samedi 25 février 2017

Pascal Arnaud dans La Cause Littéraire



Rencontre avec Pascal Arnaud, inventeur de Quidam éditeur, par Philippe Chauché
 
La Cause Littéraire : L’année 2017 s’annonce sous de beaux auspices, vous publiez en ce début d’année « Elise et Lise » le tout nouveau roman de Philippe Annocque (« Pas Liev » publié en 2015 a fait l’unanimité des critiques et notamment des nôtres), mais aussi « La Disparition de la chasse » de Christophe Levaux, ou encore « Le Chronométreur » du Suédois Pär Thörn, et vous annoncez également un nouveau roman de Gabriel Josipovici et de Karsten Dümmel. Des fidélités à des auteurs mais aussi des premiers romans. Ces choix, cette « politique éditoriale » sont-ils un principe que vous défendez depuis le début ? Ou bien est-ce le métier que vous pratiquez depuis plus de dix ans qui a dicté et dicte ces publications, le savoir et la saveur du métier d’éditeur ?
 
Pascal Arnaud : S’il y a un principe depuis le début, c’est d’avoir une politique d’auteurs, donc d’être fidèle à un travail spécifique qui, dès le départ, n’est pas donné comme tel. La fidélité c’est une vertu pas toujours évidente eu égard aux impératifs de l’économie de marché, mais elle est globalement là : des auteurs, pas des livres.
Reste que le mépris du marché c’est un luxe que je ne peux me permettre, tout comme de céder à la pure folie de l’art pour l’art (je ne suis pas mon propre mécène). Certes je publie Jirgl qui a toujours affiché son mépris absolu pour le marché, mais heureusement pour moi les libraires défendent sa sauvage singularité. Publier un premier roman, c’est lié à ça aussi, donner à lire de l’inédit, prendre un risque plutôt que thésauriser sur l’existant. Ce n’est pas facile. Et ça demande un plus fort engagement. J’aimerais bien un plus grand nombre de libraires plus engagés sur ces critères, mais l’équilibre d’une librairie est parfois si précaire qu’on sait qu’elle doit faire avec les conditions dudit marché, où existe assez naturellement une prime au gros ou au plus évident. L’autre principe, c’est d’essayer de tenir deux fers au feu : littérature étrangère, littérature française à parts égales. Le « métier » ne dicte rien, mes goûts, oui. Et mieux vaut que je sois surpris.
 
Comment est justement née cette aventure éditoriale ?
 
En mai 2012, avec un faisceau de circonstances intimes et une envie de faire quelque chose qui aurait du sens à défaut d’avoir des moyens. Un peu à la va comme je te pousse. Se jeter à l’eau sans trop savoir nager. Un brin présomptueux, un brin timide, un brin osé. Ensuite j’entrelace et tisse et je regarde si ça tient. Ça l’a fait et je l’ai voulu.
 
Comment se font vos choix, vos désirs de livres et d’auteurs ?
 
Certains choix se sont imposés d’eux-mêmes. Le texte au départ était une évidence : le Amor de Maïca Sanconie, Lafargue avec l’Ami Butler, Annocque avec Liquide, Decourchelle avec la Persistance du froid, Verger avec Zones sensibles, Vanderhaeghe et ses Charøgnards, Ysmal et son couple infernal, etc. D’autres se sont effectués par le biais de traducteurs, Martine Rémon pour Reinhard Jirgl et Karsten Dümmel, Michel Volkovitch pour une bonne part de la littérature grecque. Certains étaient dans ma bibliothèque attendant d’être traduits. Des rencontres, des conversations, le net et le hasard ont fait parfois le reste. Quant aux désirs, ils sont rhizome. Il y a tant de livres qui attendent d’être traduits, publiés. Comme ma pratique relève plus de l’artisanat que de l’industrie, les choses se font peu à peu, livre après livre. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a de sacrées surprises à venir. Des textes pour sidérer. Inédits, bien entendu.
 
Comment définir le métier d’éditeur, surtout quelle est votre définition ? Editer c’est avoir du style, ou faire sien celui des auteurs que l’on publie ?
 
Je suis autodidacte, je ne saurais donc définir le « métier ». Ou alors par l’origine : être éditeur, c’est avant tout être lecteur. Puis faire des choix, publier ou pas. Par passion et avec éclectisme parce que je suis lecteur éclectique et à fond dans ce que je fais. Ça ne doit constituer ni un style ni même une « ligne » éditoriale. Disons que je me suis efforcé de faire entendre des voix, d’aider à construire ou faire connaître des œuvres. Dessinent-elles un portrait de l’éditeur ? En profondeur, sans doute une sensibilité, et une intention : celle de ne pas être dans la redite, me surprendre et si possible surprendre. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne fais pas mien le style des auteurs que je publie, ils sont tous si différents !
 
Souscrivez-vous à cette idée, que vous avez un style dans l’édition, qui se vérifie à première vue par les couvertures de vos livres, leur format, la qualité de l’impression – du travail d’imprimeur, une phrase pour le définir à la fin de chaque ouvrage : « folie convexe ou folie concave, un son rond qui vient voir, flotte puis disparaît », ou encore « que la lumière noire du fêlé soit avec vous » – mais aussi par ceux des auteurs que vous accompagnez, des « feux-follets » dans l’édition d’aujourd’hui ? Leur musique propre, qui ne s’accorde pas à ce qui se publie ailleurs ? Quidam a sa propre musique, ses propres musiques littéraires ?
 
C’est aux lecteurs et aux libraires de dire s’il existe un style Quidam, quelque chose qui au fond lierait tous les livres publiés. Maintenant je ne pense pas qu’on puisse définir ce « style » à la vue des couvertures. En quinze ans il y a eu trois périodes de ce point de vue-là et trois graphistes : moi au tout début (comme catastrophe esthétique), puis Line et Marion Bataille. Aujourd’hui, c’est Hugues Vollant, avec qui je crois avoir trouvé une communauté d’esprit, une attention à ma singularité. Il s’approprie vraiment les textes. Si les livres sont bien habillés, c’est à lui que je le dois. La petite phrase qui désormais clôt chaque livre est récente. Elle n’existe que depuis septembre 2014 lorsque la maison est repartie avec Harmonia Mundi après une période où son existence relevait exclusivement de la survie. Cette phrase a signé donc un retour, puis au gré des textes produits l’état d’esprit du moment, une facétie ou en mode lapidaire un ressenti. Elle provient le plus souvent d’autres livres et d’auteurs dont je ne suis pas l’éditeur.
 
Enfin, comme nous  le disions au début de cette conversation épistolaire, cette année 2017 s’annonce sous de beaux offices, Dümmel, Josipovici, Thörn, et Annocque, en une phrase si vous aviez à définir leur style, leur manière, leur matière, leur univers, que diriez-vous ?
 
Gabriel Josipovici, que je publie pour la cinquième fois, est cet auteur dont je suis très fier d’être l’éditeur. Son œuvre est d’une qualité absolue, profonde, d’une subtilité rare, et l’homme est merveilleux. C’est simple : il est à lire. Il appartient déjà à l’histoire des lettres anglaises. Josipovici, c’est à la fois un intellectuel de haut vol et un artiste. Karsten Dümmel, c’est une affaire de fidélité entre lui, Martine Rémon et moi-même. Il écrit peu. Sa vie d’antan a nourri jusqu’alors deux romans. J’aime l’intégrité de cet homme, qui garde la mémoire de ce qu’il a vécu sans la surjouer. Et son travail de décorticage de ce que fut la Stasi est énorme. Il n’a pas été pour rien conseiller technique sur le film La Vie des autres. Et il n’est pas étonnant que son style laconique, elliptique, raconte en creux une machine à décérébrer et broyer. Pär Thörn, c’est une surprise, foldingue. Du déjanté qui dit beaucoup de notre mode de vie. Surprise que je dois à son traducteur, Julien Lapeyre de Cabanes. Une histoire de cristallisation oulipienne en quelque sorte. Philippe Annocque est à lui seul (mais est-il vraiment seul ?) une mécanique de précision dans l’écriture. Il mène au bout des projets insensés, avec comme constante une manière unique de creuser la question de l’identité sous des formes sans cesse inventives. Il n’est pas assez lu, ou mal lu, je ne sais pas. Ce qu’il fait est pourtant plutôt unique.
 


 
 
La Disparition de la chasse, Christophe Levaux, janvier 2017, 16 €
Christophe Levaux écrit au scalpel, saisit des situations réelles et follement absurdes qu’il fait flamber. Des tics et des tocs de la modernité, il fait son miel, un miel à l’acidité réjouissante. Qu’il mette un pied dans une gare d’acier et de verre – Une bonne grosse cochonnerie – qu’il croise Laurence – Très tôt déjà, elle rêvait d’avenue pavées et de talons qui font clic clic quand ils les foulent –, Jean-Pierre – Il a même pas eu besoin de taper sur le taux d’emploi, Jean-Pierre : d’autres s’étaient déjà chargés de l’envoyer paître au fond des diagrammes – qu’il se glisse dans les bureaux et les auditoriums d’universités, Christophe Levaux déchire l’état du monde. Et dans un grand éclat de rire noir, comme on le disait de l’humour, il ridiculise les bouffons qu’il croque et qui s’offrent à sa plume coupante. Ces vies terrifiantes et terrifiées – la terreur ordinaire –, ces aspirations stupides et bruyantes, ces situations loufoques et follement réelles, des terrains vagues aux terrains de vacances, ces destins échoués, naufragés, s’invitent à la manière de Thomas Bernhard, avec style et rage. Un écrivain est né, et c’est une bonne nouvelle.
 
 
 
Élise et Lise, Philippe Annocque, février 2017, 14 €
Philippe Annocque est un romancier du geste, ses romans sont des chansons (de geste), et il serait bien venu par exemple que quelques cinéastes s’en emparent, car ses personnages virevoltent et s’envolent comme dans une comédie musicale de Vincente Minnelli. Son dernier opus est une merveille, de finesse, de légèreté, de vivacité inventive – On voyait bien qu’elles allaient devenir amies, Élise et Lise. On dirait Élise et Lise, et ça leur ferait sûrement plaisir à toutes les deux, qu’on dise Élise et Lise – un roman gracieux, curieux et dansant. On imagine François Truffaut lisant ce roman et Antoine Doinel faisant la cour à Élise et Lise, à l’une ou l’autre, à l’une et l’autre. Élise et Lise réjouit par son style et ses manières gracieuses, par les champs imaginaires qu’il découvre à chaque page. Philippe Annocque nous surprend à chaque nouveau livre, inclassable, incassable et incasable, fidèle à l’imaginaire poétique, qui est sa révolution permanente. Il aime les contes, il lit des contes, ceux des frères Grimm, alors il écrit un conte – Les contes sont des organismes vivants qui vivent leur vie à travers nous – une aventure littéraire singulière, un jeu de rôles comme dans les films de Jacques Rivette Élise prend l’air. L’air prend Élise. Tout cet air, ce souffle qui la traverse. Philippe Annocque est un écrivain singulier, un peu magicien. On en veut pour preuve : Pas Liev, Quidam, Vie des hauts plateaux, Louise Bottu, ou encore Rien (qu’une affaire de regard), Quidam.
 
Philippe Chauché
 
 

dimanche 19 février 2017

Colin Niel dans La Cause Littéraire



« La tourmente.
Oui, certains disaient qu’Evelyne Ducat avait été emportée par la tourmente, comme autrefois. La tourmente, c’est le nom qu’on donne à ce vent d’hiver qui se déchaîne parfois sur les sommets. Un vent qui draine avec lui des bourrasques de neige violentes, qui façonne les congères derrière chaque bloc de roche, et qui, disait-on dans le temps, peut tuer plus sûrement qu’une mauvaise gangrène ».
 
Seules les bêtes est ce roman de la tourmente. Le roman du vent glacial qui saisit les hommes et les femmes du plateau, qui vient griffer ce territoire oublié, perdu, saisi par le givre. La tourmente des corps et des âmes est au cœur de ce roman polaire. Une femme disparaît dans la tourmente, seule reste sa voiture abandonnée, et cette étrange disparition va révéler ces vies, ces rêves, ces fantasmes qui sommeillent entre les fermes sombres et isolées, dans les ornières des chemins boueux, et dans les bergeries où se blottissent les brebis.
Les corps vont alors se livrer. Alice : Ils s’imaginent que si une histoire commence quelque part, c’est qu’elle a aussi une fin. Joseph : Il y a des jours où t’as pas envie de retourner à l’intérieur. Maribé : Si ce jour où on s’est rencontrées n’avait jamais existé, elle serait encore là. Michel : On ne disparaît pas comme ça. Pas un type comme moi. Et Armand. Seules les bêtes est leur roman, leur récit à la première personne, leurs folies, leurs envies, leurs mots qui se libèrent de la tourmente avant l’éclaircie, et la vérité, éclatante et terrifiante.
 
« Cette nuit-là, vers onze heures ou minuit je dormais toujours pas. Je me suis retourné dans le lit, j’ai sorti la tête de l’oreiller. Et je les ai entendus. Les bruits de l’armoire sous le plancher de la chambre, ils étaient là. Pas forts, assez discrets même, le bois craquait et crissait tout doucement ».
 
Seules les bêtes se nourrit des fantômes qui hantent les personnages, ces ombres qui frappent aux portes des armoires, qui se glissent entre les lignes virtuelles des écrans, ces fantômes qui descendent des forêts et de la montagne, ombres des amours perdus, des espoirs gâchés et des jeunesses dilapidées. Les corps tombent lorsqu’ils se livrent, l’amour se fait en passant, la terreur de la terre et ses rumeurs inondent les peaux, alors qu’une main anonyme tend ses pièges virtuels. Les bêtes seules semblent savoir ce qui se trame dans ces drames. Colin Niel a l’art de se glisser sous la peau frissonnante de ses personnages, dans leurs peurs et leurs folies, leurs envies et leurs rêves, de faire un roman âpre de leurs destins, et de débusquer leurs terreurs anciennes. Seules les bêtes est un roman noir de la terre, du silence des hommes et des bêtes, des frustrations, des douleurs et des joies éphémères.
 
« J’ai fait un sourire dans le vide avec cette idée que quelque chose de nouveau était en train de commencer pour moi. J’ai encore regardé mon ombre et j’ai balancé un caillou pour la provoquer, lui montrer que j’avais pas peur d’elle aujourd’hui ».
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/seules-les-betes-colin-niel

jeudi 2 février 2017

Jean-Claude Claeys dans La Cause Littéraire





Dans les années 80, c’est son imaginaire, sa plume et son crayon qui « illustraient » les couvertures des romans policiers, que publiaient les Nouvelles Editions Oswald. Une collection consacrée pour majorité aux auteurs de langue anglaise, beaucoup d’américains, quelques anglais : Helen McCloy, John Dickson Carr, Robert Bloch, Jack Vance ou encore Howard Fast et John Evans, on y trouvait également des romans noirs de Frédéric Fajardie et de Léo Mallet. On reconnaît immédiatement le style de Jean-Claude Claeys, son dessin en noir et blanc, ses visages, ses corps d’héroïnes, d’hommes déformés par la peur. Le trait est net, vif coupant comme une lame de couteau, un dessin pour une situation, très théâtralisée, une situation pour raconter un roman. En parallèle, Jean-Claude Claeys signe quelques livres scénarisés et dessinés, dont Magnum Song, Lame Damnée (avec Nolane) et La Meilleure façon de tuer son prochain (qui reprend ses fameuses couvertures), un style fait de noirs et de gris, un art de la mise en « scène » de la page, beauté du trait, richesse des combinaisons de gris, de noirs et de blancs, Jean-Claude Claeys manie à dessein les armes du dessin. Son univers doit beaucoup aux films noirs de la Warner ou de la RKO, taxis dans la nuit, rues sombres, clubs de jazz enfumés, femmes fatales, armes de poing, cris et déchirements, musiciens solitaires, c’est toujours Autour de Minuit que tout se joue.
Aujourd’hui l’artiste, le dessinateur d’exception, est loin de Paris, il ne dessine quasiment plus pour les maisons d’édition – « Peut-être est-ce mon imagination mais il me semble qu’il existait un jardin d’Eden appelé Édition » – qui l’ont semble-il oublié. Il dessine chez lui, pour lui, et photographie des plages de Camargue, des bois flottés, des couchers de soleil, qui sont autant d’incendies, des navires qui attendent qu’on les autorise à entrer au port, ses couleurs sont vives et tranchantes, ses détails précis, et il a d’évidence de nouvelles histoires à raconter.
 
La Cause Littéraire : Vous vous présentez comme un « illustrateur de romans noirs », alors comment est née cette aventure dessinée, cette passion qui vous a conduit à dessiner des dizaines de couvertures de livres policiers de la collection Le Miroir Obscur ?
 
Jean-Claude Claeys : Je me souviens que c’est le maquettiste, Marc Walter, qui me contacta pour réaliser les deux premières couvertures d’une nouvelle collection. Jamais je n’aurais imaginé que commençait une aventure qui durerait dix ans. Plus tard, Hélène Oswald m’apprit : « Il convient que j’ajoute une précision. C’est en effet Marc Walter qui vous avait contacté, mais cette demande est à inscrire dans le désir que nous avions alors, Pierre-Jean et moi, de déringardiser les couv. des collections “de genre”. A l’époque, s’agissant du policier, il y avait encore des pin-up en couleurs des années 50, tenant un flingue… ça correspondait aux titres en argot daté de la Série Noire… Parallèlement, au Miroir Obscur nous avons lancé la collection Fantastique/Science-fiction/Aventure, illustrée par Jean-Michel Nicollet. En fait, nous souhaitions avoir des illustrateurs venant de la BD à une époque où le genre explosait… Je crois que le succès de nos collections – outre, bien sûr, de bons textes – a beaucoup tenu à ce choix, qui nous a permis de toucher un public plus jeune… ».
 
Votre travail privilégie le noir et le blanc, la pointe, le trait, le gris, le noir et le blanc, des personnages typés, tout de suite reconnaissables, privés, flics, truands, femmes fatales, c’est le témoignage de vos études académiques ou de votre passion de lecteur et de spectateur de films noirs ou peut-être les deux ?
 
Dans le cadre des éditions Oswald, j’étais totalement libre de ma création. Libre, cela veut dire être responsable, c’est-à-dire être fidèle à l’auteur que l’on illustre tout en apportant une part de sa personnalité. Je crois qu’une bonne couverture est un compromis réussi entre l’univers de l’auteur du roman et l’univers de l’illustrateur. L’idée étant de réaliser un compromis entre cette œuvre et mon propre univers, tout commence par sa lecture. Car je lisais la plupart des romans, certes parfois rapidement car il y a les DEADLINES, mais toujours, et par principe : je ne crois pas que l’on puisse bien illustrer un texte dont on n’a pas pris connaissance. Dans certains cas, disons une dizaine de titres, soit parce qu’il n’y avait pas de manuscrit disponible soit parce que les délais étaient trop courts, Hélène Oswald me racontait la trame de l’histoire et me lisait des passages qui pouvaient donner naissance à une couverture. Mais cette configuration fut exceptionnelle. J’ai aussi collaboré, par téléphone, avec l’un des auteurs phares de la collection, Frédéric Fajardie. Celui-ci me suggéra des images qui lui étaient chères pour certaines de ses couvertures. Il apparaît même dans Au-dessus de l’arc en ciel.
Généralement, et plutôt que de représenter une image symbolique ou allégorique du roman, je préférais rechercher dans le texte une situation qui me plaisait à dessiner. Une fois l’idée trouvée, je faisais un croquis provisoire, puis je cherchais des modèles qui correspondaient à ma petite idée. Les séances de pose sont indispensables lorsque l’on souhaite un dessin réaliste et surtout des jeux de lumière sophistiqués. Ce sont les jeux d’ombres qui expriment le caractère des personnages. Le noir et blanc est une transposition de la réalité. J’ai été très marqué par les grands chefs-opérateurs de la Warner Bros ou de la RKO. Mais également, et je dirais par affinités électives, les directeurs PHOTO du cinéma français. Bien plus que celui d’Hollywood, c’est ce dernier qui parle à mon cœur. Je suis fasciné, émerveillé par les jeux de lumières créés par Henri Alekan dans La Belle et la Bête ou les éclairages de Philippe Agostini pour Les Dames du Bois de Boulogne. Ou bien le travail de Kurt Courant dans Le Jour se lève ou de Eugen Schüfftan sur Le Quai des Brumes. Dans cet esprit, je travaille avec trois ou quatre projecteurs et tente de retrouver ces ambiances, celles qui ont nourri mon imagination.
 
 
Parlons maintenant des décors. Pour les romans qui se passaient aux USA, je devais recourir à une documentation extérieure. Car, un peu comme Léo Malet, je n’ai jamais mis les pieds aux USA. « Votre mari a dû vivre longtemps aux États-Unis ? » demandait une américaine à l’épouse de ce dernier, s’étonnant de la grande science qu’avait l’auteur des mœurs criminelles pratiquées là-bas. « Pas du tout, répondit l’épouse de Léo Malet, le plus grand voyage qu’il ait fait, c’est Paris-Montpellier ! » Quoi qu’il en soit, je préfère cependant réaliser des repérages, ne serait-ce que pour m’aérer ! De retour à ma table à dessin, je fais un composite de toutes les images finalement retenues. Il faut avant tout voir ces petites mises en scène comme du théâtre, une composition personnelle qui prend in fine la forme d’un crayonné très élaboré. Il ne reste alors plus qu’à tremper mon pinceau dans l’encre de chine, traitée en aplats pour les ombres et les dégradés étant réalisés en frottant de l’encre sèche au pinceau. Je peux ainsi partir du blanc du papier pour aboutir à une nuance soutenue. Jadis, je mélangeais des trames mécaniques avec un traitement pointilliste. Ma technique a dû évoluer lorsque ces produits n’ont plus été distribués, remplacés par l’ordinateur.
 
Votre travail est unique dans les années 80, un artiste qui fait la couverture de romans policiers américains traduits et publiés en France, à l’époque les dessinateurs avaient leur place, vous étiez souvent sollicités. Aujourd’hui, c’est plus rare, l’image synthétique a remplacé le dessin ?
 
C’est un sujet sur lequel il m’est difficile de donner une réponse objective. A partir du nouveau millénaire, les commandes de couvertures se sont peu à peu raréfiées. Plusieurs explications me furent données par les services de fabrication. L’une d’elles était que les lecteurs ne supportaient pas qu’un illustrateur donne des personnages d’un roman une représentation trop réaliste, laquelle serait entrée en conflit avec la propre idée qu’ils s’en faisaient ! On me demanda de représenter de préférence des silhouettes de dos en balade dans des décors fuligineux. Je n’étais pas intéressé. Ou l’on me demandait de réaliser une couverture dans la nuit, pour ainsi dire à l’impromptu et surtout sans avoir lu le roman. Je n’étais pas non plus intéressé, je ne comprends pas comment on pourrait illustrer un texte dont on ne connaît pas la nature et le style, tout juste le titre. Bref ce fut un divorce à l’amiable, les éditeurs et moi n’ayant plus rien à nous dire.
Mais il s’agit d’un conflit personnel. D’autres illustrateurs ont continué à réaliser des couvertures même si, il suffit de jeter un œil sur tous les linéaires de grandes surfaces du livre, l’illustration dessinée est presque inexistante, remplacée soit par des photographies trouvées dans les banques d’images, soit par des reproductions, fragmentaires, de tableaux. Certains pensent que c’est le coût qui induit ce choix. Je pense que la rapidité dans la réponse à une demande est plus pertinente. Une illustration faite à la main demande le temps de lire le roman, puis de l’exécuter. Ce qui prend une semaine dans mon cas. Or les services de fabrication veulent, le lendemain de la commande, plusieurs projets pour présenter aux réunions. Le mieux est donc que le service fabrication aille sur Internet afin de choisir plusieurs clichés ou reproductions dans les banques d’images et les mette en page dans l’heure qui suit. Je crois que notre époque ne supporte pas les gens trop lents. Et moi je n’aime ni les contraintes, ni travailler dans l’urgence…
 
 
 
 
Vous avez signé plusieurs bandes dessinées : « Magnum Song », La Meilleure façon de tuer son prochain », ou encore « Luger et Paix » ou encore « L’Eté Noir ». Une aventure différente pour le dessinateur ? ou un prolongement de votre travail d’illustrateur pour des maisons d’édition ?
 
Il n’y a jamais eu, surtout durant toute la période NèO, de réelles frontières entre les illustrations de couvertures et mes propres histoires. Il y avait même une certaine porosité entre ces deux mondes : des personnages que j’inventais pour mes facéties personnelles devenaient des personnages de couverture. Après tout, c’était mon propre univers que je mettais en scène et une illustration de couverture est une rencontre entre le monde de l’illustrateur et celui du romancier. Je me souviens que pour mon premier album, Whiskys Dreams, je réalisais d’abord les dessins et c’est ensuite, lorsque tous ceux-ci étaient terminés, que je rajoutais un texte sous influences, rendant hommage à tous les écrivains qui avaient enchanté mon adolescence. Je mélangeais alors allégrement Dickens, Jean Ray, Oscar Wilde, JK Huysmans et Raymond Chandler. J’avoue que je prenais beaucoup de plaisir à dessiner et à écrire à cette époque car je me sentais totalement libre d’aller où je désirais, selon ma fantaisie ou mon humeur. Je n’avais alors ni éditeur ni public à satisfaire et ma seule ambition était de rêver et de tirer de mon travail le plus de plaisir possible. Lorsque l’on devient professionnel, on contracte en même temps des responsabilités. Puis le temps passe et l’on réalise que l’équilibre à tenir entre ses envies personnelles et celles des commanditaires penche de plus en plus en faveur de ces derniers !
 
Aujourd’hui quelle place avez-vous dans l’édition ? Vous vous êtes éloigné du dessin, vous photographiez la Camargue, le Rhône, les plages, en jouant là aussi sur un fort contraste de couleurs, pour en tirer un ouvrage un jour ?
 
Avec les années, j’ai perdu le contact avec le monde de l’édition. J’ai vécu la transition où les directeurs de collection laissaient la place aux commerciaux. Peut-être est-ce mon imagination mais il me semble qu’il existait un jardin d’Eden appelé Édition. C’était un monde très hiérarchisé où, cependant, tous les corps de métiers étaient respectés. Souvent les élus commençaient à la base, gravissaient les échelons et, la quarantaine venant, ils accédaient à la direction littéraire ou artistique, sachant ainsi tout, par l’expérience, sur leur galaxie. Le jour de leur intronisation, les élus recevaient les habits de leur sacerdoce : le Loden. Leurs journées étaient réglées selon un rituel immuable et débutaient, selon leur obédience, par le petit déjeuner au Flore ou aux Deux Magots. Les croissants de ces bonnes maisons sont d’ailleurs ma madeleine de Proust ! Le monde de l’édition occupait, à cette époque, un périmètre très délimité qui allait de la rive gauche jusqu’au boulevard du Montparnasse. Quant à la ligne est-ouest, elle était tenue par le Jardin des Plantes et la Gare d’Orsay. Aucun éditeur ne pouvait espérer prospérer ailleurs. Les coursiers, conscients de leur sacerdoce, se refusaient à aller au-delà de ces frontières. Vint hélas le temps des grands conglomérats éditoriaux et la confrérie se disloqua : celui-ci prit l’exil vers le quai de Grenelle et cet autre s’échoua place d’Italie. Qui désire vivre dans de tels endroits ? Certainement pas les anciens responsables avec lesquels j’avais travaillé tant d’années et qui prirent leur retraite. Il m’a semblé que c’était une bonne idée même si je n’avais pas encore l’âge, mais comme l’écrit Marguerite Yourcenar : « Il ne faut pas pleurer pour ce qui n’est plus mais être heureux pour ce qui a été ».
 
 
 
Ah oui ! la photographie ! Je trouve que c’est une forme d’expression à l’opposé du dessin. Je m’explique : une illustration (je parle dans mon cas) commence par une idée que l’on met ensuite en scène. On cherche les modèles, les décors réalisés à partir de repérages, les costumes. C’est un travail long mais dont on maîtrise tous les aspects. Le résultat final est pratiquement certain et si l’idée est bonne, le résultat est là.
Une photographie de paysage, c’est tout le contraire. Certes on se renseigne sur les conditions météorologiques, on choisit son lieu dont on connaît la position du soleil selon la saison, mais on ne maîtrise rien. Le miracle se produit ou non, mais ce n’est pas de notre propre volonté. C’est cette part d’incertitude qui en fait tout le charme. Quelque chose dont on est certain perd beaucoup de son mystère ! J’imagine que c’est aussi une forme de paradoxe : j’ai passé ma jeunesse enfermé dans l’ombre dévote d’un STUDIO et à réaliser des dessins en noir et blanc. Aujourd’hui je gambade sur les grandes plages de sable de La Gracieuse, de Piemanson, des Saintes Maries ou de L’Espiguette à la recherche de La Lumière Idéale. C’est peut-être un chemin initiatique, finalement !
 
Philippe Chauché