jeudi 22 octobre 2015

Franck Aria dans La Cause Littéraire


« Que vienne la grande Musique, celle dont on s’éprenne, la belle, la vraie, celle de Bach à Coltrane, de Mozart, de Stravinski, de Vivaldi à Miles, cette merveille qui chaque jour promet du jouir en combattant les peines, offre du libre à penser, éveille à la pensée et au recueillement de l’être. Un chef d’œuvre ne s’épuise jamais ».
 
Le Goût du divin est le livre de ce désir, désir de musique, du divin, désir d’amour, mais aussi et c’est fort heureux désir de croiser la plume, comme l’on croise le fer avec la Réforme, le Diable et ceux qui s’en réclament.
Le Goût du divin chemine aux côtés d’écrivains vivants, qu’ils n’aient plus ouvertement donné signe de vie ne change rien à l’affaire, ils sont là, et bien là : Voltaire, De Maistre, Faulkner, mais aussi Dante, Pascal, tour à tour saisis par le divin et son art, qui n’est pas étranger à leur style – ce nectar de la pensée. Franck Aria est aussi un lecteur attentif de Philippe Sollers – La guerre du goût –, des scissionnistes de Ligne de Risque* et de Stéphane Zagdanski qui l’accueille parfois dans sa librairie**.
Il sera donc question du religieux, du divin, de sa musique, de sa joie, et de ses divines occupations, c’est l’un des enjeux du Goût du divin, qui s’emploie également à retourner Luther, comme l’on retourne une mauvaise carte.
 
« Dès son accouchement, la Réforme expulse l’art. Elle détruit orgues, statues, reliques ; elle brûle les tableaux, saccage les églises comme la Terreur deux siècles plus tard… Les calvinistes maudissent le génie qu’ils ne sauraient atteindre. Imagine le Shem, imagine le sombre Calvin arpentant les rues… sa démarche grave, son air fâché, ruminant sa rage contre les vivants, d’un œil sérieux comme celui des morts ».
 
Le Goût du divin, c’est ce que découvre Shem dont le roman est un fragment décisif de l’histoire, deux mois dans l’histoire d’un homme en devenir, sous les phrases d’Estevan et le regard amoureux d’Annabel. C’est alors que peuvent naître les phrases, son Goût des phrases : la révolution du style est en marcheRimbaud a lu la Bible, mais aussi, la félicité appartient au monde du secret, la volupté est libre pensée, ou encore, je tiens le monde à distance pour m’être présent.
Franck Aria a le Goût du divin, autrement dit du bonheur, de la littérature, de la pensée qui vagabonde et s’égare, de la musique, des villes – entre Rome et Venise –, des écrits des jeunes apôtres, de l’empreinte fraîche de la terre, des chants d’oiseaux, des pins, des herbes enfantines baignées de lumière et d’harmonies claires.
 
« L’acte d’écrire : manivelle à densifier le présent. Avant, on y est déjà ; après on y est toujours. La preuve : j’ai beau tourner la manivelle, je ne me sens pas fatigué ; comme si midi sonnait toujours. Cette impression curieuse me fait la nuit radieuse ».
 
Le Goût du divin est un roman de la renaissance, de la résurrection, par le Père et la Fille – que de beautés au monde cet automne ! – de l’attention et des intentions. Shem écoute et le roman se déroule, une parole comme un torrent, un mouvement comme une danse. Le divin s’écoute, s’écrit et se danse ! Question de style et de Goût !
 
Philippe Chauché
 
* Yannick Haenel et François Meyronnis, publiés dans L’Infini chez Gallimard
 
 

samedi 17 octobre 2015

Philippe Annocque s'invite dans La Cause Littéraire



« Pendant un instant, Liev a eu envie de demander à Monsieur Hakkell d’autres factures à recopier. Mais c’était idiot. S’il y avait eu d’autres factures à recopier, Monsieur Hakkell les lui aurait apportées avec les premières. Et puis il ne fallait pas faire ça, demander d’autres factures à recopier ; ce n’était pas son travail, à Liev ; il avait été engagé comme précepteur, c’était pour ça qu’il était venu ici ».
 
Pas Liev est un roman étrange, troublant, troublé et racé. Etrange, l’histoire de Liev, répondant à la demande d’un précepteur à Kosko, après un périple en autobus dont on ne saura rien, il arrive à pied dans ce domaine, où il pense qu’on l’attend. Région, village et domaine imaginaire, comme le sont ceux qui l’habitent, des fantômes ? Il n’y a pas d’enfants pour le moment à Kosko, Liev va donc être employé à recopier des factures. Puis on apprend au détour d’une phrase – Il est rare que la réalité coïncide parfaitement avec l’idée que l’on s’en fait – que Liev s’est fiancé avec Mademoiselle Sonia. C’est vrai qu’ils ont fait une ballade à vélo – Sonia roulait plus droit, ses genoux ne s’écartaient pas du cadre et la jupe de part et d’autre de la selle, c’était joli –, que leurs regards se sont croisés, mais nous n’en saurons pas plus.
 
Puis, Sonia s’absente pour préparer leur mariage. Mais rien de certain, rien n’est jamais sûr à Kosko et dans ce roman. Liev apprend de la bouche de Mademoiselle Sonia, qu’elle n’a pas quitté Kosko, et qu’elle souhaite faire une nouvelle randonnée à vélo – Mademoiselle Sonia l’a regardé un instant avec un sourcil légèrement levé, c’était joli ce sourcil légèrement levé. Pendant ce temps, Magda s’est occupée au plus près de Liev, sans qu’il sache vraiment pourquoi. Comme Liev, on se demande si cette troublante histoire aura son épilogue, si l’auteur, malin comme il l’est, ne joue pas tout autant avec Liev qu’avec nous. On se demande si tout cela n’est pas une plaisanteriePas Liev est un roman qui sème le trouble, qui instille un doute permanent sur ce qui s’y déroule. Le vrai se joue du faux et inversement. Alors, qui manipule qui, et qui est le jouet de qui et de quoi ? Le tout porté par un style qui joue et se joue des mots et des phrases, en les fouillant et les retournant. Qui s’amuse des répétitions, des phrases qui se répondent, qui s’éclairent et éclairent le roman. Les phrases et leur combinaison ont tant de choses à dire, et Philippe Annocque s’emploie à les faire parler.
 
« C’était bizarre, de prononcer une phrase sans ton. En général quand on prononçait une phrase, on y mettait toujours le ton. Ou plutôt, le ton s’y mettait tout seul, sans même qu’on ait besoin de l’y mettre. Il fallait le faire exprès, sûrement, pour prononcer une phrase sans ton. Et même en le faisant exprès, on n’était pas sûr d’y parvenir ».
 
A n’en pas douter, Pas Liev vient de territoires romanesques explorés et mis sous tension par Beckett, Julio Cortázar ou encore Kafka. Un pas de deux, l’un dans l’absurde et l’autre dans le réel, une petite incursion réaliste dans un monde qui ne l’est pas, et inversement. Pas Liev est un roman à l’écriture ciselée et ourlée, où chaque mot est pesé comme de la poudre d’or par l’écrivain orfèvre. Bonheur de lire, et d’évidence bonheur d’écrire pour Philippe Annocque, et de surprendre le lecteur, de l’inviter à suivre à la trace chaque geste de Liev, à écouter chacune de ses réflexions, à se glisser dans ses doutes, ses étonnements, mais aussi ses silences, jusqu’au final saisissant et glaçant.
 
« Et puis les choses sont allées moins bien.
C’était difficile de dire pourquoi, ou comment, ou même en quoi elles allaient moins bien mais elles allaient moins bien. Liev le sentait bien ».
 
Philippe Chauché
 


samedi 10 octobre 2015

Roland Barthes dans La Cause Littéraire




« Ma lettre sera donc – est déjà – un exercice quelque peu autobiographique. Vos ouvrages ont rythmé ma vie – comme celles d’innombrables autres personnes de ma génération – entre la fin de mon adolescence et la fin de votre vie : je vous ai lu, ou plutôt dévoré, au fur et à mesure de la sortie de vos ouvrages », Lettre à Roland Barthes.
 
« Oui, nous voulions nous vouer à une vie d’intellectuel et donc en grande partie immobile, sans perdre pour autant le contact avec nos corps ; nous voulions qu’un rythme de danse habite, dans l’invisible, nos poses les plus méditatives », Pour Roland Barthes.
« Le plaisir du texte, c’est ce moment où m
on corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi », Roland Barthes, « Le plaisir du texte », Tel Quel, Editions du Seuil.
 
 
 
 
Il y a un siècle naissait à Cherbourg Roland Barthes, il y a trente-cinq ans, un mois après la publication de La Chambre claire, il s’éteignait à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, après avoir été renversé par une camionnette devant le Collège de France. Cette rentrée littéraire est celle d’ouvrages qui témoignent de ce que fut l’auteur de Mythologies, de la vivacité de sa pensée d’écrivain, de lecteur – lire c’est désirer l’œuvre, c’est vouloir être l’œuvre –, de critique, de professeur, des livres qui se présentent à la  mémoire.
 
Lettre à Roland Barthes est une adresse à un mort, unique, directe, où se risque Jean-Marie Schaeffer. Adresse, à ce contemporain de sa jeunesse, qui se déplaçait de livre en livre. Ecrire à Roland Barthes, pour s’inviter dans sa propre histoire. L’auteur en se convoquant devant Roland Barthes, l’évoque en lui. Le vous de la lettre est un je, et un jeu. L’auteur ne l’a pas connu, il n’a pas été son élève, ni son disciple, mais son lecteur attentif et inventif – (adolescent) tous mes désirs passaient par des lectures ou aboutissaient à des lectures –. Un lecteur qui devient l’œuvre, selon le vœu théorique de Roland Barthes.
 
 
 
Pour Roland Barthes est un exercice d’admiration, un regard amoureux sur l’histoire d’une pensée en mouvement, d’une pensée élégamment partagée, d’une voix – empreinte d’une nostalgie du silence –, d’un rythme – qu’il puisse parler si lentement me sidérait –, mais aussi un regard porté sur la naissance de l’écoute née des séminaires de Roland Barthes – je venais d’abord pour écouter, pour apprendre à écouter, à m’écouter… –. Chantal Thomas sait ce qu’elle doit à l’auteur de Sade, Fourier, Loyola. Pour Roland Barthes est un livre du devenir, du devenir écrivain, pour l’auteur des Adieux à la reine, et par capillarité, la découverte du goût de l’intelligence, de la saveur du savoir.
 
« Parmi les choses que vous m’avez apprises, il y a celle-ci : la seule cohérence qui fasse sens est celle qui tient ensemble un texte, une augmentation discursivement développée. Exiger la même cohérence du trajet d’une vie intellectuelle – et d’une vie tout court – témoigne, selon les cas, d’une conception policière de l’individu humain ou d’une conception utopique de l’unité du moi (du « sujet », auriez-vous dit) », Lettre à Roland Barthes.
 
« Le mode d’enseignement de Roland Barthes dans les séminaires restreints correspondait aux désirs de l’éternelle étudiante, de l’étudiante entre pages et nuages… les siècles se chevauchaient, les écoles se répondaient, personne n’interdisait à Mme de Sévigné de rencontrer Virginia Woolf, ni à Sade de croiser Loyola… », Pour Roland Barthes.
 
« Le texte a besoin de son ombre : cette ombre, c’est un peu d’idéologie, un peu de représentation, un peu de sujet : fantômes, poches, traînées, nuages nécessaires : la subversion doit produire son propre clair-obscur », Le plaisir du texte.
 
Jean-Marie Schaeffer connaît Roland Barthes sur le bout des livres et des lèvres. Il n’ignore rien du structuralisme, de la linguistique, du hasard, de la cybernétique, de la forme et du sens de ce qui se dit et s’écrit, il en a même fait son miel de chercheur. Sa lettre poursuit le travail de l’auteur de S/Z, elle s’en mêle, sans s’emmêler les théories. L’auteur est un témoin indirect de ce qui n’a cessé de se jouer en ces années luxuriantes où la pensée critique flirtait avec la critique de la pensée, où les textes étaient mis à l’épreuve du doute, et parfois de la rue, où rien n’était figé, où l’intellectuel donnait à ses lecteurs le goût et le désir du romanesque, cette curiosité qui fait voir et écrire. Lettre à Roland Barthes, témoigne de cette passion du texte et de ses signes, qui conduit à la Préparation du roman.
 
Chantal Thomas témoin direct de ce temps partagé, qui conduit à l’écriture, à ce frémissement d’un commencement, à cette excitation d’inconnu, à ce plaisir partagé de la langue, nous offre là beaucoup plus qu’un exercice d’admiration et de reconnaissance, c’est un roman de la cristallisation, des mots, des regards, de la voix et des passions de Roland Barthes, du grain de la voix, au grain du roman.
 
« Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire », Roland Barthes, Le plaisir du texte.