dimanche 21 décembre 2014

Philippe Annocque dans La Cause Littéraire





« Donc, si j’ai bien compris le programme, dans dix jours, je meurs ».
 
Le narrateur de cette fiction échevelée change de peau, de sexe et passe de vie à trépas avec une facilité déconcertante. Tout est follement sérieux et sérieusement décalé dans cette Vie des hauts plateaux. Chaque petite histoire tient dans un mouchoir de poche. Chaque courte excursion romanesque est comme la pièce d’un puzzle qui se suffit à elle-même, même si rien ne nous empêche de vouloir lui trouver sa place dans le tableau général et méticuleux de la fiction, car toutes se répondent et s’emboitent. Philippe Annocque fourmille d’idées et de projets pour ses personnages mouvants. Idées et projets qu’il prend à la lettre et met en œuvre en deux phrases trois mouvements. Pas étonnant que cette fiction assistée soit née sur son blog, au jour le jour. A chaque jour suffit son histoire, d’où quelle vienne, très conscient de n’être pas à moi seul l’auteur de mes livres (se croire complètement l’auteur n’est à mes yeux qu’une illusion)*. Il s’en joue et en joue, qu’il aille à la pêche, qu’il meure, qu’il se marie, ou qu’il fasse un enfant à sa nouvelle épouse. Tout n’est que jeu, jeu du réel et de l’absurde.
 
« Il faut le savoir : quand on a une casquette, c’est pour la vie. On fait son sport avec. On nage avec. On dort avec. On prend sa douche avec. On fait l’amour avec. On meurt avec.
Je parle de casquette parce que j’en ai une ; mais avec un chapeau melon, c’est pareil ».
 
Philippe Annocque joue à cache-cache avec le réel qu’il imagine sous l’éclairage à la fois de l’Oulipo et du Surréalisme, dans ce que ce dernier a de plus réjouissant, son humour noir. On ne peut s’empêcher de voir dans ces histoires minuscules des matières en fusion, des exercices littéraires joyeux et décalés, à la manière des Papous dans la Tête, mais sous ces transformations à vue, sous ces brillantes esquisses loufoques se cachent également des tensions plus profondes qui hantent le(s) narrateur(s) de cette Vie des hauts plateaux.
 
« Ma précédente femme était noire. Bien sûr, que je l’avais choisie pour sa couleur (et puis aussi, et surtout : parce qu’elle passait par là, évidemment). Je voulais voir si nous aurions des enfants vert foncé, pour changer. Et bien non : ils étaient soit noirs comme elle, soit vert clair comme moi. C’est comme ça que ça marche. J’ai du renoncer à avoir des enfants vert foncé ».
 
Philippe Annocque est un fabuliste, qui écrit dans une langue souple et simple, avec la simplicité de l’évidence*, et qui a un sens aigu de la chute et de la tragi-comédie, j’ai l’impression que nous vivons pris dans un perpétuel hiatus entre l’évidence et l’opacité du monde, et c’est quelque chose de cet ordre que je souhaite faire sentir*. Les situations qui alimentent ses histoires sont fantomatiques, étranges, surprenantes, troublantes, follement drôles, comme saisies sur le vif d’un réel irréel, reflétées dans un miroir qui a réfléchi à deux fois avant de renvoyer leur image, comme dans les films de Buñuel.
 
Après La vie mode d’emploi, la voici venue des hauts plateaux, un exercice d’équilibriste qui a le bon goût de ne pas se prendre au sérieux.
 
« Finalement je ne suis pas mort. La vie s’est arrêtée avant ma mort. Deux jours avant ma mort pour être précis ».
 
* l'auteur à son éditeur
 
Philippe Chauché
 
 

dimanche 14 décembre 2014

Dubuffet - Moreau dans La Cause Littéraire


« … voilà des siècles (des siècles elliptiques) que mes mots bégaient “peinture”, “peinture”. Je pense cette fois que c’est la vôtre qu’ils voulaient dire. Une couleur, une forme qui soient tribales, tripales, qui résument avec des dévergondements, des commencements de gâchis rattrapés par le feu, la torture nue du destin », M. M. à J. D. 23 février 1969.
 
« Votre lettre tournoyante et trépidante comme un vol de papillon dans le rayon d’un phare. C’est la danse du oui-non, de la visée-vision, de l’ébullition gelante. Votre lettre jaillissante en figure d’éruption, d’explosion. Je suis grandement touché de l’affection qu’elle me manifeste », J. D. à M. M. 8 avril 1969.
 
Après Personne n’est à l’intérieur de rien (Jean Dubuffet, Valère Novarina) recensé ici même, voici un nouvel opus de correspondances entre le peintre et un écrivain. Marcel Moreau, auteur des hauteurs, écrivain du risque permanent, de la mise en danger de la phrase et du corps. Ma main qui éprouve la chaleur de mon corps en mesure à la fois la finitude et la toute-puissance (Les arts viscéraux).
 
Les deux artistes vont échanger une soixantaine de lettres de 1969 à 1984, des lettres qui circulent comme du sang dans les artères du temps, au rythme des publications et des expositions. Lettres admirables d’admiration réciproque, lettres vives et précises, lettres de feu : vous enflammez tout sur votre vaillant passage, vous donnez à la vie son sens et son éclat, Mon adhésion à vos griffures, à vos nervures, à vos cassures, lettres de résistance aux têtes molles, lettres d’énergie vitale, car l’art est là, dans chaque ligne échangée, brut, vivant, survivant, résistant à la pensée mortifère.
 
« Lorsque je pense à votre œuvre en expansion permanente (verticale, horizontale, oblique, giratoire), mon enveloppe mentale se dilate », M. M. à J. D. 24 novembre 1971.
 
« Mon violon se réjouit très fort de rencontrer si enflammé archet », J. D. à M. M. 26 novembre 1971.
 
Jean Dubuffet, peintre des empreintes et des monolithes n’a cessé de correspondre avec des écrivains qui ont croisé son destin d’artiste en mouvement perpétuel : Raymond Queneau, Claude Simon, Witold Gombrowicz, Alexandre Vialatte : le jardinier du Grand Magma, Jean Paulhan, Gaston Chaissac, le peintre de la Neuve Invention, attentif au vif du sujet et aux hasards objectifs, au Drame de la vie Je vous ai envoyé cet été au moins 83 pneumatiques mentaux, 42 lettres télépathiques et 21 cartes en pensée… (Valère Novarina), et aux frissons des arbres : vos forêts sont entrées en moi par les racines(Marcel Moreau).
 
« J’admire très fort l’ardeur qui flamboie dans votre pensée et la prodigieuse mise en œuvre du langage qui la véhicule », J. D. à M. M. 8 mai 1979 à propos du Discours contre les entraves.
 
« J’ai un jour rêvé que je faisais un livre avec vous. Moi le texte, vous les dessins. Vous les dessins, moi le texte », M. M. à J. D. reçu le 16 novembre 1979.
 
Ce livre rêvé ne verra jamais le jour, le peintre est occupé à de petites peintures (où plutôt des assemblages de morceaux découpés dans les peintures) qui ne peuvent déboucher sur un livre, puis à sa biographie. L’écrivain ne cesse d’écrire, d’être publié et parfois refusé, sans jamais se départir de son être écrivaindans le déploiement des espèces langagières en liberté. Les deux artistes réunis par leur farouche opposition à l’asphyxiante culture.
 
Philippe Chauché
 


vendredi 5 décembre 2014

Du Chambon dans La Cause Littéraire





" En regagnant le parking, il souriait. Il se sentait comme un passager clandestin. Qui aurait pu devenir ? Yugurthen Saragosti, juif et berbère, inspecteur de police au commissariat du 1er arrondissement, suivait les préceptes des sages ismaéliens, et d’un groupe de prière animé par des soufis. Parfois même, déguisé, il se rendait à la mosquée, pour garder le contact. Et d’autres fois il se rendait à la synagogue. Certains jours, Dieu était là ».

La littérature noire est toujours une question de style, de personnages et de langue. Marseille et Paris en savent quelque chose. Elles ne s’opposent pas seulement sur les terrains de football – le style, sur le climat, le mistral affute l’imagination, le soleil la fixe. Mais aussi sur le territoire des opérations, enquêtes, meurtres, vols, truands, dealers et flics – la langue. Marseille ou la démesure des règlements de compte, vieux souvenir de la French Connection, comme si parfois les voyous se prenaient pour des personnages du Parrain, de la folie, qui est tout sauf douce, dans la violence mafieuse. Dans les années 90, Montale ne pouvait opérer et rêver qu’entre le Panier et le Vieux-Port.
 
Yugurthen, nouveau venu dans le paysage, se glisse dans son ombre, protégé par Notre Dame de la Garde, et un maître Soufi. Izzo, à son corps défendant est devenu la statue du Commandeur du polar marseillais, Chambon le sait, mais il a le talent de s’en éloigner d’un coup d’aile, comme une mouette de la Pointe Rouge, sans jamais le perdre de vue. Yugurthen est un flic presque comme les autres, armé et souriant, têtu et drôle, colérique et stratège, un flic qui ne s’en laisse pas compter, il a la loi pour lui, mais aussi le style et la langue.
 
« D’où peut parvenir une idée de génie ? On prend son temps, on laisse vagabonder sa pensée : on est choisi, on ne choisit pas ; on ne cherche pas, on trouve, selon le célèbre mot de Matisse que Picasso prétendait sien ; on se laisse dériver, glisser, partir au fil de l’eau. Les poètes le savent. Les autres gens le savent moins ».
 
Yugurthen va se laisser glisser au fil de l’eau de l’enquête sur la mort violente de Sadak. Un Maghrébin retrouvé près des Arnavaux, peu d’indices d’entrée de jeu, mais petit à petit un écheveau de signes et de personnages : une carte postale ancienne de Marseille, un certain N2C, monsieur Je-Sais-Tout de la pègre locale, un vrai faux poignard Corse, un dealer, un notable, un flic véreux, un faux témoignage, une prostituée. Des pistes qui se croisent, et s’entremêlent, des mensonges et des aveux qui se tissent et débouchent sur des éclaircies et sur Mélodie qui va en quelques regards mettre en musique la nouvelle vie de Yugurthen.
 
« Le mois de septembre venait de s’ouvrir, tout chaud, et Marseille s’éveilla, encore toute chaude et duveteuse du sommeil de l’été. Yugurthen se sentait heureux, content, prêt à parcourir les cieux de Provence en Deltaplane ».
 
Bertrand du Chambon déploie son roman avec le talent d’un joueur de poker, prenant le temps de dévoiler une à une les cartes qu’il tient en main, les pires comme les meilleures, et son intrigue blanche et noire tient dans ce dévoilement, jusqu’à la mise sous les verrous du meurtrier de Sadak, du moins de celui qui s’en accuse. Yugurthen n’est dupe de rien et de personne, même s’il se fait parfois rouler dans la farine, il ne s’en laisse pas compter, et se prend souvent très au sérieux, en flic lettré certes, mais en flic sans fard.
 
« – Mais qu’est-ce que j’ai fait pour que vous me… ?
– …Me haïssiez ainsi ? Justement, tu ne m’as rien fait, mais je te déteste. Je hais les dealers. Vous attirez les minots dans la poudre et vous les tenez comme un poussin dans la pogne du chasseur. Vous niquez leur vie jusqu’à l’os ! Pour moi, vous êtes pires que des pointeurs car, eux, ils niquent les gosses qu’une ou deux fois ! Vous, les dealers, vous niquez les gamins pour la vie ».
 
La littérature noire marseillaise peut donc compter sur un nouveau flic, même si à la fin du roman, il prend le large, elle peut compter sur un flic de l’entre deux, entre les deux rives de la Méditerranée, entre vérités et mensonges, passions et justice, un flic presque comme les autres, comme Marseille est une ville presque comme les autres.
 
« Le soleil n’avait pas trop voulu s’attarder sur Marseille. A peine le port et les gros chats blancs et noirs que figuraient les ferries se furent-ils réchauffés sous ses rayons bienfaisants qu’il s’en fut, sans doute pour assécher l’Afrique de l’Est et autres contrées bénies. Le soleil brille où il veut, songea Volpellio ».
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/yugurthen-bertrand-du-chambon