vendredi 30 mars 2018

Simon Leys dans La Cause Littéraire





« La Mer dans la littérature française n’est pas une anthologie. C’est une mythologie » (Simon Leys ou la loi de la mer, Olivier Frébourg).
 
« Le matelot ne sait où la mort le surprendra, à quel bord il laissera sa vie : peut-être, quand il aura mêlé au vent son dernier soupir, sera-t-il lancé au sein des flots, attaché aux avirons, pour continuer son voyage ; peut-être sera-t-il enterré dans un îlot désert que l’on ne retrouvera jamais, ainsi qu’il a dormi isolé dans son hamac, au milieu de l’océan » (François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe).
 
Simon Leys était un marin, il savait naviguer, des Glénans au paquebot le Vietnam – destination Hong Kong puis l’île de Formose – Incontestablement, Leys est l’homme des bateaux et non des avions. Un écrivain au long cours, avançant à son rythme naturel, et non un homme pressé (1), de la mer de Chine à l’Australie, où mouillait son voilier, le Fouscheng (La vie flottante) (1). Il savait aussi tirer des bords au cœur des tempêtes politiques chinoises, des crimes et de la dictature – Les Habits neufs du président Mao (2) –, et remonter au près dans les eaux non moins agitées de la littérature du Monde. S’il savait naviguer, comme Conrad, il savait écrire (3), et décrire, il savait ouvrir les coffres, et découvrir des îles vierges.
 
C’était un amateur lettré, un lecteur passionné et passionnant, un honnête homme, et un sinologue précis et discret, ce que saisit lumineusement Nicolas Idier dans son avant-propos très inspiré de la pensée chinoise – Une seule immensité.
 
« Pour manœuvrer plus commodément, il cargue même sa grande voile. Cette manœuvre n’est pas encore terminée, que Surcouf, avec cette perception rapide et inouïe qui le distingue à un degré si éminent, et lui a déjà valu tant de prodigieux succès, pousse un cri joyeux qui attire l’attention de tout l’équipage. C’est le rugissement triomphant du lion qui s’abat victorieux sur sa proie » (Louis Garneray, peintre, écrivain, aventurier, Mémoires).
 
La Mer dans la littérature française est un monument dressé à la mer et à la littérature française, un phare aux mille miroirs, de François Rabelais à Pierre Loti, en croisant Gustave Flaubert et Jules Renard, mais aussi en approchant des côtes de Jules Michelet et d’Alexandre Dumas, en s’aventurant chez Victor Hugo et Charles Baudelaire, sans négliger une escale chez Eugène Delacroix, Gérard de Nerval ou encore Voltaire et Chateaubriand. S’il faut avoir du style pour manier avec tant de finesse la barre d’une goélette – l’art du roman tient souvent la comparaison avec celui de la navigation à la voile –, il en faut tout autant pour composer un tel ouvrage. Il convient de savoir lire, et donc savoir vivre – disait Debord –, de savoir abattre ses voiles et manier ses winchs. Il faut laisser la passion marine parler, comme on laisse ses voiles se gonfler sous les Alizés que sont ces écrivains invités à faire escale dans l’ouvrage. Ecoutons ce que Simon Leys dit de ses auteurs choisis. Gérard de Nerval : « Nerval fut un grand voyageur ; toutefois, entre son odyssée orientale de 1843 et l’immortel récit du rêveur éveillé qu’il en donna huit ans plus tard, les rapports sont généralement incertains, trompeurs ou fantaisistes. Il n’importe ! La vérité ne devient croyable que lorsqu’on l’a inventée avec génie » ; Victor Hugo : « Quand Napoléon-le-Petit le proscrivit en 1851, Hugo perdit son cher Paris, mais il gagna le grand large et y trouva la vraie patrie de son génie » ; Louis Garneray : « Tout comme sa peinture – tour à tour naïve et savante, mais toujours attachante –, les ouvrages littéraires de Garneray présentent tantôt une verve endiablée qui rappelle Sue ou Dumas et tantôt trahissent l’autodidacte » ; enfin le Comte Claude de Forbin : « Forbin est le plus flamboyant de tous ces grands marins de Louis XIV – et il manie la plume avec l’élan tranchant d’un sabre d’abordage ».
 
La Mer dans la littérature française de Simon Leys, méritait cette belle réédition par Robert Laffont, après une première parution en 1987 chez Plon, devenue aujourd’hui objet de tous les marchandages, comme si les livres, leurs auteurs et leurs éditeurs reprenaient toujours le dessus sur les marchands du Temple. C’est un ouvrage des escales, des temps vacants, que l’on ouvre avec gourmandise et curiosité, que l’on déguste avec sagesse. Simon Leys a passé sa vie d’écrivain à offrir et à traduire des livres, là Shitao : Les Propos sur la peinture du moine Citrouille amère ; ici Shen Fu : Six récits au fil inconstant des jours ; Confucius : Entretiens ; ou encore Richard Henry Dana : Deux années sur le gaillard d’avant ; des Lettres des Antipodes dans le Magazine Littéraire entre 2005 et 2006 : Le Bonheur des petits poissons. L’homme était de nature curieuse et discrète, un lettré au savoir immense qu’il offrait souvent, comme un don venu du large.
 
« Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre ; j’aime cette comparaison » (Isidore Ducasse, Compte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror).
 
Philippe Chauché
 
(1) Olivier Frébourg
(2) Essais sur la Chine, Bouquins, Robert Laffont, 1998
(3) Tout artiste créateur est un homme visité, Simon Leys, Writer’s block ; Le Bonheur des petits poissons, Lettres des Antipodes, Jean-Claude Lattès, 2008
 
 
 

mardi 27 mars 2018

André Velter dans La Cause Littéraire






« Dérivons lentement dans un rayon de lune
Jusqu’au cœur de l’étang
Avant de partir pour une autre dérive
En trinquant,
Ivres de notre vin et du parfum des fleurs »
(Dérive, L’ivresse des immortels, Les Solitudes)


André Velter est un poète-arpenteur, dont la poésie sonde la nature et les hommes. Un écrivain, qui s’aventure dans des contrées lointaines, où se nouent des amours et des amitiés électives dans une solitude partagée : Afghanistan, Inde, Népal, Tibet, Chine, dans des rencontres littéraires qui affinent ses goûts et ses intérêts : Luis de Góngora y Argote – figure de proue de la goélette Les Solitudes –, Arthur Rimbaud – écrire en dansant –, Pierre ReverdyHenri MichauxAragon, Hölderlin – Après avoir tutoyé les dieux, Il n’en fallait pas davantage – ou encore Apollinaire et Bernard Noël, qui figurent dans ses 271 nominations, le dictionnaire des noms qui me sont propres. André Velter est un aventurier des lettres et du corps, qui se nourrit du granit du sol qu’il foule, des éclats solaires qui l’éblouissent, du ciel et des sommets enneigés où se glisse parfois l’ombre de Chantal Mauduit – vigie de notre sur-vie –, de toute cette géométrie de l’espace qu’il fait sienne, qu’il apprivoise, avant de l’écrire, comme il écrit son Tao du Toreo. Il écrit, il s’envole, il marche, il galope, s’expose aux lignes de crête, favorise les alliances– Adonis, Zéno Bianu, Alain Borer, Ernest Pignon-Ernest, la guitare flamenco de Pedro Soler… –, note des instants où surgit la vérité d’un ciel étoilé, d’un désir vif, d’un abime qui tient du miracle. Il met sa poésie au galop au contact de Bartabas et de ses chevaux, accompagne Ernest Pignon-Ernest à Rome, Ostie, Naples et Matera en mémoire de Pier Paolo Pasolini – … Oui je suis un impossible Christ, Mais frère pénitent dans l’infamie des temps… –, ou assiste à Nîmes à la corrida du siècle.
 
 
 
« Oh Billie si tu te sens perdue,
égarée même quand tu es sur les rails,
si seule si seule que ta voix s’exténue
à caresser des fantômes, des étoiles,
comme une femme de série noire et blues
qui porte la mort aux épaules ».
(Si tu te sens perdue, N’importe où)


André Velter est un observateur silencieux, à la manière du torero José Tomás. S’il sait beaucoup de choses de la poésie, de son histoire, de son art et de ses secrets, il n’en montre rien, il n’en dit rien, il écrit et il édite, comme le torero de Galapagar torée, en deux naturelles et trois derechazos (1), son immense savoir se révèle, et offre cette saveur particulière de l’unique. Il écrit comme s’il savait que ses poèmes résonneraient demain, par leur vérité, leur naturel, leur lyrisme profond, sur une scène de théâtre en compagnie du violoncelliste Gaspar Claus, que leur écho s’entendrait dans une rue de Séville, comme le souffle d’un cante jondo (2). Là, ses phrases croisent celles d’Adonis face à la terreur – J’entends l’écho silencieux de cette fleur coupée –, plus loin, il célèbre le vin aux côtés du peintre chinois-provençal Ji Dhai – Alors je bois à ce qui en moi est sans fin… –, ici, il prend la mer sous la protection de Pierre Reverdy – … du sel sous les ongles / j’ai caressé tes lèvres / dans ce havre de guerre / où rien ne finissait… – et enfin, salue Laurent Terzieff – J’ai aimé, nous avons tous aimé, ce corps et ce verbe qui marchaient ensemble. Marcher comme l’on écrit, écrire comme si l’on marchait, embrasser le chant du monde, voilà son projet poétique, son chant, fait de sable et de feu.
 
 
 
 
« Droit devant frère d’aventure
Sans jamais rien se refuser
Que ce soit futur ou passé
On a choisi le feu verbal »
(Ce que je dois à Guillaume Apollinaire, N’importe où)

Philippe Chauché

(1) passe de muleta tenue par la main droite
(2) chant le plus pur et le plus épuré du flamenco

http://www.lacauselitteraire.fr/andre-velter-trois-livres-par-philippe-chauche

lundi 26 mars 2018

Taqawan dans La Cause Littéraire




« Dans l’Ouest, l’homme blanc a réussi à éliminer les Indiens en éliminant les bisons. Dans l’Est, il y avait des saumons. On les a pêchés à coups de barrages, de nasses et de filets jusqu’à l’épuisement des stocks. Les Indiens aussi sont épuisés ».
 
Taqawan est le roman de cet épuisement, l’épuisement des Indiens Mi’gmaq. Taqawan est aussi le roman de la Gaspésie, des descentes de police dans la réserve de Restigouche, des haines et de la résistance. Roman de la nature complice et des saumons salvateurs, roman où les sauvages sont les nouveaux venus sur cette terre sacrée. Taqawan est le roman d’une histoire Indienne qui s’insinue dans l’Histoire des Indiens du Québec, terrifiante et surprenante, troublante et fascinante, comme le sont les légendes qui surgissent de la mémoire Indienne et de celle de la forêt. La violence couve sous les phrases en feu du roman d’Éric Plamondon, celle qui se voit et celle qui se dérobe, celle qui éclate lorsque le sang des Indiens trouble la clarté des eaux de la rivière. C’est un roman où chaque mot compte, chaque situation, où les réflexes anciens sauvent de la mort, où le combat engagé et son issue fatale seront sans merci et sans regrets.
 
« C’est le droit fil. Il donne la limite, la frontière des tissus à partir de laquelle on peut commencer à travailler. Il sert d’équerre, en quelque sorte. Dans son âme d’enfant, il y avait là quelque chose de magique. Plus tard, devant une situation complexe, Yves essayait toujours de trouver le droit fil ».
 
C’est cette recherche du droit fil qui anime Yves Leclerc, de son enfance à son métier de garde-chasse, de gardien de territoires et protecteur de ceux qui y vivent, hommes et animaux. Le droit fil qui lui fait choisir la démission après la violente intervention policière dans la réserve, la guerre contre les Indiens, qu’il ne fêtera pas. Il quitte leur monde pour revenir au sien, les Indiens et la Forêt – Les feuilles sont rouges dans les arbres. Les feuilles sont jaunes et orange. Les feuilles tombent. Le sol est couvert de limbes et de nervures qui craquent sous le pied. – Il sauve Océane, une jeune indienne, et son amie française Caroline, des griffes des prédateurs sexuels, certains y perdront la vie, point de scrupule, point de regrets, ils ont déclaré la guerre et ils la perdront. Yves Leclerc réagit et agit, fidèle au droit fil transmis par sa grand-mère avec l’aide du vieil Indien William. Ce sont des héros, au sens qu’en donnait John Ford dans ses films.
 
« En langue mi’gmaq, on nomme taqawan un saumon qui revient dans sa rivière natale pour la première fois. Il passe de une à trois années en mer. En anglais, on parle d’un grilse. En français, s’il revient après un an, on dit un madeleineau. Ce terme fait référence à la Saint-Madeleine, qu’on fête le 22 juillet. A cette période, on pêche beaucoup de taqawan ».
 
Éric Plamondon possède la précision d’un pêcheur de saumons et d’un promeneur solitaire attentif, attentif aux mouvements de la forêt et aux folies des hommes qu’il croise, attentif aux songes des Indiens. C’est un chasseur blanc devenu Indien par la force tellurique des rencontres. Il construit son roman en courts chapitres qui filent dans les flots de la rivière romanesque de Taqawan, c’est follement romanesque, brillant, étincelant, glaçant par instants, un roman d’aventures au sens qu’en donnaient Jack London, Herman Melville et Joseph Conrad qui veillent, en écrivains complices, sur Taqawan et Éric Plamondon.
 
Philippe Chauché