samedi 30 juin 2018

Roland Jaccard dans La Cause Littéraire




« L’affaire est entendue : je suis le fils – illégitime, bien sûr – de Louise Brooks et de Cioran. L’actrice américaine et le volcanique Roumain partageaient la conviction que la création est une aberration, la procréation un crime et la concision un devoir ».
 
Roland Jaccard a de qui tenir, de Cioran et Louise Brooks, mais aussi d’Arthur Schopenhauer, de son cousin Schnitzler, de George Sanders – Mémoires d’une fripouille –, ou encore de Clément Rosset et Richard Brautigan. Il a parfois écrit sur eux, quand il ne les a pas édités, du temps où il dirigeait « Perspectives critiques »aux Presses Universitaires de France. Penseurs et tueurs est un essai des extrêmes, comme on le dit d’une course en très haute montagne, alors face au danger, au risque de chute, d’avalanche ou d’étouffement, le suisse amateur de tennis de table éclate de rire, comme s’il disait, même si tout cela n’a aucun sens, on ne doit pas se priver d’en rire.
 
 
On pourrait d’ailleurs, sans peut-être qu’il s’en offense, le qualifier de nihiliste rieur, d’exilé des palaces, de théoricien des piscines, de vidéaste amateur du Flore, ce qui l’oppose à jamais aux philosophes des bacs à sable, qui peuplent les plateaux de la télévision. Sur les cimes de ce petit livre net et concis, il croise Cioran, Michel Foucault – il offre l’un des plus beaux portraits jamais lus du philosophe de Histoire de la sexualité, vibrant hommage à un penseur à l’oreille fine et à la langue souple et simple : « La plus belle chose qu’on puisse offrir aux autres, c’est sa mémoire », Serge Doubrovsky, Brigitte Bardot, Oscar Wilde, et un certain Roland Jaccard. Sa fantaisie : faire bref, court et tranchant, comme la vie finalement, sans jamais perdre de vue que « Vivre, n’est-ce pas faire comme si l’on vivait ? » et avec style, cela va de soi.
 
 
 
 
« De cette conversation, je ne retiens qu’une phrase, mais qui vaut tout l’or du monde : “J’ai été victime, me dit-elle, d’un léger accident”. Inquiet, je l’interroge : “De quel ordre ?”. “Le pire qui soit, me répond-elle en souriant, un accident d’amour-propre”. Je n’ai pas cherché à en savoir plus. Sans doute lui a-t-il manqué les vingt gouttes de narcissisme qui nous permettent de faire face aux affronts du quotidien ».
 
Roland Jaccard  se définit comme un salaud sympathiqueun salaud d’une incurable élégance, on veut bien le croire sur parole, comme l’on croit Cioran à la lettre. Dans Penseurs et tueurs, Roland Jaccard prend tout à la légère, avec l’élégance naturelle d’un naufragé amusé, qui attend sur la berge des pillards affamés et armés, et qui fixe son bateau en train de couler. L’écrivain ne manque ni d’aplomb, ni d’humour. Il fréquente de talentueux ancêtres – Marcel Proust et son éloge du voyou, La Fêlure de Fitzgerald, une promenade avec Fernando Pessoa, quelques mauvaises pensées des deux Arthur, Schnitzler et Schopenhauer –, mais aussi des contemporains stylés – les dîners chez Cioran, l’amitié de Michel Foucault : dès lors qu’on écrit simplement on passe en France auprès des intellectuels pour un benêt, les éclats d’auto-friction de Serge Doubrovsky –, avec à chaque fois cet art singulier de saisir en deux phrases un état vacillant, une chute annoncée, un suicide retardé, un éclat de rire dévastateur, et surtout une vive passion pour l’écriture au vitriol qui enflamme ses petits livres.
 
« Egoïste, oui je l’étais. Et férocement. J’ai vécu selon un seul principe : le principe d’indifférence. Il m’a épargné bien des maux. Mais force m’est d’en convenir, à regret d’ailleurs, ce principe ne suffit pas à remplir une vie. Je ne saurai de quelles extases il m’a privé ».
 
Philippe Chauché
 
 

lundi 11 juin 2018

Philippe Lançon dans La Cause Littéraire

 
 
 
« Lorsqu’on ne s’y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive. Ce n’est pas seulement l’imagination qui est dépassée par l’événement ; ce sont les sensations elles-mêmes. J’ai entendu d’autres petits bruits secs, pas du tout de bruyantes détonations de cinéma, non, des pétards sourds et sans écho, et j’ai cru un instant… mais qu’ai-je cru, exactement ? ».
 
Tout bascule ce 7 janvier 2015 vers 10h30. Deuxième épisode d’un feuilleton islamiste morbide, d’une trajectoire nihiliste. Tout bascule dans la salle de rédaction d’un journal satirique, où s’invitent comme le diable deux hommes en noir, « lourdement armés ». Un carnage devait avoir lieu, et il eut lieu. Charlie Hebdo devient le lieu de la dévastation annoncée. Le Lambeau vient de là, de cette zone où s’est imposé le désastre islamiste – Les morts se tenaient par la main. Le pied de l’un touchait le ventre de l’autre, dont les doigts effleuraient le visage du troisième, qui penchait vers la hanche du quatrième, qui semblait regarder le plafond, et tous, comme jamais et pour toujours, devinrent dans cette disposition mes compagnons. Le Lambeau est le récit – l’art de voir, de se souvenir et l’art d’écrire ce que l’on a vu, entendu, senti, vécu, rêvé – d’un chemin de croix inversé, de la mort à la résurrection, des ténèbres à la lumière, de l’effroi à une nouvelle vie.
 
Le Lambeau est aussi le roman de la reconstruction d’un visage, d’un lent passage d’une rive à l’autre, vers la renaissance des chairs, ce qui pourrait être une belle définition de l’Art des Lettres. Les jambes noires tournent comme des vautours, mais Philippe Lançon est vivant.
 
« Je n’ai pas vu Honoré, qui était pourtant mort quasiment sur moi. Je n’ai pas vu Cabu, dont le corps était cependant sous moi. Mais j’ai vu Tignous, allongé sur le dos, le visage un peu jaune autour de ses lunettes, les yeux clos, semblable à un gisant. Je n’ai pas vu le stylo planté entre ses doigts, j’étais aimanté par son visage et j’ai senti, là, par-dessus lui, la solitude d’être vivant ».
 
Ce 7 janvier 2015 vers 10 heures 30, Philippe Lançon reçoit une rafale dans le visage. Il ne se transformera pas en masque de fer, mais en regard de vie. Il va se reconstruire sous haute protection policière – L’un d’eux est entré dans ma chambre et m’a dit : « Ma femme prie chaque jour pour vous » –, des anges vont veiller sur lui, chaque jour, chaque nuit, durant des mois, à la Pitié-Salpêtrière, puis à l’hôpital des Invalides, lieux de résistance, de résistance à la douleur, à la chute et à l’oubli. Philippe Lançon va revivre sous la protection des infirmières et des chirurgiens, des internes, de son frère et d’amis de passage. Philippe Lançon va vivre les quatorze stations de ce chemin de vie, qui mène à la renaissance et non à la mort, comme le souhaitaient les hommes en noir. Le lambeau nous fait voir et entendre ce que vit Philippe Lançon chaque jour, protégé des orages par les hommes en blanc et en bleu, et par des écrivains complices, des musiciens et des feutres de couleur, le chemin caillouteux qu’il emprunte pour se sauver. Il va mettre de la couleur dans les notes qu’il écrit, y glisser la précision amoureuse d’un rescapé, la profonde reconnaissance d’un miraculé. Le Lambeau se dessine jour après jour dans la souffrance, s’éclaire de cette légèreté admirable, d’une force intérieure, d’un art de revivre et donc d’écrire, qui rayonnent de lignes en lignes.
 
« L’attentat s’infiltre dans les cœurs qu’il a mordus, mais on ne l’apprivoise pas. Il irradie autour des victimes par cercles concentriques et, dans des atmosphères souvent pathétiques, il les multiplie. Il contamine ce qu’il n’a pas détruit en soulignant d’un stylo net et sanglant les faiblesses secrètes qui nous unissent et qu’on ne voyait pas ».
 
A quoi reconnaît-on les grands écrivains, les grands stylistes ? A leur précision chirurgicale, à la rapidité, la justesse du geste bien fait – écrire comme un chirurgien répare, écrire comme l’on sauve une vie, sa vie. Les grands stylistes sont des orfèvres, des archéologues, des orpailleurs, qui écrivent sur le motif, au-dessus du volcan. Les grands écrivains sont des voyants, les mauvais des voyeurs irrigués de pathos. Le Lambeau est le Livre qu’il fallait écrire après la tuerie, après les tueries, un récit étourdissant, admirable par la justesse de ton, la rigueur, l’éclaircie qu’il fait voir, les portraits de policiers, de patients, de médecins qu’il dresse. Le Lambeau est un très grand livre comme l’on dit un très grand homme, un livre qui sauve. Les tueurs et leurs admirateurs doivent s’en mordre l’âme, eux qui écrivent comme ils vivent, dans la lourdeur et la haine.
 
Philippe Chauché
 

samedi 9 juin 2018

Saleh Diab dans La Cause Littéraire




La Cause Littéraire : Votre anthologie vient à point nommé, alors que la guerre, la torture, la folie ne cessent de s’inviter, alors que la Syrie est en train de disparaître en tant que pays, alors que cette science luxuriante, inventive et vagabonde qu’est la poésie n’a point de place, vous ouvrez le livre de la poésie contemporaine, de la poésie vivante, qui résiste par sa présence riche et complexe, par sa liberté libre. D’où vient ce projet ? Et pourquoi maintenant ?




Saleh Diab : La bibliothèque francophone manque de livres qui traitent de la poésie arabe classique à l’exception des odes (al-Mu’allaqât) dont il y a plusieurs traductions, mais il n’existe pas une seule traduction complète des poètes qui ont écrit ces odes. De même aucune œuvre complète d’un seul poète Omeyade, Abbasside et de l’époque Andalouse non plus n’a été traduite en français. Comment expliquer cela ? Les chercheurs et traducteurs n’étaient–ils pas intéressés par mille ans de poésie arabe ? Il n’existe pas une seule anthologie de la poésie arabe classique dans la collection de La Pléiade.
La poésie traduite de l’arabe a toujours été la matière d’études sociologiques, politiques, militaires ou bien une donnée exotique de l’Orient mais n’a jamais eu le statut d’une œuvre de création associée à une civilisation. On trouve certains écrits, traduits en français, de ceux que l’on a appelés les soufis, comme al-Hallaj, Ibn al Faridh, al Sohrawardi, qui sont en fait les dissidents des systèmes religieux et politiques, les deux étant indissociables à ces époques, omeyade et abbasside. Précisons que ces soufis ne se prétendaient pas « poètes », ne s’autoproclamaient pas « poètes » parce que leurs textes étaient indissociables de leur pratique de vie. Si ce phénomène de non traduction a eu lieu pour la poésie classique, qu’en est-il de la poésie arabe contemporaine ? Les poètes arabes qui ont appartenu aux mouvements de la poésie arabe contemporaine ou qui ont initié ces mouvements ne sont pas traduits, hormis Adonis. Il existe aussi quelques choix de poèmes  très restreints ici et là (chez Orphée/La Différence, Fata Morgana et Sindbad, Verticales, Fayard). Face à ce quasi désert, j’ai rêvé de donner à lire la poésie arabe contemporaine à travers ses courants, ses écoles, ses mouvements aux lecteurs français. J’estimais que c’était mon devoir parce que, issu du laboratoire de poésie arabe contemporaine, j’entretiens un rapport étroit avec ce mouvement, ces courants, ces débats sur la poésie, avec tout ce qui concerne la poésie arabe des années 80-90, tout ceci étant lié à la poésie des années 50-60, aux mouvements, aux écoles. J’ai moi-même beaucoup écrit sur la poésie arabe contemporaine dans la presse littéraire, dans les années 1990-2005.



Dernièrement mon projet d’anthologie a rencontré le désir d’un éditeur. Il se peut que les événements tragiques se déroulant en Syrie aient joué un rôle, de par leur brûlante actualité, dans cet intérêt pour la poésie syrienne. Mais je précise que ma motivation n’a jamais été politique dans le sens idéologique. L’anthologie est un livre à la structure élaborée parce qu’il a été conçu d’une manière qui permet de découvrir les courants essentiels du mouvement moderniste arabe à travers les poètes syriens qui y ont joué un rôle majeur. L’anthologie montre aussi l’influence de la poésie du monde occidental sur ces mouvements de la modernité arabe. Cette anthologie n’a pas pour thème l’exil, la liberté, la révolution, les réfugiés, les droits de l’homme, etc. Etre victime ne fait pas de quelqu’un un poète. Les slogans ne forment pas une œuvre poétique, ni même un seul poème. On peut dire qu’il existe en ce moment une confusion totale, largement entretenue, entre idéologie et poésie. Hors de toute polémique politique, il n’existe qu’un seul poète syrien à Paris, Adonis, deux autres, Luqman Dayrakyi et Umar Qaddur, vivent en province. Tous trois figurent dans l’anthologie.
Or, ces temps-ci, ce que l’on peut lire en France sous le label de « poésie syrienne », ce sont des écrits de propagande ou des banalités, d’une médiocrité absolue, dont les auteurs ne représentent rien dans la littérature de leur pays. Ces écrits sont relayés par tous les médias sans exception, y compris les médias « culturels », et une énorme publicité est faite à ces auteurs, récupérés à des fins politiques et idéologiques. C’est une grosse machine de propagande à laquelle participent toutes les institutions, notamment culturelles (éditeurs, festivals, associations de réfugiés, télévision, radio etc.). Cette littérature est un faux, fabriqué par les médias et probablement par la diplomatie, je pense au rôle que jouent les responsables culturels en place à Damas en soutenant les Syriens proches du régime, lesquels ont toujours entretenu des liens privilégiés avec la France. Ils sont rapatriés ici comme représentant la littérature syrienne, reconvertis en hérauts de la « révolution », ce qui est une mystification. J’y vois une signification hautement politique et historique compte tenu du rôle qu’a joué la France en Syrie. Quoi qu’il en soit, les poètes de mon anthologie n’ont pas besoin de moi pour être reconnus, ils le sont depuis toujours dans le monde arabe. Ce qu’il fallait, c’était leur donner une existence ici où ils sont totalement méconnus.
Bien que la poésie se range toujours aux côtés de la vie, elle la recrée dans l’imaginaire, et le poète est celui qui transforme la vision en une vue et la vue en une vision dans son poème. Cette anthologie cherche à présenter la poésie syrienne contemporaine à travers ses représentants les plus éminents, dans les champs de l’écriture de la poésie, de la traduction et de la théorie. On dit que la poésie est pour les Arabes le Diwan dans lequel on trouve tout ce qui les identifie, leur conception de l’amour, de l’amitié, de la beauté, de la vie…
Ces poèmes sont l’image de la demeure qui abrite l’intimité des gens qui ont vécu dans cette Syrie, entité territoriale fabriquée par les Français. Je voulais conserver l’image de cette demeure. Le poète se concentre sur des critères de l’humain qui sont illimités. Lire ces poèmes ne relève pas de la pensée pure ou d’une réflexion philosophique intellectuelle, mais reflète l’esthétique de l’œuvre poétique et sa relation avec le sujet et le monde, voire la célébration de l’immensité de l’être humain. En cela réside l’aspect actif de la création. Et c’est ce que l’on peut sauver de la Syrie.
Et comment les avez-vous choisis, qu’est-ce qui a conduit, éclairé votre démarche ? Si l’on parle d’admirations et de passions, vous accepteriez ces deux mots ?
Devant ce manque considérable de références dans la bibliothèque française, et il en est de même en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, dans tout le monde occidental, le travail sur ce sujet devient stimulant. La difficulté est un défi à relever. Nous avons un patrimoine dans la poésie contemporaine. J’avais envie de faire un livre pour le lecteur spécialiste comme pour le simple amateur de poésie grâce auquel celui-ci peut avoir un aperçu des courants et des singularités poétiques à travers ces représentants. Je voulais présenter les modèles les plus actifs dans le mouvement de la poésie arabe contemporaine des années 40 à nos jours.
J’avais envie de faire un collier de perles qui serait mon collier à moi en choisissant les perles une par une à partir d’une corbeille remplie de perles dont je connais la source.
Ma publication dénonce de fait les fausses perles répandues ici, masquées derrière des slogans idéologiques et publicitaires car il s’agit de marketing.
Pour structurer l’anthologie j’ai fixé des limites basées sur les courants esthétiques qui ont agité la modernité de la poésie arabe. Je me suis laissé guider non pas par le temps horizontal, mais par le mouvement des transformations radicales qui ont frappé la poétique arabe et se sont révélées à travers des cercles littéraires qui ont donné des modèles avant-gardistes, devenus des maillons dans l’histoire de la poésie arabe contemporaine.
J’ai commencé par la première modernité, celle de la ville d’Alep, avec ses deux branches, soufie et surréaliste, et ses deux pionniers Khayr ad-din al-Asadi et Urkhan Muyassar, et j’ai terminé sur le Forum littéraire des jeunes écrivains de l’Université d’Alep (années 80-90). Entre les deux extrémités, il y a eu la deuxième modernité, les poètes de la revue Sh’ir (1957-1964). Je ne me suis pas arrêté sur la poésie porteuse de messages politiques, propagée après la défaite de 1967 face à Israël. Cette poésie n’a pas laissé de trace esthétique, se résumant à de la communication.
J’ai considéré que le premier recueil du poète irakien Salah Faïk, publié à Damas, a produit l’effet d’un bouleversement esthétique. Il a été suivi par la publication de plusieurs recueils de jeunes poètes syriens qui célébraient la vie quotidienne dans ses détails et s’éloignaient de la poétique métaphysique et visionnaire de la revue Sh’ir.

L’anthologie rassemble les poètes les plus expérimentateurs qui ont cru à l’identité mouvante du texte poétique et sont parvenus, chacun à sa manière, à créer une langue dans la langue. Tout au long de leur parcours, ils ont posé des questions sur la définition de la poésie et sur ses outils, la relation entre le poète et soi, le monde et la langue, et le patrimoine. Ils ont dialogué avec les générations précédentes et contemporaines, ils ont fait entrer les accomplissements esthétiques de leurs prédécesseurs dans le tréfonds de leurs poèmes. D’autre part, leur expérience personnelle a été centrale dans leur poétique.
J’ai choisi les poèmes qui à mon sens répondaient à la mission de faire entrer la lumière dans le monde, et les poètes qui construisent des cathédrales dans l’esprit, comme pour flotter sur des ailes blanches au-dessus de l’immensité des neiges. Ainsi s’accomplit l’universalité du temps et de l’espace humains dans chaque poème. J’ai écarté les fantaisies du type ornements, décorations, et j’ai gardé les poèmes où l’imaginaire est fécond, illumine le plus profond de l’être, dans une quête de la substance humaine. J’ai rejeté les poèmes thématiques car la poésie ne s’inscrit pas dans des thématiques mais elle fait advenir le réel absent. Par conséquent j’ai élu les poèmes qui emportent le lecteur, les poèmes qui baignent le lecteur de silence, paix, sérénité et délicatesse, où les mots eux-mêmes ne sont plus entendus car ils jettent le lecteur dans le palais de l’esprit profond. J’ai cherché les poèmes vivants qui accueillent le lecteur comme un ami à la maison. Les poètes y saisissent l’étincelle de l’éternité ; le monde extérieur et le monde intérieur deviennent un. Les poèmes que j’ai choisis sont ceux dont la rigueur et la précision de la construction n’empêchent pas l’eau de couler, ne nous empêchent pas nous non plus d’en entendre le chant. Je n’ai choisi que les poèmes dont j’entends la pulsation.
Votre Anthologie s’ouvre sur un poète, dont nous ignorons tout, Khayr ad-Din al-Asadi, dont vous traduisez quelques sourates éprises d’une grande liberté, grande liberté également de Yusuf al-Khal : « Ne dansez pas sur ma tombe, je ne suis pas encore mort. Depuis l’aube je regarde de tous côtés dans la foule, je n’y vois aucun maître ». Vous diriez que la liberté poétique est fondatrice pour ces écrivains ?
Al-’Asadi a découvert l’importance du rêve, de la vision dans l’écriture à partir de son expérience de soufi, de sa vie pratique et non de ses lectures. Il a composé son propre Coran et il a désigné tous ces poèmes du terme de « sourate ». Son importance réside dans le fait que ses textes ont mis en évidence des transformations dans la langue et la forme des poèmes et dans sa position vis-à-vis du monde. La préface qu’il a rédigée pour son livre, Chants du dôme, constitue le premier manifeste du poème en prose arabe. Il refuse la déclamation dans la poésie et toute rhétorique. Il n’accorde pas d’importance à la raison. Il quitte la métrique en réclamant la musique qui surgit du texte dans l’état d’extase : vision, rêve… Son recueil Chants du dôme représente une passerelle entre la poésie proséeet le poème en prose. Toutes les sourates sont consacrées à l’amour. Bien qu’il ait souhaité que son livre soit un livre d’amour soufi, il est resté attaché à l’amour sensuel, notamment apparent dans des poèmes où il s’adresse à son bien-aimé. Dieu et l’Absolu n’apparaissent pas comme des notions métaphysiques mais s’incarnent dans le monde sensible et sensuel. Les qualités de Dieu ou l’Absolu sont les mêmes que celles, érotiques et sensuelles du bien-aimé. Ici, il a transformé la vérité absolue en une vérité sensible. Il exprimait sa passion, son homosexualité, dans une sourate à son bien-aimé. Son amour-passion pour ce jeune homme, évoqué dans un poème de l’anthologie, est une figure de l’amour absolu. En ce mode de vie, en cette affirmation d’un amour totalement asocial, en ses textes affranchis des contraintes formelles, réside sa liberté. Il est l’un des pionniers du poème en prose arabe. Outre son œuvre poétique, il a accompli une œuvre d’anthropologie culturelle considérable sur la ville d’Alep. Si l’on veut connaître Alep en profondeur, il faut lire ses ouvrages. La liberté de ce poète réside dans sa capacité au renoncement, notamment à tous les dogmes et toutes les conventions sociales et apparences.
Quant à Yusuf al-Khal, il a une importance cruciale dans l’histoire de la poésie arabe contemporaine car il a fondé la revue Sh’ir (1957-1964) sans laquelle il est impossible d’approcher l’histoire de la modernité de la poésie arabe. Cette revue était ouverte à tous les mouvements d’avant-garde, à la poésie classique, à la poésie libre, au poème en prose, aux traductions de la poésie du monde entier. La revue montre la grande liberté qui y régnait. En voulant s’affranchir de l’emprise de la culture arabo-musulmane, Yusuf al-Khal a donné l’impulsion à une quête de sens en allant voir du côté des civilisations anciennes qui ont précédé la civilisation arabo-musulmane, les civilisations cananéenne et phénicienne. Il préconisait le détachement de la civilisation du sable, arabe, pour retrouver la civilisation de la mer, la civilisation méditerranéenne, qui incarne la liberté et l’ouverture, le voyage. Dans sa poésie et dans celle de son groupe, les poètes syriens de la Résurrection, les civilisations cananéenne et phénicienne sont ramenées à la vie ; on note l’abandon des symboles de l’islam et la présence de symboles cananéens et phéniciens. Dans sa revue, Yusuf al-Khal a participé au mouvement de transformation de la forme poétique en unissant la poésie au rêve, car la poésie est pour lui expérimentale par nature, insistant sur l’acte révolutionnaire qui est l’acte poétique. Mais les expériences se sont avérées sans issue parce que reposant sur des illusions. La modernité selon les modèles occidentaux a mené la revue à une impasse, celle de la réalité. Ce qui l’amène à réviser ses théories pour prendre en compte la réalité, notamment celle du monde dans lequel il vit, le monde arabo-musulman. Ouvrir de nouvelles portes, oui, mais avec une conscience de l’appartenance culturelle, civilisationnelle et créatrice qui est la nôtre. Les poètes que j’ai choisis ont participé d’une manière ou d’une autre au mouvement moderniste de la poésie arabe contemporaine, écriture et théorie. La langue arabe étant basée sur la poésie classique et sur le Coran, langue sacrée qui est la mesure du degré de poéticité d’une œuvre, ces poètes ont osé déconstruire l’idole non seulement dans la forme mais aussi dans l’élaboration d’un point de vue sur le monde, dans leur rapport au monde. Liberté fondatrice, oui, mais liberté qui n’était pas donnée au départ, liberté qu’ils ont osé prendre.
Dans cette anthologie s’articulent les poésies les plus simples et les combinaisons les plus aventureuses, les inspirations les plus éloignées. Vous définissez trois axes, trois types de poésie : la « poésie verticale » (merveilleuse association) ou la « poésie classique », la « poésie libre » et le « poème en prose », vous pouvez nous en dire plus ?
En effet. Le livre n’est pas seulement un panorama des formes artistiques et des courants poétiques. A travers le poème on peut explorer diverses langues poétiques. Ceci montre la richesse et la diversité de la poésie arabe contemporaine. Le mouvement moderniste de la poésie arabe a connu un bouleversement dans sa structure et a été marqué par des stades. C’est pourquoi à la fin de cette anthologie, on observe les transformations qui jalonnent ce mouvement : le poème oratoire, le poème vision-forme ample, le poème-parole.
L’anthologie contient la poésie classique avec sa langue caractérisée par la rhétorique, la prosodie, le respect strict de la métrique et de la césure du vers chez Badawi al-Jabal, et la poésie néoclassique symbolique chez Umar Abu Rishah, où la narration se développe dans une langue affranchie de la rhétorique. On y lira aussi le prélude au poème en prose tel qu’il a été révélé par l’école d’Alep, dans ses deux ramifications : la première, soufie, de al-Asadi, qui puise à la poésie persane et se caractérise par une langue habitée par la vision, une langue douce, souple, non rationnelle, reposant sur une musique intérieure nouvelle ; la seconde, surréaliste, de Urkhan Muyassar, qui s’est construite contre la langue traditionnelle, la métrique, les rimes, la thématique pour donner la prééminence à l’inconscient – dans la création poétique. Les deux poètes ont libéré une forte charge de vitalité dans la langue et dans la composition rythmique des mots, qui confère une intimité et une douceur à leur poétique. Les poètes syriens de la revue Sh’ir, ont écrit quant à eux un poème visionnaire à la structure complexe, polyphonique. Nous sommes ici dans un laboratoire poétique plus complexe pour exprimer le refus, la servitude devant l’espace et le temps, et le sentiment de la perte. Ce poème est fondé sur la langue et non la parole pour dire le monde ; il témoigne d’une aventure dans la langue, à l’exception de al-Maghut et Nizar Qabbani, de la même génération, qui ont écrit des poèmes du quotidien en préservant à cette langue sa fonction émotionnelle.
Avec la génération suivante, les poètes des années 70 et du Forum d’Alep, on passe à une langue très quotidienne, non fondée sur la métaphore ni sur le mythe, qui cherche à déceler la poésie dans les détails en célébrant les petits riens de la vie.
On trouve aussi des textes qui mêlent tous les genres, y compris l’épopée, chez Adonis, Mahmud as-Sayed, Salim Barakat et Abd al-Latif Khattab.
Dans l’anthologie on lit des poèmes qui se référèrent au patrimoine arabe à côté de poèmes influencés par la poésie d’Europe de l’Est ou par la poésie francophone et anglophone.
Pour vous en dire plus sur les trois types que recouvre la poésie arabe : tout d’abord, il y a la poésie verticale qui repose sur 16 mètres, forme qui constitue la mesure à laquelle les poètes sont contraints de se conformer. Chaque mètre comporte certaines unités rythmiques ou pieds qui se répètent dans chaque vers. Ce type de poème est connu pour sa forme géométrique verticale. Chaque vers est constitué de deux hémistiches. Pour définir la poésie, les critiques classiques posent que la poésie est une parole métrée, rimée, exprimant un sens. C’est ce qui la distingue de la prose. Ce type de poésie a commencé à être abandonné par les poètes pour laisser la place à la poésie libre qui est apparue dans les années 40 et a connu son essor dans les années 60. Celle-ci repose sur l’utilisation libre de certaines unités rythmiques. La forme verticale a été supprimée mais la rime est restée, sans être rigoureuse. La poète irakienne, Nazik al-Malaikah, a eu recours à cette forme dans son poème Choléra (1947). Le troisième type de poème est le poème en prose qui recouvre tous les genres d’écriture poétique, qui n’emploient ni les 16 mètres ni les unités rythmiques qu’on appelle Tafila. Ce dernier type de poème s’est propagé dans les années 60 puis s’est enraciné dans les années 80 ; il est la seule forme qu’utilisent les poètes arabes de la génération des années 70 à nos jours. Son concept recouvre quasiment l’ensemble de la poésie arabe contemporaine, objet de ma thèse de doctorat. D’où le titre de ma thèse :Le poème en prose, poésie arabe contemporaine. Les critères du poème en prose arabe ne sont pas les mêmes que ceux du poème en prose occidental. Ils se recoupent cependant parfois. Les traductions ont joué un rôle crucial pour situer ce poème dans le champ poétique arabe. La revue Shi’ra accueilli ce poème, devenu problématique poétique et culturelle, et elle l’a défendu. Le nom de poème en prose a été emprunté à Adonis, qui, lui-même avait pris cette terminologie de l’ouvrage de Suzanne Bernard, Le poème en prose De Baudelaire jusqu’à nos jours. On trouve toutefois des origines à ce poème en prose dans le Coran et les textes soufis ainsi que dans les écrits de Khalil Gibran. Le poème en prose occupe la quasi-totalité de l’anthologie mais j’ai tout de même, par souci de précision, tenu à présenter les deux autres types de poème, le poème classique et la poésie libre pour offrir au lecteur francophone un panorama de la poésie arabe contemporaine, notamment écrite par les poètes syriens, et l’histoire de son évolution.
Ces poètes que vous nous faites découvrir aujourd’hui ne viennent pas de nulle part, l’appartenance à une terre « d’influences » politiques, religieuses et littéraires, offre un panel d’inspiration exceptionnel, l’exil, l’errance, infusent dans ces poèmes, c’est aussi votre cas après le Liban, vous voici en France. Lisons : « Le désir frappe aux fenêtres, fend la terre, et le transport amoureux est un aigle qui engloutit les mots » (Mahmud as-Sayed), « depuis que je suis né sans patrie / depuis que la patrie est devenue une tombe, depuis que la tombe est devenue un livre /… » (Riyad as-Salih Husayn) !
Les poètes que je présente sont connus dans l’ensemble du monde arabe, ils ont participé aux mouvements modernistes de la poésie arabe, et certains ont été reconnus comme pionniers de cette modernité. Ces poètes sont issus de deux partis politiques, le Parti Syrien National Socialiste et le Parti Communiste, mais ils sont en porte-à-faux au sein de leur parti, surtout les Communistes. Les poètes des années 60 ou de la revue Shi’r ont adhéré au PSNS qui revendique la Grande Syrie et rejette l’identité fabriquée par le Mandat français. Il faut expliciter la position de ce parti, à savoir que le PSNS divise le monde arabe en quatre territoires : l’Arabie, le Maghreb, la Syrie et la Vallée du Nil. Ces poètes, par l’intermédiaire de leur leader politique, Antoun Saadé (1904-1949), ont appelé à établir un lien avec la civilisation occidentale en faisant retour au patrimoine syrien et à ses mythes préislamiques. Antoun Saadé appelait les poètes à porter un nouveau regard sur le monde, en se détachant de l’islam et en ayant recours à l’histoire ancienne de la Syrie. Ces poètes ont réinterrogé non seulement la poésie mais aussi la culture et ses bases idéologiques en s’éloignant de « la civilisation du désert d’Arabie où règnent la mort, les tueries et le sable » pour renouer avec la civilisation de la mer comme seule issue menant à la prospérité par le voyage, l’ouverture et les découvertes. De là viennent les poètes tammuziens de la revue Shi’rqui ont été inspirés par les mythes phéniciens, cananéens, babyloniens, se focalisant sur les symboles de résurrection et de renaissance. Dans l’anthologie, ces poètes sont représentés par Adonis, Yusuf al-Khal, Fuad Rifqah, Nadhir al-Adhmah, Mahmud as-Sayed, qui a puisé aux symboles érotiques très anciens de la civilisation de Sumer notamment. Ces poètes ont porté le renouveau de la poétique occidentale à travers leurs traductions des poètes anglais, allemands, français et italiens. Ils ont appelé à une fusion avec les accomplissements de la littérature occidentale. Ils ont écrit des critiques et des poésies sur ce sujet. Ils appartenaient aux minorités alaouites, évangélistes, orthodoxes et ismaélites. Nadhir al-Adhmah, qui était avec eux, n’appartenait cependant pas à une minorité puisqu’il était sunnite. On observe dans les années 60 la présence d’un poète, Nizar Qabbani, qui est arabisant, considérant le monde arabe comme uni, porte-parole du nationalisme arabe dans ses poèmes politiques. Le poète Badawi al-Jabal, quant à lui, écrit des poèmes pour faire l’éloge de l’armée française. Je n’ai pas mis ces poèmes-là mais me suis arrêté sur des poèmes soufis. Quant aux poètes des années 70, ils étaient communistes, leur point de vue était plus universel que national. Ils étaient imprégnés de la poésie d’Europe centrale (bulgare, hongroise, polonaise…), d’Union Soviétique et des pays communistes d’Asie. Ce qui les distingue de la génération précédente, c’est leur culture plus limitée : ils n’ont pas poursuivi d’études universitaires comme les poètes de la revue Shi’r, ils n’ont pas voyagé en Europe occidentale, ils possèdent surtout une expérience politique militante. Quant aux poètes du Forum littéraire de l’Université d’Alep, la ville d’Alep était leur patrie. Ils étaient coupés de Damas, plus attachés à Beyrouth qu’à la capitale syrienne. Ils ne revendiquaient aucune appartenance, qu’elle soit politique ou identitaire.
Pour ma part, je n’étais pas exilé au Liban et je n’avais aucune nostalgie de la Syrie car je pouvais faire l’aller-retour dans la journée depuis Tartous. Les Syriens considèrent que le Liban est un territoire qui a été retranché à la Syrie, et c’est le cas. Les Syriens n’ont pas assimilé les différentes identités imposées et fabriquées par les puissances coloniales et ils rêvent toujours d’un seul pays uni, le pays du Levant, qui comprend le Liban, la Jordanie, la Syrie et Israël.
Les poètes des années 60 se sont focalisés sur l’individualité du poète, considérant que la mission du poème est de refléter le monde intérieur du poète. Le sujet lyrique sort de sa vérité vers une vérité cosmique. Le sujet ici est pluriel, il s’ouvre sur la patrie et sur la géographie qui est une géographie de l’intérieur, et qui s’étend au monde entier. Ces poètes parlent de ce qui enchaîne l’être humain dans cette partie du monde, de l’étrangeté et de la distance qui séparent l’individu de la multitude. L’anthologie compte des poèmes produits par des poètes de toutes les générations traitant de cette question, à savoir que la liberté de l’individu se heurte à la société. La quête de liberté mène à l’exil et au repli sur soi. Le sujet se fond dans le réel, ce qui amène à placer la métaphysique à la place du réel. Il semble que la liberté de l’individu ne s’accomplisse que dans l’exil et le détachement de la multitude, et dans l’affirmation du choix de soi.
Les poètes ont souffert d’un exil métaphysique et romantique mais ils ont réussi à approfondir l’aspect de la modernité poétique tandis que les poètes des années 70 sont allés vers le réel, ils ont associé la vision à l’agir. Puis la génération suivante est venue interroger les deux poétiques comme si le poète n’avait trouvé pour seule patrie que le poème, questionnement incessant, identité en mouvement. L’anthologie contient des poètes issus de milieux de toutes religions : sunnites, chrétiens, alaouites, ismaélites. Ils sont également issus des deux ethnies principales, arabe et kurde, qui composent la Syrie. Les poètes de l’anthologie ne s’identifient pas à une religion, ni à une ethnie, et moi non plus, mais à une langue poétique et à une vision du monde.
Quels sont les auteurs qui vous impressionnent, qui vous éblouissent le plus, parmi ceux que vous publiez aujourd’hui ? Et pour quelles raisons ?
J’aime tous les poètes que j’ai choisis parce qu’ils habitent la perplexité, le doute, l’énigmatique simplicité. Ils n’expriment pas leur expérience personnelle étroite mais la substance de l’expérience humaine. Ce que j’aime précisément, ce sont des poèmes et non des poètes. Les poèmes au sein desquels sont rassemblés le sujet et le monde, qui embrassent le ciel et la terre dans toute leur complexité, vont au-delà du temps, cette convention fixée par les humains, pour aller à l’essentiel.
Il y a des poèmes métaphysiques visionnaires qui m’éblouissent et des poèmes de la vie quotidienne non descriptifs où le poète va vers le monde pour le révéler et se découvrir lui-même aussi. Je n’ai pas de définition précise de la poésie que j’aime, car tout poème recèle ses secrets et ses trésors. Ce que j’apprécie dans les poèmes que j’ai choisis, c’est leur respiration.
Les poètes de la revue Shi’r m’éblouissent particulièrement, Mohamed al-Maghut, Adonis, Yusuf al-Khal, Fuad Rifqah, parce que leur vie pratique a été transformée en création poétique. Ici il n’y a pas un mot explicite sur la liberté, la politique, l’exil, etc… nul slogan, mais leur poésie contient tout sous la forme d’une transmutation. Je distingue la poésie de ce qui est pure communication. La poésie fait face à la mort et à la barbarie mais en dépassant les contingences politiques, sociales, entre autres, pour fonder ce qui est humain comme étant au centre du monde. Ce qui explique que cette poésie soit détachée de toute idéologie.
La poésie donne la joie bien qu’elle soit triste. Dans chacun des poèmes que j’aime, il y a un secret, une lumière, chemin qui s’ouvre à un autre chemin, sans fin. Mes poètes, ici, ont essayé de saisir le feu potentiel du silex qui jaillit au moment du frottement, d’un lieu profond et prospère. Ces poètes ont cherché à faire part de l’expérience humaine, mais pas à travers l’abstraction. Ils ont travaillé à reconstituer le réel, dans et par leur quête esthétique, où le poème parle de l’être humain et où le lecteur peut s’identifier comme individu. Les poèmes sont des mélodies, leur espace n’est pas la Syrie, territoire bordé par tel et tel pays, mais le monde. La Syrie peut devenir ici un poignard, un arbre, un chuchotement, un soupir, un oiseau, une chambre, où la lutte pour une feuille d’arbre peut désigner la lutte pour la patrie, en parallèle avec la quête de la forme. Je pense à un poème comme Une chambre petite étroite de Riyad as-Salih Husayn et les poèmes de Nazih Abu Afash, Un nuage, pas plus ou La porte de l’étableTombes de Urkhan Muyassar et encore Solitude de Husayn Bin Hamzah…


On vous doit également « J’ai visité ma vie », paru au Taillis pré en 2013, qui est un choix de vos poèmes publiés entre 1998 et 2009 à Beyrouth et au Caire. Poèmes d’amour et de fuite, d’exil, de doute, poèmes où vous tentez de débusquer une « musique savante » écrit Daniel Leuwers dans la préface à cette édition. Un recueil placé sous haute protection poétique, poèmes tendus, troublés, parfois éperdus, mais toujours renaissants ; nous lisons : « je ne fais rien / j’écoute seulement / la lune de mon remords entrer dans sa plénitude ». Ou encore : « je veille sur la parole / moi qui ne suis plus rien / dans la phrase », et plus loin : « Qu’une larme fleurisse / dans la larme qui suit / mais les mains gardent les yeux clos », et enfin : « dans mes yeux / les absences vont et viennent / telle des barques / sur l’eau ». D’où viennent-ils ces poèmes ? De quels territoires, de quelles contrées ? De quel univers réel et imaginaire ?
Ce livre est un choix de mes poèmes, il ne contient pas la totalité de mes poèmes. J’ai toujours eu le souci de tenter de dire l’inexprimable, d’envoyer des signes, de créer un climat, une harmonie. Bien que je sois préoccupé par les règles et la précision, l’élaboration du sens, je tiens à préserver la circulation sanguine du poème afin de ne pas tomber dans l’abstraction. Ecrire un poème pour moi, c’est sculpter sans faire voir le travail de la taille ni les outils. Dans chaque poème je veille à répandre la grâce et la délicatesse. Plus mes poèmes sont noirs, plus la lumière surgit car je célèbre l’obscurité naturelle, moins cruelle que la lumière artificielle. La douleur est pour moi une fête, chanter la tristesse, c’est chanter la joie. Les signaux spirituels créent le style pendant l’accouchement du poème. Je m’efforce dans chaque poème de transmettre l’ivresse, l’extase, un étonnement. Je rejette le poème à thème car on ne peut connaître l’harmonie cosmique que par la poésie. Pour ce qui est de la langue, elle est simple, rappelant les chants religieux, car toute œuvre accomplie comporte une spiritualité. J’écris et vis le poème comme prolongement de l’esprit et du corps. Insister sur l’aspect spirituel, sur l’intériorité, me rattache au patrimoine poétique de tous les temps. Dans la poésie, je retourne à l’enfance tout en grandissant.
Comme étranger, au début de mon séjour en France, j’ai essayé d’inventer sur un instrument personnel mes souvenirs d’enfance. Puis j’ai senti que je ne me trouvais ni ici ni là-bas car la quête d’un pays est en fait la quête de soi. L’écriture est liée à l’intime et, poursuivant une œuvre d’écriture, je ne me dis pas poète, la poésie n’est pas l’expression de la pensée rationnelle, elle relève de la contemplation. J’ai toujours été soucieux de frayer des chemins souterrains dans l’intériorité. Le poème vise à saisir l’étincelle d’éternité. Le poème naît d’une manière secrète et énigmatique, il requiert une qualité de concentration et de silence pour surgir, il est capable de créer un climat spirituel ; de là on peut juger s’il est une œuvre d’art ou pas. Le poème est en quelque sorte prophétie ; même dans la poésie du quotidien, il vient de la clairvoyance.
Il n’est point de patrie circonscrite par des frontières pour la poésie, le poète ne célèbre aucun drapeau.
Enfin quels sont aujourd’hui vos projets, les nouvelles aventures poétiques que vous porterez ?
Je suis en train de rassembler mes nouvelles et mes poèmes, ainsi que mes traductions de quelques poètes arabes, en vue de publications. Je travaille aussi à un gros ouvrage qui concerne la poésie arabe contemporaine dans son ensemble.
Philippe Chauché