roman touché par la grâce de la musique qui danse, qui danse sous le signe du Gai savoir – nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux – et c’est ce qui va sauver Simon Pinkas – Il ne me reste(ra) plus qu’à retrouver Milana : elle incarne la danse, celle de l’âme et du corps, qui donne son sens à la musique – il a de nouveau rendez-vous avec Chopin, loin, bien loin des cochonneries accumulées par son père.
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/effondrement-alain-fleischer

samedi 5 septembre 2015

Pages Rosses dans La Cause Littéraire


« De visu : Saint Thomas »
« Si vis pacem, para bellum : Si tu veux te pacser, fais-toi beau »
« Casus belli : Place réservée aux bellâtres »
« Ab absurdo : Répète, j’suis sourd ! »
« Ipso facto : En fait, c’est un alcoolique »
 
Pages rosses est un tout petit livre – il tient dans la main – qui se joue – et cela n’a rien d’un jeu affirment sans rire les auteurs – de deux cent quatre-vingt maximes, proverbes, et citations latines, des éclats savants et savoureux qui avaient un temps leur place dans les pages roses des anciens Petit Larousse. Les trois mousquetaires des Pages Rosses savent que rien n’oblige à offrir au lecteur curieux, volage et volubile ces nouvelles visions et pourtant : – curiosus : quel espion ! – volaticus : ailé, qui vole, voleur de mots ! – volubilis : qui tourne, qui roule le lecteur dans la farine ! Des Craductions qui transposent le latin, misent sur les sonorités plutôt que sur le sens et inventent d’autres sens. En grappillant quelques citations dans ces Pages rosses, on s’imagine les auteurs – ces Tontons flingueurs– riant à leurs trouvailles, et s’imaginant le lecteur étonné, surpris, ravi et ébloui par tant d’imagination, tant d’évidences – six oreilles fines et aiguisées. De nouvelles traductions qui viennent du son, du cœur et (qui sait) du sang des mots et de la langue. Explications : C’est qu’au début est non pas le Verbe, mais le jeu de mots. Dont Alfred Jarry disait que ce n’était justement pas un jeu mais le puits d’où sort la vérité suivante : sous chaque mot piaffe la horde de tous les mots, dans une seule phrase cent potentielles attendent qu’on les accouche*.
 
« Dura lex, sed lex : Dur à cuire, laisse en cuir »
« Modus vivendi : Dieu est vivant, mais motus ! »
« In extenso : Dedans ou dehors, tu en tiens une couche »
« Ad vitam aeternam : Evite de t’éterniser »
 
Pages rosses refait de la langue. Faire et refaire c’est toujours inventer, surtout ce qui saute aux yeux. L’écrivain n’a peut-être, au bout du stylo, d’autre occupation. Lorsqu’ils s’y mettent à trois, le temps s’éclaircit, les verbes s’affranchissent, et les mots se laissent aller à de nouvelles aventures curieuses et coquines, ils flirtent avec l’argot des légionnaires Notre plus belle conquête descend du canasson (caballus), non de l’officiel equus. Les auteurs qui ont de la suite dans les idées, ils s’encanaillent, et misent sur des dissonances obscènesdes calembours nuls et des écholalies d’almanach. On ne peut s’empêcher de voir dans ces proverbes et citations quelques messages secrets et privés, comme ceux qui de Londres se glissaient dans les oreilles de français peu enclins à s’attarder sur les sornettes de Radio Paris : Le raton laveur est prudentCocus, Les capricornes, Mon dentiste est canon, Madame conduit. On peut toujours rêver que Larousse retrouve le goût de ses pages Roses dans son Petit dictionnaire et y glisse amusé quelques unes des perles Rosses.
 
« Alter ego : Un autre moi-même »
« Cinefacta omnia : Tout fut réduit en cendres »
« Carpe diem : Pêche du jour »
« Fluctuat nec mergitur : Il tangue mais ne sombre pas »
 
Du rose au rosse
 
Philippe Chauché