mardi 21 décembre 2021

La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr dans La Cause Littéraire

« On ne rencontre pas Elimane. Il vous apparaît. Il vous traverse. Il vous glace les os et vous brûle la peau. C’est une illusion vivante ». 
« Mais, par-dessus tout, ce qui m’avait lié à lui était la même foi désespérée qu’on plaçait dans l’entéléchie de la vie qu’incarnait pour nous la littérature. Nous ne pensions pas du tout qu’elle sauverait le monde ; nous pensions en revanche qu’elle était le seul moyen de ne pas s’en sauver ». 

On ne rencontre pas un roman d’une telle intensité, d’une telle force, d’une telle tenue, d’une telle originalité, il vous apparaît. Les grands romans sont des apparitions qui fondent, et troublent l’Histoire de l’art romanesque, comme ils troublent des générations de lecteurs. La plus secrète mémoire des hommes vous traverse, comme vous traverse un roman fondateur, saisissant, vibrant, qui vous comble à le lire, et que vous reprenez, pour à nouveau vous en nourrir, comme l’on se nourrit d’une nourriture céleste, que vous l’ouvrez à nouveau, pour y glisser votre regard attentif entre deux lignes et trois phrases, qui restaient suspendues dans votre mémoire. La plus secrète mémoire des hommes est le roman d’une quête inlassable, d’une recherche d’un écrivain oublié, T.C. Elimane, dont le narrateur Diégane Latyr Faye va s’employer à lever le voile qui le recouvre, et qui recouvre son unique roman, Le Labyrinthe de l’inhumain. Roman unique et salué en son temps, 1938, son auteur admiré et même baptisé le « Rimbaud nègre », avant qu’il ne soit conspué et accusé de plagiat, pour avoir cousu clandestinement son roman de mille emprunts romanesques facilement identifiables. Le narrateur, lui-même écrivain, va faire de sa vie l’exploration de celle de l’écrivain disparu, effacé de l’histoire littéraire, après l’avoir traversée comme une étoile filante. Les deux écrivains ont une part d’histoire commune, des racines et une terre, et une langue découverte, apprise, admirée, maîtrisée, et domptée, qui est devenue celle de leurs romans : le français. 

« Elimane a été une sorte de premier homme qui, banni du paradis, n’a pu trouver refuge qu’en ce même paradis, mais en sa face cachée. En son revers. En quel est le revers du paradis ? Hypothèse : le revers du paradis n’est pas l’enfer, mais la littérature. Signification : il ne restait à Elimane qu’à mourir (ou ressusciter ?) par l’écriture après qu’on l’avait tué comme écrivain ». 

La plus secrète mémoire des hommes est le roman d’un chasseur d’histoires, qui pratique la chasse au romancier à l’arc, il en a la légèreté, la souplesse, la précision, et un savoir littéraire majestueux, qui s’adapte à tous les terrains littéraires et à toutes les situations romanesques. Nous découvrirons ce qu’a vu, écrit, vécu, l’écrivain disparu, nous le suivrons sous le vent de l’Histoire, celle de Paris des années 30, sa rencontre avec ses éditeurs, la publication de son roman, les réactions et les polémiques, puis de l’occupation nazie, son amitié profonde avec son éditeur Charles Ellenstein, dont le nom signera la mort : « … juif, en effet, dit Charles. Je suis bien juif… (il laisse passer un bref instant – un monde en réalité – avant de continuer)… mais sans y penser ». Nous le perdrons de vue, nous retrouverons sa trace au Sénégal, en Amérique latine, où nous apprendrons qu’il y traquait un certain Joseph Engelmann, un ancien SS, qui aurait arrêté et torturé son ami l’éditeur, avant qu’il ne soit déporté et assassiné. Il le retrouve à La Paz, et en termine avec lui, comme l’on achève un roman – Sans plus de précision, il écrit que tous deux mettent fin à leur vieille histoire dans des circonstances « répugnantes et impitoyables ». 
Nous explorons l’histoire de sa famille, de son père et de son oncle, l’un pour l’autre et inversement, l’un porté disparu, lors de la première guerre mondiale, l’autre sur sa terre natale, celle de sa mère, celle des épouses, de ceux qui l’ont croisé, et des fantômes. Ce roman est celui d’un gardien du savoir ancestral de ses ancêtres, celui aussi d’un écrivain qui a passé sa jeune vie à lire et à relire des écrivains qui par éclairs irriguent son roman, celui d’un romancier aux mille visages. 
Ses phrases ont parfois la rigidité d’un arbre centenaire, d’autres fois, la souplesse d’un roseau, plus loin, elles s’envolent en longues mélodies aériennes qui s’élèvent, virevoltent et retombent portées par les courants de l’imaginaire de l’écrivain. On est saisi et subjugué par tant de richesses, tant de justesse dans le rythme, dans les dialogues entre ses personnages, tant de force évocatrice, tant d’imagination, et saisi par ce regard continûment porté sur l’écriture, la solitude, le désespoir, et ces contrées où la mort rôde. Mohamed Mbougar Sarr nous offre là un roman de très haute pensée littéraire, de très grande tenue, mais aussi de très grandes envolées d’imaginaire. On se souviendra longtemps de Mossane – « … le feuillage du manguier se balance au-dessus de moi et me le murmure avec douceur, tu es toi et entièrement toi… » –, d’Ousseynou Koumakh, de Brigitte Bollène, du couple d’éditeurs ruinés par ce roman tellurique, de tous ces personnages qui illuminent La plus secrète mémoire des hommes, dont l’écriture à l’or fin rend éternels, et à jamais imprimés dans la plus secrète mémoire de ses lecteurs. 

Philippe Chauché 

jeudi 2 décembre 2021

Dictionnaire Cervantès dans La Cause Littéraire

« Ô illustre auteur, ô bienheureux don Quichotte, ô célèbre Dulcinée, ô malicieux Sancho Panza ! Puissiez-vous, tous ensemble et chacun en particulier, vivre de longs siècles, pour le plaisir et l’amusement de tous les mortels ! (L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (2), traduction d’Aline Schulman, Editions du Seuil).

« Ce ne sont pas seulement les lecteurs qui se font alors l’écho de la popularité de deux héros, mais aussi, au bénéfice de ceux qui ne savent pas lire, les joyeuses entrées, les défilés, les ballets, les intermèdes, les mascarades qui contribuent à faire connaître leurs profils respectifs » (Dictionnaire Cervantès, Rire).

Il y a devant nous une œuvre magistrale, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, dont la première partie est publiée fin décembre 1604 à Madrid, suivi de la seconde partie sortie des presses en 1615, il ne lui reste alors que quelques mois à vivre, il sera inhumé le 23 avril 1616 dans sa paroisse de San Sebastián à Madrid. Désormais tous les 23 avril, l’Espagne célèbrera le Livre, le Quichotte enfantera les livres. Il y a face à nous un visage, un portrait apocryphe de Miguel de Cervantès, attribué à Juan de Jauregui daté de 1600, mais peint vers 1900. Tous les portraits connus de l’écrivain ne seraient donc que pure invention, vertige de l’imaginaire des peintres, mais qui s’en plaindrait ? Et puis il y a l’histoire de Miguel de Cervantès, le roman de sa vie, ses blessures à la bataille de Lépante, où il perd l’usage de sa main gauche, ce qui lui vaudra son surnom de « manchot de Lépante », ses cinq années de captivité à Alger, sa vie et ses livres, Don Quichotte, Nouvelles Exemplaires, Galatée, notamment. Autant de visages que Jean Canavaggio, le grand spécialiste de Cervantès en France, s’emploie avec rigueur et finesse à éclairer dans son dictionnaire. Il l’ouvre sur Giulio Aquaviva, dont Cervantès fut camérier, avant que le jeune prélat ne soit sacré cardinal, et s’achève sur le Voyage au Parnasse, long poème aux trois mille hendécasyllabes et ses cent cinquante écrivains cités, son testament poétique, l’adieu d’un homme qui craignait d’être dupe de ses rêves et qui s’en défendait en souriant. Ce vagabondage comme le définit l’auteur, dans ce dictionnaire aux quelques cent trente entrées, nous permet de mieux comprendre la vie de l’écrivain, son parcours, ses villes, ses amis, ses admirations, ses lectures, et ceux qu’il inspira, musiciens, cinéastes, dessinateurs et écrivains, fidèle à sa légende et leurs éblouissements de lecteurs. 




« Dans le sillage de Don Quichotte, mais sans s’identifier à lui, Tristram est la parfaite incarnation du « shandisme », une manière de comprendre les choses qui est aussi un mode d’existence où le goût de l’irrationnel s’allie à la nostalgie des chevaleries de l’imaginaire » (Dictionnaire Cervantès, entrée Laurence Sterne (1713-1768). 

« En 1605, Don Quichotte était l’artisan de son épopée en inventant dans le même mouvement son propre monde ; sous l’effet de sa déraison, l’auberge se métamorphosait en château et les moulins en géants. En 1615, il se lance de nouveau sur les chemins, mais ne transforme plus les choses ; ce sont les circonstances ou simplement les hommes qui fabriquent un univers à la mesure de ses exploits ou de ses désirs » (Dictionnaire Cervantès, entrée Don Quichotte, première et seconde partie). 

Ce Dictionnaire érudit de Cervantès est le livre des passions de Jean Canavaggio, des passions pour un écrivain qui a donné corps à ce qui allait devenir l’art romanesque, un dictionnaire nourri d’une curiosité sans limites pour son histoire, et les histoires que d’autres écrivains vont à leur tour inventer sur les traces du Quichotte et de Sancho. Ce Dictionnaire est à la fois celui des personnages qui miroitent dans les œuvres de Cervantès, mais aussi celui de ceux que l’écrivain a fréquentés, de ceux qui se sont inspiré de ses œuvres et notamment du Quichotte. En poursuivant notre vagabondage, nous apprenons tout de la captivité de Cervantès à Alger, nous nous glissons sur les traces de la Bible que d’heureux érudits et des lecteurs attentifs ont découverts dans le Quichotte, nous rencontrons des peintres qui ont illustré, exploré ou illuminé le Quichotte, comme Gérard Garouste qui expose un ensemble de dessins, d’aquarelles et de toiles, baptisé : Don Quichotte apocryphe – un livre ouvert et brûlé suffit à symboliser l’inventaire de la bibliothèque de l’hidalgo. Francisco de Goya, Picasso ou encore Gustave Doré : « Les rochers escarpés de la Sierra Morena, les arbres desséchés de la campagne castillane, les contrastes de lumière, les brumes jouent un rôle essentiel dans un paysage qui condense une somme d’émotions humaines ».

La passion littéraire est toujours inspirante quand elle se partage, ce que réussit formidablement bien Jean Canavaggio. Il est des livres qui ne cessent d’être lus et réédités, le Quichotte partage cette heureuse renommée avec La Bible, l’Odyssée, la Divine Comédie, Les Essais, et quelques autres, des livres qui non seulement ont résisté aux attaques des siècles. Le Temps ne les a pas fragilisés, mais les a patinés, comme les statues des cathédrales. Le Quichotte porté par deux personnages devenus avec le temps des archétypes, sonne le glas du roman de chevalerie, il renverse la machine mal assurée des livres chevaleresques, et ouvre un monde d’aventures aux mille entrées et rebondissements. La force de l’imaginaire de Cervantès nous entraîne sur les chemins qu’empruntent le Quichotte et son fidèle Sancho, les chemins de la Mancha, de la Sierra Morena, de Barcelone, nous fait vivre ses combats et ses éclats, mais aussi ses étourdissantes réflexions, ses éblouissants dialogues avec Sancho, ses situations épiques d’une grande drôlerie, cet art si singulier qui rend ce roman immortel. Même s’il fait mourir le Quichotte – Telle fut la fin de l’ingénieux hidalgo de la Manche, dans un village dont Sidi Ahmed n’a pas voulu préciser le nom, pour que tous les bourgs et village de la Manche se le disputent et se l’approprient, comme les sept villes de Grèce s’étaient disputé l’honneur d’avoir vu naître Homère (1), Cervantès le rend immortel, comme il rend immortel Sancho. 

Leurs aventures virevoltent et ne cessent de nous enivrer, comme ce Dictionnaire de nous divertir, de nous égayer, et de nous éclairer sur ce Grand d’Espagne que fut Cervantès. 

Philippe Chauché

(1) L’Ingénieux Don Quichotte de la Manche, Seconde partie, traduction d’Aline Schulman, Editions du Seuil, 1997. 

mercredi 1 décembre 2021

Châteaux de sable de Louis-Henri de La Rochefoucauld dans La Cause Littéraire

« Notre amicale de descendants de guillotinés triés sur le volet se réunissait trop rarement. Il aurait fallu se voir une fois par mois sans que personne ne le sache, dans des lieux secrets : le cimetière Picpus, un salon du Jockey Club, les jardins du château de Versailles, le sous-sol de la Chapelle expiatoire… ». 

Le narrateur de ce roman virevoltant n’est autre qu’un descendant de La Rochefoucauld, un nom qui s’accorde avec l’Histoire de France, celle de l’Ancien Régime, avec ses sauts et soubresauts, ses passions et ses trahisons, ses mensonges et ses gloires. Difficile de passer à côté de l’Histoire lorsque l’on descend de La Rochefoucauld-Liancourt qui prévient Louis XVI de la prise de la Bastille. Difficile d’oublier son histoire lorsque l’on apprend que les La Rochefoucauld détiennent le record du nombre de morts sous la Révolution française, quatorze au total, de Pierre-Louis et François-Joseph, deux évêques, assassinés à la prison des Carmes, à Anne, guillotinée place de la Révolution – Nous avions payé cher le prix de l’agitation populaire. Le jacobinisme était-il un humanisme ? Vous avez quatre heures. La Révolution française et la terreur étaient déjà au cœur de son roman La Révolution française, comme d’ailleurs l’étaient la littérature et les romanciers que l’auteur lisait, avait lu ou lirait : Chateaubriand, Saint-Simon, Chamfort, Laclos, Kafka et d’autres encore, tout aussi fréquentables que réjouissants. Châteaux de sable est un roman tout aussi passionnant qu’il est drolatique. Le narrateur qui vit plus ou moins de sa plume, rencontre l’écrivain Andreï Makine pour en brosser le portrait : « Quant à Makine, académicien atypique à la carrure d’ancien du KGB et à la belle gueule anguleuse de statue soviétique, avec son regard d’acier qui vous transperçait, il semblait vouloir vous hypnotiser, vous endormir – et pourquoi pas jeter votre corps dans la Volga », et lui livre l’histoire des La Rochefoucauld sous la Révolution ; l’académicien l’invite à en faire un roman qui lui collerait à la peau, et comme les clins d’œil de l’Histoire ne manquent jamais de piquant, une réclame pour un mascara prenant modèle sur la Révolution en citant son aïeul, pousse le narrateur à se lancer dans une nouvelle aventure tout aussi révolutionnaire : rencontrer Louis XVI et écrire le roman de sa vie, qu’il baptise Le Colosse aux pieds d’argile. Sous sa main royale, il devient prince de Passy et chevalier de Louis XVI, c’est sa recherche d’une noblesse perdue. 

« C’était la première fois que je rencontrais un personnage historique. Forcément, ça m’a tracassé. Le choix de son adresse, impeccable, m’a paru limpide : quai de Bourbon, parce que c’était son nom, numéro 17, en hommage à son fils, Louis XVII. Mais pourquoi Louis XVI avait-il opté pour le pseudonyme un peu ridicule de Robinson ? ». 

En bon écrivain, le narrateur avide de savoirs multiplie les lectures d’ouvrages où l’on donne à Louis XVI la part belle, et d’autres plus acides sur le roi guillotiné. Il est l’hôte du roi, ou de son fantôme, dans son Île aux trésors des bords de Seine, qui lui ouvre sa bibliothèque : « N’en déplaise aux mauvaises langues à la Zweig, Louis XVI n’était pas qu’un gros monsieur : c’était un grand lecteur ». De Daniel Defoe, il avait entrepris, enfant, de traduire Robinson Crusoé, il devint Robinson pour les contemporains de l’auteur, et de David Hume. Il y croise également la reine Marie-Antoinette – La tour du Temple est l’Enfer –, fréquente un bar clandestin repaire de royalistes, tenu par un certain Lemoine, puis quelques membres de la 2e DB, devenue 2e division bourbonienne, partagés entre intégristes et modérés, mais tous fidèles au trône. Assiste à la messe anniversaire en souvenir de Louis XVI, et croise le fer avec notre époque, qui compte elle aussi ses sans-culottes – « … en cet automne 2018, le sol tremblait de nouveau en Europe, le climat social était chaud, orageux, il y avait de la révolution dans l’air… ». Louis-Henri de La Rochefoucauld est un écrivain gourmand de l’Histoire de la Révolution, de celle d’un roi et d’une reine guillotinés, des trahisons et des fidélités, de celle finalement d’ancêtres qui ne manquaient ni de force, ni d’humeur face aux turbulences du siècle des Lumières, qui fut aussi celui d’expéditives condamnations à mort. Le siècle du verbe dans les salons fut aussi celui du sang répandu sur les places publiques. Louis-Henri de La Rochefoucauld est un écrivain qui goûte la langue française des romans d’aventure, des Mémoires, des romans qui galopent, avec leurs héros et leurs traîtres, des livres d’Histoire que l’on s’offre de père en fils, comme se transmettent demeures et châteaux, et des livres où personne ne se prend au sérieux. Louis-Henri de La Rochefoucauld réussit là un roman qui sourit au Roi pour le plaisir romanesque de le faire revivre. Il apparaîtra comme il disparaîtra dans ce roman ingénieux et rieur, comme les aimables fantômes du château de sa grand-mère qui se font entendre à ceux qui ont l’ouïe fine, des ancêtres qui s’ennuient et qui rêvent peut-être d’être les invités du prochain roman d’un descendant qui se prénomme Louis-Henri. Tout un roman ! se disent-ils sûrement. Et ils ont grandement raison. 

Philippe Chauché

vendredi 19 novembre 2021

Fouad El-Etr dans La Cause Littéraire

Il est traducteur, éditeur, poète, et romancier, Fouad El-Etr a répondu à nos questions dans La Cause Littéraire. 


Philippe Chauché, La Cause Littéraire : Vous avez publié cette année votre premier roman chez Gallimard : En mémoire d’une saison de pluie. Un roman bien singulier, qui donne une part belle au style, un roman que nous avons qualifié de luxuriant et d’éblouissant tant il s’attache à une forme romanesque que nous qualifierions d’un autre temps. Roman d’amour et d’amitié, qui offre au lecteur une plongée romanesque étourdissante, par la richesse de sa langue. Un roman héritier de vos écrits poétiques et de vos traductions de poètes ? 

Fouad El-Etr : Ce roman est l’aboutissement d’un travail au long cours, un work in progress, dont une première version fut écrite d’un jet en 1962, au retour d’une escapade avec quelques amis aux vacances de la Toussaint. Quatre esquisses pour un portrait, en 1956 à quatorze ans, quand j’étais en Seconde au Lycée Français d’Alexandrie. En mémoire d’une saison de pluie fut plutôt la matrice de toute ma poésie, avant d’être nourri en retour, soixante années durant, de l’écriture et d’une vie de poésie. 

Ph. Chauché, LCL : Votre aventure poétique s’appuie notamment sur l’aventure de La Délirante, la revue et la maison d’édition éponyme. Le premier numéro paraît en 1967, l’ultime en 1982, certains sont aujourd’hui épuisés. Comment est née cette aventure poétique, littéraire et graphique ? Quel était votre projet éditorial ? 

Fouad El-Etr : Dans les années soixante, quand je suis arrivé à Paris, hormis Saint-John Perse, Pierre-Jean Jouve ou Georges Schéhadé, et, dans un autre registre, Julien Gracq ou Cioran, tout m’était étranger dans le paysage poétique français. Les poètes se pensaient penseurs, les philosophes poètes : les uns étaient structuralistes, marxistes, lacaniens, d’autres heideggériens, ne retenant de leur idole que les jeux de mots et l’usage abusif des tirets. Tout le monde y allait de son Coup de dés, s’égarant dans de stériles, frivoles, abstractions, s’il ne revendiquait pas son impuissance par cette traite inédite des blancs et l’impossibilité d’écrire. Ainsi fut inventée La Délirante, au beau nom de voilier, pour aller à contre-courant à la recherche du Graal. Ma ligne directrice a toujours été la poésie. Fût-il seulement concevable d’écrire ou éditer de la poésie sans poésie ? Il y a même, affirmait Novalis, « une manière poétique de conduire les affaires ? ». La parole des poètes vaut contrat parce qu’ils sont les vrais législateurs du monde. 

Ph. Chauché, LCL : En 1973 vous créez votre maison d’édition, La Délirante, et publiez des textes rares, des poèmes, mais aussi de la prose, sous une couverture immédiatement reconnaissable, reconnaissable également par son beau papier vert ou crème, et ses belles impressions accompagnées de frontispices d’artistes contemporains. Votre souhait était-il, dès le début de la collection, d’affirmer votre différence, par les choix des textes publiés, mais aussi par la forme que vous leur donnez ? Un livre doit-il être beau ? 

Fouad El-Etr : Ce qui est au-dedans est aussi au-dehors. J’ai voulu pour composer la poésie des caractères en plomb, Garamond, Baskerville, Bodoni, beaux, sobres, lisibles, et d’importants tirages typographiques sur des papiers amoureux de l’encre, chiffon, Ingres d’Arches ou Richard de Bas, réservés d’ordinaire aux exemplaires de luxe. Devrais-je m’expliquer là-dessus ? J’aime la Beauté, qui est indivisible, et je voulais la rendre accessible, quoi qu’il dût en coûter, au plus grand nombre, sans dépendre jamais du jugement esthétique, politique, financier de personne. « La poésie est le réel absolu ». Comprenne qui pourra. Et peu dans le milieu de l’édition partagent et pratiquent cette affirmation de Novalis. 

Ph. Chauché, LCL : Au cœur de La Délirante, vos textes, vos poèmes, par exemple dans Comme une pieuvre que son encre efface, vous écrivez : « Que la lecture est belle / Sur les bords de l’amante / Ses lignes s’entremêlent / Comme des fleurs grimpantes », et dans Irascible silence, « Si on te dit obscur reste obscur / Léger ne te laisse pas alourdir / Dans tes poèmes cours / Comme un long échassier », peut-être l’une des définitions de votre poésie et de celle que vous traduisez et publiez ? Tout y est clair et léger comme un échassier ? 

Fouad El-Etr : Le poète, avec ses mots et ses silences, dévoile et voile ce qu’il veut dire ou taire. Il rend visible l’invisible et invisible le visible. Comment définir la poésie ? C’est elle qui définit tout le reste. Elle est cachée et elle éclaire ; obscure, elle rayonne. En écrivant sa poésie la définit chaque poète, et déplace les frontières parfois des définitions antérieures. La poésie se mue sans cesse en elle-même et se redéfinit. 

Ph. Chauché, LCL : Vos choix de traductions se sont portés sur Shelley, Yeats, Keats notamment, pour quelles raisons poétiques et littéraires ? et lorsque vous publiez des traductions de textes de Bergamín, des poèmes de Borges, ou de Góngora, quelles en sont les raisons profondes ? 

Fouad El-Etr : Quelle pourrait en être la raison sinon l’amour que je leur porte, autant qu’à Blake, Synge ou Shakespeare, et l’attirance qu’exercent sur moi les langues étrangères, dont aucune, je dis bien aucune, ne peut m’être étrangère. « La poésie dissout, dans son essence propre, tout ce qui lui est étranger » dit encore Novalis. Je suis né, j’ai grandi à Alexandrie, la ville de Callimaque, de Cavafy, d’Ungaretti, la ville d’Alexandre qui s’est laissé apprivoiser par ses conquêtes et les coutumes étrangères. Au Lycée Français où j’ai fait mes études nous étions élevés en langues, en anglais, arabe et français, que nous parlions aussi à la maison avec mes oncles francophones et nos parents qui enseignaient les langues et les littératures arabes et anglaises. Ma grand-mère qui n’a jamais fréquenté d’école, ni au Liban où elle est née, ni en Egypte, parlait neuf langues dans la tour de Babel qu’était alors notre immeuble, et je peux affirmer sans trop exagérer que ma langue maternelle est la poésie. 

Ph. Chauché, LCL : Enfin quel est aujourd’hui l’avenir de La Délirante, quels sont vos projets pour les temps futurs ? 

Fouad El-Etr : De quel avenir me parlez-vous ? Sinon rêver, je n’ai jamais fait de projet de plus d’un an. A présent que j’en ai près de quatre-vingts, je me contente du présent. 

Philippe Chauché et Fouad El-Etr (novembre 2021) 


mardi 16 novembre 2021

En mémoire d'une saison de pluie de Fouad El-Etr dans La Cause Littéraire

« … tout flambait, nous, les bûches sur les chenets, et dans le ciel, après la pluie, les éclaircies. De temps en temps les litanies du vent comme un rire de singe tombaient du toit, soulevant l’esprit des bois et des oiseaux de la forêt qui les habitent… ». 

En mémoire d’une saison de pluie est un luxuriant roman d’amour et d’amitié, un roman de légèreté, et de grâce, comme le sont les romans inspirés. Le narrateur et ses amis séjournent au Bois Clair, une maison de famille qui s’ouvre sur des bois propices aux plus folles escapades amoureuses. Le Bois Clair inspirante, le Bois Clair captivante, vivifiante, c’est de cette maison qui tremble sous les âges et les blessures du temps, que va naître l’amour et la nostalgie de ces instants bénis que partagent les trois jeunes gens. En mémoire d’une saison de pluie est un roman où la forêt vibre, enflamme le narrateur et son amie, où les arbres et les animaux furtifs, l’illuminent. Prouesses du style et de la langue chatoyante de Fouad El-Etr, qui rendent ce roman troublant, irradiant, sensuel, comme l’est la passion que porte le narrateur à sa jeune amie, et l’amour de celle-ci pour ses deux complices de passions. Il y aura les instants heureux partagés devant le foyer de la cheminée, les rêves, les longues promenades en forêt, sous une pluie complice, et les éclairs qui strient le ciel et les peaux. Il y aura aussi la disparition des deux pôles de ce trio, cette étrange et troublante complicité des morts – Seul un mort peut faire l’éloge d’une morte –, une magnifique cérémonie des adieux à l’aimée, où l’ami suicidé lui donnera un dernier signe de vie. Les morts de ce roman ne disparaissent pas, ils sont saisis d’éclats qui les rappellent à la vie, ils vivent dans l’au-delà des mots. Il y aura aussi un cerf captif, que les heureux amants du temps retrouvé, délivrent des pièges des bois. Il y aura les temps heureux, qui ne cessent d’éblouir ce roman comme un soleil levant. 

« Six beaux jeunes hommes qui furent ses amants, ou ses admirateurs, la porteraient à bout de bras et la feraient danser en l’air dans son cercueil, la balançant et la berçant de droite à gauche, et de l’avant à l’arrière, comme un esquif les vagues de la mer, lui murmurant le bruit du vent dans les feuilles en guise de berceuse… ». 

En mémoire d’une saison de pluie est un éblouissant roman de vie et de sensations, de sentiments et d’admirations, de corps qui s’enflamment et de mémoires qui flamboient. Un roman où les phrases s’enivrent et nous enivrent par leurs modulations, leurs mélodies, leurs envolées, leurs éclairs et leurs éclats, leurs étourdissantes arabesques qui se déploient au fil du récit romanesque. En mémoire d’une saison de pluie est un roman qui foisonne d’idées et de sensations, un roman que l’on lit en le sentant, en le ressentant, un roman à fleur de peau et à fleur de cœur. Quand on sait que Fouad El-Etr est aussi poète, mais également traducteur de Cavalcanti, de Dante, de Buson, de Keats, et de Yeats, on comprend mieux l’étendue de son imaginaire romanesque, un imaginaire qui se saisit du réel, du souvenir, de l’instant vécu et partagé, pour les transcender, leur donner une nouvelle vie, une heureuse résurrection, un déploiement éblouissant, que cela soit dans la joie des corps enchantés ou dans la douleur des corps brisés. 
Ce roman est traversé par une force évocatrice rare, une richesse chatoyante de phrases, une passion pour les mots choisis, les belles évocations, les émotions à fleur de peau. En ces temps, où prime souvent la littérature maigre, frappée d’un régime littéraire sans sel, sans sucre, sans muscle, sans imagination et sans grâce, Fouad El-Etr est un écrivain habité de littératures, donc d’amour, de sensualité et d’admirations, en somme un écrivain riche de saveurs multiples, et de senteurs troublantes.

« Comme elle me fut longue à venir cette phrase qui conduisit, par ellipses, pénombres et mots interrompus, à nos premiers silences, où se noua pour nous comme un grimoire secret la grammaire de l’amour, à l’orée de ces pluies dont nous savions peut-être, où nous ne le savions pas encore, qu’elles nous apporteraient un nouvel automne, déjà plus fragmentaire et feutré par les ans, le taciturne et sombre écho des précédentes ». 

mardi 2 novembre 2021

La Divine Comédie de Dante dans La Cause Littéraire


 « Dante nous veut pèlerins, avec lui, dans l’itinéraire du salut, et nous place d’emblée au centre de son histoire, avec un “notre” qui nous concerne tous : Au milieu du chemin de notre vie je me retrouvai par une forêt obscure, car la voie droite était perdue » (Préface Carlo Ossola) 

« Ô lumière et bonheur de tous les poètes, que m’aident la longue étude et le grand amour qui m’ont fait chercher ton ouvrage. Tu es mon maître et mon auteur, tu es le seul où j’ai puisé le beau style qui m’a fait honneur » (L’Enfer, Chant I) 

Cette année marque le septième centenaire de la mort de Dante – Durante Alighieri – survenue à Ravenne en 1321. L’occasion pour la Bibliothèque de la Pléiade de faire se rencontrer le texte original, une langue nourrie du provençal au vénitien, et la traduction de Jacqueline Risset parue en 1985 et 1990 chez Flammarion. L’occasion de faire « se parler » (1) les deux textes, de faire entendre les langues, de les laisser résonner : « quindici stelle che’n diverse plage / lo ciel avvivan di tanto sereno – quinze étoiles, en divers points du ciel, / qui l’avivaient d’une telle clarté ». Car chez Dante, le son des mots, la musicalité de la langue (2), font une symphonie note Ezra Pound, le rythme des phrases qui nourrit les Chants est fondateur, fundator : celui qui fonde ou a fondé, comme l’est la connaissance encyclopédique de l’écrivain-poète, de la philosophie, de la théologie, de l’Histoire, des héros et des saints et de ses contemporains de Florence, de Rome, de Sienne, les Noirs (les Donati), et les Blancs (les Cerchi) : imaginons Dante, ces années-là, partagé entre ses liens maritaux avec les Donati, dont il avait épousé une fille, son attachement personnel et intellectuel à Guido Cavalcanti, (…) et son adhésion aux valeurs de la Commune du Peuple (3). Jacqueline Risset qui n’a cessé de lire, de relire, de traduire, mais aussi d’écrire sur Dante, parle fort justement de poème sacré (4). 
La Divine Comédie est au cœur du sacré, et du politique (expulsé de Florence, condamné à mort), c’est un cœur romanesque sacré, un chant inspiré, divin, un poème sacré. Dante s’approprie les textes religieux, et les livre qu’il a lus avec l’attention d’un moine copiste, d’un stratège, d’un visionnaire, l’œil devance la plume et la plume vérifie ce que voit l’œil. Dans L’Enfer, cette immersion outre-tombe, il voit les damnés, traverse le Styx, échappe au Minotaure, poursuit avec son guide sa descente vers l’abime, cercle après cercle, traverse la forêt des suicidés, croise des harpies, des ombres et des monstres, des troupeaux d’âmes nues, et Béatrice, dont la mort en 1290 fut pour l’écrivain un cataclysme, il n’est donc pas surprenant qu’il la fasse resurgir, se lever des morts, dans La Comédie. Qui sont ceux qui peuplent les cercles de L’Enfer ? Dante qui a la précision d’un peintre et l’imagination d’un écrivain nous renseigne : les esprits vertueux non baptisés, les luxurieux, les gourmands, les avares, les coléreux, les hérétiques couchés dans des tombes brûlantes, les sodomites, les violents contre nature, les simoniaques, ou encore les mages et les devins, et d’autres encore. 

« Ces malheureux, qui n’ont jamais été vivants, étaient nus et harcelés sans cesse par des mouches et des guêpes qui étaient près d’eux » (L’Enfer, Chant III). 

Il quitte L’Enfer avec son guide, au XXXIV Chant, pour revenir au monde clair, et revoir les étoiles. Là, il va contempler quatre étoiles, croiser Caton, un honnête vieillard, dans les cercles de L’Enfer, ce n’était qu’âmes perdues, dans Le Purgatoire, il découvre les âmes lentes et traverse la divine forêt. Après la lave, viennent les éclaircies de lumière, qui ne peuvent que conduire au Paradis. La Divine Comédie est un voyage initiatique, terrifiant et splendide, inspiré, où tout est mouvement, et où le narrateur est accompagné de guides : Virgile (« Donc pour ton mieux je pense et je dispose / que tu me suives, et je serai ton guide, / et je te tirerai d’ici vers un lieu éternel… », L’Enfer, Chant I), Béatrice (« Regarde bien ! Je suis bien, je suis bien Béatrice. / Comment as-tu osé accéder à ce mont ? / Ne savais-tu pas qu’ici l’homme est heureux ? », Le Purgatoire, Chant XXX), et saint Bernard (« vole avec les yeux par ce jardin ; / car le voir mûrira ton regard / pour mieux monter par le rayon divin. Et la reine du ciel, pour qui je brûle / tout entier d’amour, nous fera toute grâce, / parce que je suis son fidèle Bernard », Le Paradis, Chant XXXI). 
Dante nous invite à physiquement nous mêler à ce voyage, nous rythmons notre pas sur le sien, nous voyons ce qu’il nous décrit… (Paul Claudel), et nous offre un poème, une romance, un romancero, qui va bouleverser ceux qui le liront : « On n’avait pas entendu cette voix depuis l’antiquité latine. Et voici que le chant n’est plus réminiscence, mais création réelle, et comme un chant de ruche nouvelle essaimant en Ouest, avec son peuple de Sibylles… » (Saint-John Perse), et Philippe Sollers qui lui a consacré un livre d’entretiens avec Benoît Chantre (5) a raison d’insister qu’il s’agit là du premier grand livre pensé et agi intégralement comme livre par son auteur. 

« Les ailes déployées, devant moi se montrait la belle image que leur doux jouir formaient, joyeuses, les âmes assemblées ; chacune paraissait un petit rubis où brûlait un rayon de soleil si ardent qu’il reflétait son éclat dans mes yeux » (Le Paradis, Chant XIX) 

La force romanesque de La Divine Comédie tient dans cette échappée, cette envolée au cœur de ces trois temps, celui des larmes, du feu et de la glace, celui de l’espoir et du passage, et celui de la Lumière retrouvée, divine. L’écrivain est un voyant, un voyant qui s’embarque tel Ulysse dans un voyage au long cours, mais il ne navigue pas, il marche, il marche pour se révéler, perd connaissance, doute, mais aussi s’enivre des couleurs et des mots qui lui sautent aux yeux et aux lèvres, il marche et ne cesse de parler, donc d’écrire. Voyage où il retrouve Béatrice : Mais elle, qui voyait mon désir, / commença, en riant si joyeuse / que Dieu semblait jouir dans son visage… Qui sera beaucoup plus qu’un guide, une deuxième révélation, comme l’est sa Comédie qui irradie les Lettres depuis des siècles. La Divine Comédie est un tremblement humain et divin, un éblouissement, une source de vie, nourrie de l’exil, de philosophie et de théologie, c’est ce qui en fait sa force unique. 

« Ô lumière souveraine qui tant t’élèves au-dessus des pensées mortelles, reprête un peu à mon esprit de ce que tu semblais, et rends ma langue si puissante qu’une étincelle de ta gloire puisse arriver aux gens du futur… » (Le Paradis, Chant XXXIII) 

Philippe Chauché 

En plus de La Divine Comédie et ses nombreuses traductions en Français (André Pézard, Gallimard, 1965 ; Alexandre Masseron, Club français du livre, 1954 ; Jean-Charles Vegliante, Imprimerie Nationale, 1996-2007 ; René de Ceccatty, Seuil, 2017 ; Danièle Robert, Actes Sud, 2016-2018-2020 ; Michel Orcel, La Dagana, 2019-2020-2021), on peut lire de Dante : Vita Nova (Mille et une nuits et Garnier Classiques), Vingt poèmes (La Différence), Rimes (Flammarion). 

(1) Carlo Ossola, Note sur la présente édition. 
(2) le vulgaire… « la langue de la nourrice et du Paradis », dira Pétrarque (Jacqueline Risset, Dante, Une vie, Flammarion, 1995). 
(3) Inglese, Vie de Dante, Chronologie, Luca Fiorentini, dans la présente édition. 
(4) « Mais L’Enfer, première partie du poème sacré… est bien plus qu’un répertoire de châtiments à méditer. C’est une forêt de symboles qui s’entrecroisent et se suscitent l’un l’autre, sans cesse » (Jacqueline Risset, Dante, Une vie, Flammarion, 1995). 
(5) La Divine Comédie, Desclée de Brouwer, 2000. 

mardi 26 octobre 2021

J'ai exécuté un chien de l'enfer de David di Nota dans La Cause Littéraire

En ouverture de son livre, David di Nota cite Hanna Arendt : « Qu’est-il arrivé ? Pourquoi est-ce arrivé ? Comment cela a-t-il pu arriver ? ». D’où vient le crime, la décapitation de Samuel Paty, cet enseignant d’histoire sans histoires, le 16 octobre 2020 à proximité de son collège à Conflans-Sainte-Honorine ? D’où vient le mal ? Et de quel mal s’agit-il ? Quelle est son origine ? Quelles en sont ses racines ? David di Nota répond à ces questions, il répond en écrivain, c’est-à-dire qu’il se pose, et pose les bonnes questions, pour tenter d’apporter les bonnes réponses, quitte à ce que ses réponses dérangent et froissent quelques bonnes âmes. 

« Comprendre comment un individu se trouve isolé, et finalement pointé du doigt par l’administration dont il relève, constitue certainement la meilleure introduction à ce phénomène peu étudié : non pas le « vivre ensemble », mais le « mourir seul » (Avant-propos, David di Nota). 

Il y a d’un côté, ce qui s’est dit sur cet assassinat islamiste, ce qui s’est propagé sur les réseaux sociaux, et puis il y a les faits, qui sont comme on le sait têtus, toujours têtus, et obstinés, écrira Mikhaïl Boulgakov. Les faits, l’écrivain s’en saisit, comme il se saisit du Procès de Kafka, le roman qui éclaire et accompagne ce livre. C’est le mensonge d’une élève qui est à l’origine de toute cette dramatique histoire, une élève absente du cours sur la liberté d’expression du professeur, mais qui l’accusera de vouloir offenser les musulmans présents dans sa classe, en leur présentant une caricature du prophète, et de demander aux enfants musulmans de sortir, une décision qui dit-elle a choqué tous les élèves. Double mensonge, mais la parole de la collégienne vaudra de l’or, celle de l’enseignant ne vaudra que du vent. La machine est lancée, une enfant au mensonge, un père à la manœuvre, un prédicateur, une vidéo, des messages sur les réseaux sociaux. En substance, il y a dans un collège un professeur raciste et islamophobe, l’administration n’entendra pas, ne voudra pas entendre ce que dira l’enseignant en réponse à ces terribles accusations. 

« Samuel Paty n’est ni un saint, ni un martyr, ni un héros, il n’est pas mort pour la liberté d’expression. Il est mort de quelque chose ; et cette chose porte le nom d’une sorte de monstruosité théorique : l’antiracisme islamiste ». 

La machine mortifère va s’emballer, comme au temps des procès staliniens. Une machine guerrière islamiste qui s’appuie sur une machine à penser qui se propage, précise l’auteur : un racisme systémique, un continuum colonial, la persécution des musulmans et le rejet de l’islam, des propos, des analyses sociologiques et politiques qui sont dans l’air du temps, comme l’on dit. Samuel Paty sera identifié par le tueur islamiste, montré du doigt par des élèves qui seront payés, la suite nous la connaissons, même si les détails du crime sont oubliés, ou plus précisément rayés de la mémoire collective. Comme est oubliée, ou rayée de la mémoire, la mécanique qui s’est mise en route, bien huilée, pour qu’une parole, pour que les faits qui ont conduit à la décapitation soient ainsi souillés, comme si c’était la tombe de l’enseignant qui l’était avant qu’il ne tombe sous les coups de couteau de son tueur, et ne soit mis en terre. « Comme si la honte devait lui survivre », écrit Kafka à la toute fin du roman – alors que la lame a déjà pénétré le corps et que Joseph K. est exécuté « comme un chien ». 

David di Nota a pour lui la précision, la justesse du propos et des mots, le regard précis sur ce qui s’est passé ; il déroule sous nos yeux les faits et les évidences, l’emballement de la machine, les mensonges, les soumissions, les abandons, les rapports internes, les accusations visant le professeur, tout ce qui alimente l’accusation qui vise Samuel Paty et qui le conduiront à la mort. Ces accusations cousues de fil blanc qui alimentaient les procès staliniens et qui débouchaient, elles aussi, souvent sur la mort. Après le temps de l’effroi, celui du deuil, voici celui des faits, qui ne font oublier ni l’effroi, ni le deuil, mais qui révèlent tous les ressorts du drame, comme chez Kafka. Ce livre pourrait aussi se nommer Le procès intenté à Samuel Paty, sournois, aux mille ressorts, et qui aura raison de ce professeur, tué pour un mensonge, que personne ne voudra dévoiler, une évidence que personne ne voudra voir, et que l’écrivain met en lumière avec la vivacité qui l’occupe lorsqu’il écrit des romans. « La sentence ne vient pas d’un seul coup, c’est la procédure qui se change peu à peu en verdict » (Franz Kafka). 


Philippe Chauché 

mardi 19 octobre 2021

Wonder Landes d'Alexandre Labruffe dans La Cause Littéraire

« Dans le brouillard du temps, 
un fragment de forêt perdu dans les Landes. 
Souvenir d’un monde enfoui ». 
« Masque, en latin médiéval, “masca, maska”, 
c’est : la sorcière, le spectre. 
Mon frère est un spectre ». 

Wonder Landes est à la fois un roman de la crainte, celle de la disparition du père, et d’une nouvelle déflagration générée par le frère Pierre-Henri, aux identités multiples et volatiles, un frère flou, que l’on dira fou. Le roman des mensonges, des doutes, des découragements, et des saisissements lors du retour sur les chemins et les terres d’enfance, les chemins d’une reconquête familiale. Dans ce roman, le narrateur devient le père de son père et celui de son frère, il est celui que l’on appelle, celui que l’on oublie, celui que l’on trahit, celui qui doit s’acquitter des dettes et des mensonges de la famille. 
Au cœur de Wonder Landes, l’incarcération du grand frère, pour des délits et des crimes, un père qui hésite entre la survie et la mort, et le narrateur qui devient le confesseur de l’un et de l’autre, le phare qui sauve du naufrage dans la nuit, sans qu’il ne soit jamais assuré qu’on ne le trompe pas. Comme son titre l’indique, Wonder Landes est un roman fait de merveilles, de situations étranges, de surprises romanesques, même dans les pires turbulences, le narrateur résiste, comme résistent les arbres aux sautes des vents. 
Qui est vraiment Pierre-Henri, qui se fait aussi appeler notamment Pierre Labruffe, Henri Devaux, Henri Wu ? Qu’a-t-il vraiment commis ? Où s’est-il caché et avec quels complices ? Comment son père a-t-il put devoir tant d’argent ? Wonder Landes pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, le roman interroge ces hommes et leurs histoires fantasques, sous le regard du narrateur, ce jeune frère, vigile romanesque landais amoureux de Kim, une piquante coréenne qui comprend très vite ce méli-mélo drame familial. 

« Ça fait douze jours que je suis dans les Landes, et quelque chose se rouvre en moi ». 

« Cette affaire familiale m’a éloigné du temps, 
ou plutôt m’a… plongé dedans, 
dans le magma délavé de ma mémoire. 
Fragments, brides, miettes, 
d’images, de visions, d’émotions, 
où tout se mêle : présent passé futur ». 

Alexandre Labruffe sait, et cela se lit et s’entend, que pour réussir un roman, il convient de faire vivre ses personnages, avec leurs doubles voire triples vies, leurs dérobades, les douleurs cachées, les mensonges, leurs manipulations, mais aussi leur force et l’attrait qu’ils déploient. Il sait aussi faire vivre une terre, ces chemins, ces bois, ces animaux sauvages qui s’aventurent dans le regard des hommes, ces odeurs, ces Cercles landais (1), où se refait le monde et la vie des villages, où naissent des Odyssées. Il sait enfin être attentif au style, aux styles, les mêler, les faire rebondir, et les croiser : descriptions, dialogues, échanges insensés de SMS qui sont des SOS, éclats poétiques. Son roman joue et se joue des tensions, des séismes et de l’amour qui ne dit pas son nom dans cette famille électrocutée par les courants de la vie. Même si la douleur et la mort rôdent, Alexandre Labruffe a le talent romanesque de faire se lever les disparus, de faire se lever la vie, comme la pâte d’un bon pain. Son roman tient de cet art artisanal où on laisse le levain transformer la pâte, lui donner de l’ampleur et une forme, comme se transforme le roman quand on sait le laisser reposer, pour qu’il pousse et possède cette saveur et cette légèreté qui en fait son originalité. 

Philippe Chauché 

(1) Les Cercles ont vu le jour vers 1830-1840, portés à l’origine par des notables gascons, en 1860 commerçants et artisans y apparaissent, puis ils se transforment et s’ouvrent à tous les habitants après le vote de la Loi de 1901. Implantés dans des villages des Landes ou encore de la Gironde, on s’y retrouve pour y lire le journal, échanger, boire un verre. Ils ont gardé des noms très politiques : Cercle de l’Union, des Démocrates (dans le roman), des Citoyens, de la Paix, des Citoyens. 

mercredi 13 octobre 2021

Insula Bartleby de Serge Airoldi dans La Cause Littéraire

« Toute la vie n’est qu’île. Insula. Un univers en réduction, un microcosme en mer. L’ambivalence de croire à la fermeté du sol quand tout n’est qu’eau fugace tout autour. Encerclante. Dangereuse. Mortifère. Mertifère ».

« La révolte de Bartleby est une música callada ou bien une soledad sonora, dans quelque nuit obscure jamais apaisée où ne vient aucun détachement, aucune illumination. La révolte de Bartleby ne sert à rien qu’à sa fin même ».

Insula Bartleby est un vibrant et pétillant hommage au roman d’Herman Melville. Un hommage construit comme un puzzle littéraire, où le lecteur croise citations et réflexions, traductions, et impressions de l’auteur sur ce livre étrange, qu’il n’a plus qu’à assembler pour voir apparaître un heureux petit roman tout aussi étrange que celui qui l’a inspiré.

Bartleby d’Herman Melville est aussi ce puzzle, où le lecteur est invité à rassembler ces pièces éparpillées, pour tenter d’en saisir la complexité, l’ampleur, la force d’inertie romanesque du scribe de Wall Street, de voir se dessiner son visage, son corps de clown triste, d’écouter avec grande attention les quelques mots dont il se déleste, et d’en saisir l’humour, comme s’il voyait Buster Keaton campant Bartleby et devenant en un tour de magie cinématographique le scribe de Melville. Serge Airoldi est un chef d’orchestre qui a, face à lui, traducteurs – ces œnologues des lettres – et écrivains, qui à leur tour jouent cette partition silencieuse, cette musique tue, silencieuse, écrivait José Bergamin dans La Solitude sonore du toreo (1), en écho au commentaire de Jean de la Croix sur Le Cantique des Cantiques, comme si Bartleby vivait dans la solitude sonore de son bureau-maison. Il s’agit de se laisser guider par une phrase qui est la phrase fondatrice de ce petit roman, I, would prefer not to, traduite là par : Je



préférerais ne pas
; ici : J’aimerais mieux pas ; ou encore : Je préférerais n’en rien faire ; et ainsi vont les traductions. L’auteur en a relevé dix, toutes à leur manière éveillent en cette langue l’écho de l’original, note Walter Benjamin, qui est lui aussi convié à cette évocation ludique. Les traductions devenant par miracle les échos du roman, de multiples échos. Insula Bartleby est à sa manière savante et savoureuse un écho, un ricochet sur l’eau qui semble calme, du roman de Melville.

« Qui sait où nous conduit Bartleby depuis le refuge de sa grotte, de sa glotte qui gratte et grippe le système ? Sa glotte qui s’interrompt. Qui rompt ».

« Je boutonnai ma jaquette, me redressai ; j’avançai lentement vers lui, lui touchai l’épaule et dis :

“L’heure est venue ; vous devez quitter les lieux ; j’en suis désolé pour vous ; voici de l’argent ; mais vous devez partir.

– Je préférerais ne pas, répliqua-t-il, toujours de dos.

– Vous le devez”.

Il resta silencieux » (Bartleby le scribe, Herman Melville, trad. anglais Jean-Yves Lacroix, Editions Allia).

Serge Airoldi a sous les yeux pour éclairer le roman de Melville, une bibliothèque des plus étourdissantes, des écrivains, des traducteurs et des commentateurs, qui ne manquent pas d’audace, comme l’auteur n’en manque jamais. Il saute de l’un à l’autre, tel un furet des lettres. La figure invisible de Bartleby se dessine page après page, ses mots, son retrait, et ses silences, ses mystères, sa résistance, non au système, mais peut-être à lui-même. Il ne se mure pas dans le silence, mais n’a qu’une phrase à la bouche, qui finit par le conduire en prison, où il n’a plus de mots. Un roman s’écrit face à un mur du silence, comme Bartleby rêveur, simplement arrêté là, sans pouvoir aller plus loin, comme avalé lui aussi par une baleine blanche, et ne pouvant que répondre aux sollicitations des humains qui ignorent tout de sa destinée : I, would prefer not to. A nous d’en déduire ce que l’on souhaite, à nous de l’interpréter comme on l’entend, à nous de prolonger cette énigme sans évidemment être sûr de pouvoir un jour en trouver le sens et la raison. Il n’est finalement pas très raisonnable d’écrire un tel roman, et encore moins de s’y prélasser, d’en faire un petit festin littéraire, Serge Airoldi n’est pas très raisonnable, c’est ce qui fait le charme de son livre.

Philippe Chauché

(1) « Musique pour les yeux de l’âme et pour l’oreille du cœur, qui est la troisième dont nous parlait Nietzsche, celle qui écoute les harmonies intérieures » (La Solitude sonore du toreo, José Bergamin, trad. espagnol, Florence Delay, Fiction & Cie, Seuil, 1989).

 http://www.lacauselitteraire.fr/insula-bartleby-serge-airoldi-par-philippe-chauche

vendredi 8 octobre 2021

Le mystère Richelieu de Philippe Le Guillou dans La Cause Littéraire

« À partir d’une simple allure, d’une démarche glissante, latérale, à partir d’une barrette cardinalice – plutôt que l’imposant chapeau à houppes –, à partir d’une forme, un triangle en mouvement, le peintre janséniste, unique portraitiste du cardinal a imposé un genre, de manière définitive. Il a créé l’esthétique du portrait de pouvoir ». 

Devant nous : un tableau signé Philippe de Champaigne où apparaît le cardinal de Richelieu, c’est cette apparition qui fonde Le mystère Richelieu, qui le nourrit et qui l’éclaire, comme nous éclaire Philippe Le Guillou, grand lecteur de l’épopée politique du cardinal. Arnaud Jean du Plessis de Richelieu eut un pied au XVIe siècle et son corps souffrant et glorieux se déplaça au XVIIe. C’est le siècle d’un homme qui embrassa le pouvoir, la gloire, suscita des jalousies, des ressentiments et des haines, qui brille dans ce livre. Le mystère Richelieu est le roman de ce pouvoir, le récit de cette épopée, de cet homme d’État, saisi au plus profond de son être par une « mystique de l’État », et c’est ce saisissement que décrit, que fait résonner Philippe Le Guillou, tout attentif qu’il est au parcours de ce religieux d’exception. L’écrivain le rencontre au Louvre, il est vivant sous le pinceau du peintre des bleus profonds et des rouges éblouissants, qui a inspiré tant et tant de peintres modernes – « … mon regard détaille le jeu des plis et des ombres de la cappa magna, la souplesse et la fluidité de sa doublure soyeuse… ». C’est cette même souplesse et cette même fluidité qui nimbe ce livre, qui nous fait toucher des lèvres le cardinal, sa main qui ne tremble jamais, nous fait entendre ses mots et ressentir ses maux. Il va donc avancer ses pions, dans ce jeu de la guerre et du pouvoir, qu’il découvre. Il va se faire des alliés et des ennemis, prêtre, évêque de Luçon, député aux États généraux de 1614, « Le règne de la raison doit commencer ici, la vie du droit ne connaît qu’un élément vital – clarté et intégrité », aumônier et surintendant de la maison de Marie de Médicis, puis ministre de Louis XIII, le premier de tous, car il a une double vue, il voit la France, il se voit la servir, et il va la servir. Il y aura le temps de la grâce, celui de la disgrâce, puis le retour, paré des éclats de la légende. Autre moment essentiel dans sa destinée, le siège de la Rochelle, un peintre le montre bras croisés face à la violence de la flotte anglaise, il poursuit sa guerre contre la Réforme et la bruyante noblesse, et imagine enfin une académie littéraire qui deviendra l’Académie française. 




« Le cardinal, comme dans les portraits glorieux de Champaigne, est toujours resté debout, seul, en mouvement, dans la majesté de la pourpre, parce qu’il s’agissait de ne surtout montrer à ses ennemis, et il n’en manquait pas, le moindre signe de faiblesse ». 

Le mystère Richelieu est un lumineux portrait de ce fondateur, de ce grand serviteur de l’État, de ce religieux à la main d’acier, dont les tourments, les accidents, les douleurs n’ont jamais altéré sa passion première : servir le roi et la France. Philippe Le Guillou, hanté depuis son plus jeune âge par cette figure romanesque, lui rend peau, sang, cœur et mots. Philippe Le Guillou inspiré par Philippe de Champaigne, fait littéralement vivre devant nous le cardinal en mouvement vers la gloire et la mort, c’est bien l’art du conteur qui, d’historien, se mue en romancier de l’Histoire de France. 

Philippe Chauché

https://www.lacauselitteraire.fr/le-mystere-richelieu-philippe-le-guillou-par-philippe-chauche

mardi 28 septembre 2021

Christian Laborde : Bonheur et Le Bazar de l'hôtel de vie dans La Cause Littéraire

« Le portail s’ouvre sur une vaste cour en cailloux, des cailloux de taille identique, serrés les uns contre les autres, des cailloux qu’on ne pourrait arracher bien qu’au ciment ne les scellât, des cailloux lisses et luisants que l’Adour et les gaves ont charriés dans leurs eaux bourlingueuses. Ils donnent à la cour l’apparence du lit asséché d’une rivière » (Bonheur). 
Bonheur fut d’abord un feuilleton de La Nouvelle République des Pyrénées, un feuilleton qui deviendra un roman, un roman qui n’est pas à l’eau de rose, mais à l’eau du Gave, un roman dont les mots roulent comme des galets. Bonheur est l’histoire de Julien Beausonge – un beau rêve, une belle chimère –, qui s’installe à Ossun dans les Hautes Pyrénées, le dernier repos de sa mère, à quelques roues de Tarbes. Ce n’est pas un retour aux sources, les sources elles jaillissent de la plume de Christian Laborde, mais une plongée dans le Sud : c’est-à-dire la douceur, les nuages qui freinent, les fantaisies du vent.
Un Sud, qui devient jour après jour sa boussole, un Sud où swingue le gascon, un Sud où l’on ne craint point de croiser, ici l’ombre d’un Cathare, là celle d’un troubadour, plus loin d’entendre la voix de sable et de pins de Manciet, ou encore celle des tambours de Lubat. L’apprentissage du pays se fait avec grâce et joie pour Julien Beausonge, pour le voir, il faut rouler sur son vélo, apprivoiser les collines et les côtes, le Plateau de Ger, comme il a apprivoisé sa maison, Le Petit Manoir. Il faut être présent à la langue et à ceux qui la font résonner comme un écho entre deux montagnes. Aux noms qui font encore frissonner les rues du village, aux histoires de familles, aux départs, aux fuites, aux envolées loin des Pyrénées. Il faut être présent à sa maison, à son Petit Manoir, ne pas froisser les histoires qui s’y sont jouées et qui s’y jouent, écouter le murmure des murs et des meubles, et leur silence. Leur âme irrigue Bonheur, comme elle irrigue les romans d’Henri Bosco, la transmission a eu lieu et elle est admirable. Tout pourrait ainsi durer des siècles, mais, car il y a un mais dans ce pétillant petit roman, un autre écho envahit les rues du village, maléfique, l’aménagement d’une porcherie industrielle et ses six mille porcs en batterie, alors la colère gronde comme l’orage dans les vallées pyrénéennes, et la foudre tombe ! 

« Il y a deux sortes de mots : les mots à plat, et les mots qui bougent. Nostalgie est un mot qui bouge, un mot plein de swing, de vie, de feu, avec cet “al” qui claque en son sein » (Nostalgie, Le Bazar de l’hôtel de vie). 

« Jouer de l’accordéon, c’est avoir le don d’accorder. Accorder en français de jadis, veut dire fiancer. Yvette Horner, sur scène, sur disque, avec son talent, sa virtuosité, son énergie, sa fantaisie et ses biscotos a fiancé le musette et le classique, La Marche des mineurs et Jean-Sébastien Bach, la java et le jazz uzestois de Bernard Lubat, la tradition et la nouveauté, la France et le monde entier, la musique et les lacets du col du Tourmalet » (Mots dits pour Yvette à la cathédrale de Tarbes, le 20 juin 2018, Le Bazar de l’hôtel de vie).




Bonheur est un conte, une lettre de mon village envoyée à la terre entière, lumineuse, brillante, révoltée, frizzante, comme on le dit d’une eau pétillante au pays de Dino Risi, un conte qui se termine dans le bonheur, pour les cochons et Julien Beausonge, un bonheur en entraîne d’autres. Le Bazar de l’hôtel de vie ressemble à ces bazars de notre enfance, ces commerces où l’on pouvait tout acheter : des bonbons, des pinces à linge pour faire du vélo, des vis et des écrous, du fil et des mouches pour la pêche, des élastiques, des étiquettes, des pièges à souris. Celui de Christian Laborde recèle des tchatcheries – l’ancêtre du Slam –, des poésies qui se chantent et se « gueulent » à Biarritz, à Aureilhan ou à Avignon, des compositions improvisées sur de petits carnets qui ne quittent jamais l’écrivain. Mais aussi des hommages, à Colette Besson – Besson, du latin populaire bissus, veut dire jumeau. Le 16 octobre 1968, sur la piste de Mexico, Colette Besson fut ce qu’elle demeure pour chacun de nous : la petite sœur jumelle du vent – et à l’éternelle Yvette Horner – Que faites-vous dans la vie, Yvette Horner ? Je fais atterrir la joie – ou encore Les carnets d’Avignon, pour raconter sur scène Claude Nougaro, c’était en 2016. 
On a beau lire Christian Laborde depuis des décennies, depuis plus de trente ans, savoir qu’il a au moins trois passions : la langue, les langues françaises et gasconnes, celle qui s’écrit et celle qui s’entend, s’écoute, celle qui swingue, qui sifflote, qui chante à tue-tête, la bicyclette, celle que l’on enfourche pour vagabonder et celle qu’enfourchent les héros du Tour de France (1), du Giro et de la Vuelta, celle qui rôde entre les buissons, à l’écoute des chouettes, des rossignols et des merles, la chanson, ou plutôt les chansons de Claude Nougaro dont la langue roule comme le Gave, et l’accordéon d’Yvette Horner qui s’accorde aux échappées belles du Tour. On a beau savoir tout cela, à chaque nouveau livre on est éveillé par surprise, et de surprise, éveillé de force, d’un savoureux savoir, de musiques, car ses livres s’écoutent plus qu’ils ne se lisent et quand ils se lisent, c’est à haute voix, comme s’il nous disait : « écoutez, dans ma besace, j’ai des romans, des mots qui filent d’oreilles en oreilles comme un ballon de rugby de mains en mains, et des histoires à dormir à la belle étoile à vous offrir, un vrai bazar ! Régalez-vous ! ». 

 Philippe Chauché 

(1) Les Editions du Rocher ont eu la bonne idée de rééditer dans sa Collection de Poche Le Tour de France de Christian Laborde, une somme passionnante (juin 2021, 496 pages, 8,90 €) 


vendredi 24 septembre 2021

Les Bourgeois de Calais de Michel Bernard dans La Cause Littéraire

« Le sculpteur continuait d’appuyer les pouces dans la glaise, de l’évider, l’amincir et la renfler du bout des doigts, y planter les ongles pour en extraire des rognures. À la surface, les ombres frémissaient, se déplaçaient ». 
« Il flairait l’odeur du plâtre frais, et du bout de l’index sentit un reste d’humidité. Il faillit le porter à la bouche. Il revint à son dossier et reprit sa lecture, jetant de temps à autre un coup d’œil sur la maquette blanche qui venait de bouleverser l’univers familier de son bureau ». 

Les Bourgeois de Calais ne pouvaient rêver meilleure évocation de leur histoire, de leur destin, et de leur seconde naissance. On ne pouvait rêver meilleur roman de la naissance de ce bronze devenu une légende et celui des hommes de passion qui l’ont inspiré et voulu. Les Bourgeois de Calais est le roman d’une passion, il vibre, et s’enflamme, comme l’était Le Bon cœur, cet admirable roman sur Jeanne d’Arc. C’est le livre d’une rencontre unique entre Auguste Rodin, géant aux mains magiques, à la vision éternelle, et à l’imagination rayonnante, et Omer Dewavrin, notaire et maire inspiré de Calais. Nous sommes en 1884, et c’est une année décisive pour le sculpteur, la mémoire, la gloire, l’Histoire de France et pour Omer Dewavrin qui a fait le voyage pour voir, écouter et convaincre Rodin que lui seul, lui seul pouvait redonner vie aux Bourgeois de sa ville. Eustache de Saint Pierre, Jacques de Wissant, Pierre de Wissant, Andrieu d’Andres, Jean d’Aire, Jean de Fiennes, ce sont les noms des six Bourgeois qui se livrent aux anglais pour délivrer leur ville de la faim et du siège militaire. Ils s’avancent et avec eux s’avance une certaine idée du sacrifice, qu’illumine Michel Bernard par la précision, la grâce et la force de son style. Auguste Rodin les voit : ils se dressent sous ses mains, six phares aux visages fiévreux, la corde au cou, c’est un cortège, une procession qui défie à jamais l’histoire de l’art, et l’écrivain en saisit la force tellurique, comme il saisit ce long et inouï combat avec le temps et les hommes, que mènent le maire, son épouse et le sculpteur. Il faudra six ans avant que les Bourgeois ne retrouvent leur ville, l’Histoire de France, et ne défient l’histoire de l’art. 




« L’un des personnages le fascinait en particulier. Le galeriste lui avait dit que c’était Jean d’Aire. Cet homme dont l’énergie se rassemblait dans sa seule volonté, la bouche serrée sur toute vaine parole, réprimant regret et plainte, mordant son angoisse, les mains crispées sur la grosse clé qu’il allait déposer avec sa vie aux pieds du roi d’Angleterre, cet homme-là était son parent ». 

« La Porte de l’Enfer attendrait. Dans la grisaille de cette fin d’hiver parisien, le sculpteur pétrissait ses Bourgeois. Il avait dressé face à leur destin ce groupe de notables du Moyen Âge, il allait maintenant donner une existence singulière à six hommes du passé, une vie à chacun de ces hommes sans portrait ». 

Michel Bernard est l’un des grands romanciers de l’Histoire de France, il n’écrit pas des romans historiques, mais signe des romans qui surgissent de l’Histoire et la font briller de mille feux parfois inconnus, toujours éblouissants. Un surgissement sans bruit ni fureurs, tout en nuances romanesques, en couches de couleurs et éclats de nuances, en frémissements. Ses romans ont le pouvoir de faire vivre et revivre sous nos yeux des héros singuliers. Ici un géant qui a révolutionné l’art de la sculpture – son Balzac est un géant qui s’impose tel un Dieu surgissant dans la nuit et auquel rien n’échappe, les Bourgeois de Calais des corps souffrants dotés d’une force admirable et bouleversante –, un maire habité et visionnaire, son épouse tout aussi bouleversée par ce qu’elle voit et devine, et tous les trois embrasés d’amitié. Dans ce dernier roman, comme jamais, les corps se font chair, corps de plâtre, puis de bronze, corps éternels, inoubliables. Quand Michel Bernard se laisse séduire par une histoire, un personnage, un artiste – Jeanne d’Arc, Claude Monet, Maurice Ravel, Maurice Genevoix –, et qu’il en fait un roman, le lecteur ne peut être qu’ébranlé par tant d’intensité, de grâce, de vérité. L’écrivain ne succombe à aucune sirène du verbiage contemporain, il poursuit, livre après livre, comme un compagnon charpentier, ses chefs-d’œuvre, fidèle à la langue de ses maîtres, comme l’était en son temps l’intransigeant Agricol Perdiguier (1), sur les routes de son Tour de France. Michel Bernard est un écrivain de la nuance, de la rigueur, et de la perfection. Dans ses romans, l’Histoire s’y ressource, s’y déploie et y renaît. L’écrivain est un grand témoin du Temps et de ceux qui l’ont illuminé. 

Philippe Chauché 

(1) « Dans le haut du cimetière, près du mur de clôture, je remarquai deux bien modestes tombes l’une à côté de l’autre ; sur la première, je lus ceci et rien de plus : Molière ; sur la seconde : La Fontaine !… Je fus ému, j’éprouvai je ne sais quoi… Rien de beau comme un beau nom, rien de doux comme le nom d’un homme de bien, de grand comme un homme de génie » (Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la vertu, Mémoires d’un compagnon, La Mémoire du peuple, François Maspero, 1977). 

mercredi 15 septembre 2021

L'art de naviguer d'Antonio de Guevara et L'art de faire naufrage de Pierre Senges dans La Cause Littéraire



« La galère offre à celui qui s’y embarque le privilège d’être privé de conversation féminine, de mets délicats, de vins odorants, de parfums stimulants, d’eau fraîche et de bien d’autres délicatesses semblables qu’il pourra désirer à loisir sans jamais pouvoir en jouir » (L’art de naviguer). 

« … les écrits de Guevara s’affranchissent continûment du devoir de vérité que lui imposait, en principe, son statut de lettré. Les manquements à la vérité deviendront du reste sa signature la plus éclatante dans la mesure où ils assureront sa renommée d’auteur indigne » (L’art de galérer). 

Antonio de Guevara est secrétaire personnel et homme de confiance de Charles Quin, empereur d’Espagne depuis 1520, prédicateur royal, historiographe, lorsqu’il fait publier en 1539 L’art de naviguer, l’Arte de marear en castillan. Le siècle d’Antonio de Guevara, est d’or (1) depuis 1492, comme son style brillant, piquant et ironique. Cet art de naviguer devrait plus justement s’intituler l’art de rester à quai, d’ignorer mer et galères, et de ne pas mettre sa destinée sur les flots rugissants à la merci de la furie de la mer, des équipages, de capitaines, pilotes, espaliers, timoniers et matelots. Antonio de Guevara est un romancier avant l’heure, il joue et se joue des styles, du sens des mots et de leur agencement. Il invente des noms de philosophes et de corsaires, confond la proue et la poupe, et saute du récit historique où il flirte avec bonheur avec l’imaginaire, à l’aphorisme maritime. Impossible d’embarquer après l’avoir lu, sauf si on ne le prend pas au sérieux, mais souhaite-t-il l’être ? Embarquer dans une galère conduit aux portes de l’enfer : on y mange mal et peu, comme l’on y dort sur le bord des paupières, on s’y fait dépouiller et moquer, on y perd la santé, l’appétit, et peut-être la foi, on est occupé à regretter la terre ferme et ses bonheurs, et on y risque sa vie pour quelque aventure chimérique. 





« La mer est l’ennemie de tout ce qui contribue à l’existence des hommes : ses poissons sont flegmatiques, son air malsain, son eau salée, son humidité nuisible – et la navigation périlleuse » (L’art de naviguer). 

« Homère devait s’y connaître en naufrages, vécus sur le tas, admirés de loin en grignotant des pignons de pins, décrits dans ses poèmes où on ne cesse de boire la tasse – il évoque dans son Odyssée (au chant XXIII, pour tout dire) « le bonheur du naufragé qui arrive, tout couvert de sel, sur la grève lorsque la vague et le vent ont brisé son navire » (L’art de faire naufrage). 



Antonio de Guevara offre un précieux ouvrage sur les affres de la navigation, comme plus d’un siècle plus tard, le Quichotte de Miguel de Cervantès sera un tout aussi précieux livre sur les fourberies des romans de chevalerie, l’un comme l’autre, en jouent et s’en jouent. De la navigation pour l’un, de l’errance notamment sur les collines de la Mancha pour l’autre, et la sentence « la vie de la galère, Dieu la donne à qui la veut », qui conclut chacun des chapitres de L’art de naviguer, pourrait s’appliquer aux aventures de l’Ingénieux Hidalgo, « la vie d’errance, Dieu la donne à qui la veut ». Les éditions Vagabonde ont eu l’ingénieuse idée de proposer à Pierre Senges une suite, une échappée belle au livre d’Antonio de Guevara, une ritournelle, un ricochet littéraire. Il ne s’agit plus de naviguer, d’en rêver, ou de tout faire pour s’en passer, mais de faire naufrage, de s’en échapper ou d’en réchapper. Pierre Senges en lettré joueur et joyeux se pique au jeu du divertissement littéraire, marin et historique. Il s’est amariné et porte une attention particulière à l’art d’échouer, parfois d’échouer dans son naufrage, et à celui pour le naufragé de réussir à gagner une terre inconnue et y fonder une cité, une chance pour l’homme qui voulait être roi ou écrivain. Au début les naufrages sont sans mal attribués à la colère des dieux, Zeus, Poséidon, plus tard à Yahvé : dieu du souffle, de ciel d’orage, de pluie de cendre. Des dieux et des vents, que Pierre Senges rappelle à notre souvenir ou à notre ignorance : le garbino, le libeccio, le sirocco, la tramontane, et la bora, vent catabatique, capable d’abattre un aigle. Pierre Senges est un lettré affuté, comme on le dit d’un marin, qui ne craint ni le mal de mer, ni les naufrages, tant il en parle avec gourmandise. Quand la mer se lève, il convoque Ovide et Melville, ouvre son livre à Casanova et Lautréamont, invite Shakespeare et la Tamise de Falstaff, et vogue avec Swift et Ulysse. Le roman, est un art qui flirte avec les naufrages, et là encore Pierre Senges s’en amuse et nous en amuse. Son art de faire naufrage est réjouissant par les histoires qu’il invente ou pêche de-ci de-là. En sa compagnie, la navigation littéraire est une aventure, et à chaque page, un Nouveau Monde s’ouvre à vous, goûtons-le, comme l’on goûte les embruns et les alizés ou comme l’on pose son pied sur une terre inconnue, et ce roman en est une étonnante. 

Philippe Chauché 

(1) Le Siècle d’or prend naissance en 1492, c’est la fin de la Reconquista (la reconquête chrétienne), et celle de la présence arabo-musulmane en Andalousie, c’est l’année où Christophe Colomb découvre le Nouveau Monde et celle où Antonio de Nebrija publie la première grammaire en Castillan qui devient la langue officielle du royaume espagnol.