samedi 31 août 2019

L'éternel printemps de Marc Pautrel dans La Cause Littéraire



« Nous nous décrivons nos royaumes respectifs, et chacun de ces pays est un délice pour l’autre. Nous nous faisons la cour mutuellement. La conversation française est bel et bien une forme de pratique érotique ».
 
L’éternel printemps est un roman d’amour et de séduction. Un roman parfait, une vie princière, un voyage humain, l’écrivain possède, comme son éditeur, l’art rare de savoir choisir les noms qu’il donne à ses livres. Comme il possède celui de composer ses romans, et c’est bien de cela dont il s’agit, de composition, comme on le dit pour la musique et la peinture. Marc Pautrel possède cet art d’écrire avec la précision d’un artisan joaillier, chaque geste est pesé, chaque phrase millimétrée, chaque mot choyé. L’éternel printemps est un roman qui mise sur l’amour et la littérature, comme l’on mise sur la vie. L’éternel printemps est le portrait à la plume d’une femme aimée, aimée sur l’instant, pour le timbre de sa voix, cette intonation, cette tessiture, pour ses doigts fins comme des crayons-mines, la grande mèche de cheveux qui lui barre le front, avec ce mouvement réflexe adorable dont je ne me lasse pas, mais aussi pour ses pertes d’équilibre – Je guette ses secondes de folie, les éclairs durant lesquels elle quitte la route et s’envole pour quelques minutes –, et sa conversation, cet art de vivre si Français. L’éternel printemps est un roman de la conversation, de la fréquentation.
Ils se fréquentent, comme nous disions au siècle passé, et fréquentent les livres et les auteurs anciens, lui écrit, elle conserve et préserve des livres qui continuent d’éblouir leurs lecteurs : Descartes, Alexandre Dumas, Voltaire, Stendhal, Baudelaire, les Bibles, Rabelais, des incunables, des in-folio, des in-plano, tout un univers qui vit et raisonne sur les étagères de sa librairie, et par rebond dans les phrases du roman. Des livres immortels, qui n’ont pas fait leur temps : deux êtres se rencontrent, et la plus belle bibliothèque du monde s’ouvre à leurs yeux.
 
« Elle me fait penser à ces cerfs-volants que je vois l’été devant l’océan, si leur fil est tenu trop court, ils restent à quelques centimètres de hauteur, comme couchés, ils ne se dressent pas dans le ciel à cheval sur le vent, ils tournent en cage, à droite, à gauche, se plantant sans arrêt dans le sable. Le plus beau cerf-volant est celui dont on coupe le fil et qui part vers le firmament, très haut, très loin ».
 
L’éternel printemps est un roman attentionné, attentif aux mots, aux gestes et aux silences, attentif aux tressaillements de cette libraire d’exception, que le narrateur apprivoise. Attentif au motif : un visage, un regard, le mouvement d’une main, une rue, une table de restaurant, un ciel. Marc Pautrel porte autant d’attentions à sa libraire, qu’il en portait dans ses romans précédents à Blaise Pascal, Jean-Siméon Chardin, ou Ozu. L’éternel printemps est un roman bref et vif, musical, qui danse – on pense à Vivaldi et ses mandolines –, il pourrait s’intituler Le romancier de Paris, ou encore La Romance de la SeineL’éternel printemps est le roman portrait d’une femme, d’une étoile, que le narrateur ne peut totalement saisir, vérifiant ainsi que l’on ne peut jamais tout saisir de l’être aimé, l’aventure amoureuse est celle d’un saisissement chaque jour renouvelé. Marc Pautrel fidèle à ses brèves incises romanesques – il écrit, tel un cavalier galopant sur les collines et les chemins de l’art du roman, à vive allure, embrassant du regard les paysages qui s’offrent, les parfums qui volent, et les éclairs qui strient le ciel, le regard d’une femme en devenir d’amour –, nous offre là, une belle pierre bleue, un diamant aux 29 carats taillé par un orfèvre aux mains bénies, un éternel printemps romanesque.
 
« Nous longeons les Tuileries, chaque jour nous vivons naturellement au milieu de la beauté incroyable de cette ville, qu’à force d’habitude nous ne voyons plus, et que devront nous rappeler involontairement les amis italiens, japonais ou américains, lorsque la découvrant ou redécouvrant ils resteront devant nous comme tétanisés, et pris dans une euphorie continue ».
 

Philippe Chauché

https://www.lacauselitteraire.fr/l-eternel-printemps-marc-pautrel-par-philippe-chauche

vendredi 23 août 2019

Ordesa dans La Cause Littéraire




« Le passé est la vie déjà livrée au saint office de l’obscurité. Le passé ne part jamais, il peut toujours reparaître. Il revient, revient sans cesse. Le passé est porteur de joie. Le passé est un ouragan. Il représente tout dans l’existence des gens. Le passé est aussi porteur d’amour. Vivre obsédé par le passé ne nous permet pas de profiter du présent, et pourtant profiter du présent sans que le poids du passé chargé de désolation fasse irruption dans ce présent n’est pas un plaisir mais une aliénation. Il n’y a pas d’aliénation dans le passé ».
 
Ordesa est le troublant journal radical d’un espagnol d’aujourd’hui, d’un écrivain qui porte tout le passé de l’Espagne, et offre son présent turbulent. Il ne fait pas de cadeau à son époque, à son pays, à son passé, à ses contemporains et à lui-même, mais avec la manière. Pas un mot plus haut que l’autre, pas une phrase qui ne déroge aux belles règles du style, son humeur vagabonde, mais elle reste classique. Manuel Vilas a la politesse de bien écrire, et de bien rire des situations parfois ridicules où il s’aventure. Ordesa est le roman d’une vie, celui d’un enfant du siècle né durant une dictature, qui a connu la transition démocratique, Juan Carlos et son fils Felipe VI, et qui ne cesse de se souvenir de ses parents et de l’odeur des cigarettes qu’ils fumaient, comme si la crémation n’était pas autre chose qu’une dernière cigarette fumée jusqu’au filtre.
 
Ordesa est le livre de la Nostalgie, en écho à celui de l’Intranquillité de son turbulent voisin Fernando Pessoa. Un livre que l’on aurait tort de ne pas prendre pour un roman. Quand un éditeur précise qu’il publie ce livre dans une collection baptisée « Non-Fiction », il faut s’en méfier, et finalement s’en réjouir. Ordesa a tout pour séduire l’amateur de roman, comme nous le dirions de l’amateur de vin. Le vin, cette magnifique fiction baignée de réel : la terre, l’eau, le ciel et la main inspirée du vigneron, cet écrivain dont le crayon est un sécateur. Il sait que ses ceps de vigne retrouveront leurs vitalités, lorsqu’ils seront séparés des sarments qui les « encombrent », l’écrivain fait de même avec ses phrases inutiles, il allège et rajeunit. Manuel Vilas taille son livre comme une vigne, et ses phrases en sont plus colorées, la vendange est abondante et le vin s’annonce exceptionnel. Ordesa est le roman des invisibles, des oubliés, des espagnols dont les villages ont disparu ou ont été désertés, le livre des paysans, et des pauvres, qui préféraient le silence à la révolte, le livre de la classe moyenne-basse espagnole. Comme dans tout grand livre, la mort rode dans Ordesa, la mort que le narrateur tente vainement d’apprivoiser – sans en faire un slogan criminel comme les franquistes et leur Viva la Muerte de la guerre d’Espagne –, celle de ses parents – A la mort de mes parents, ma mémoire est devenue un fantôme irritable, effrayé enragé –, et celle très symbolique de son couple, son divorce, cette faillite amoureuse qui se rembourse éternellement et qui ne cesse de faire écrire – Parfois, je confonds mon divorce avec un veuvage –, et si la mort rôde, tout comme la maladie réelle ou imaginée – Il y a de la beauté dans l’hypocondrie… –, c’est bien la vie qui l’emporte et qui rythme ce livre, qu’ouvre Gracias a la vida, la chanson de Violeta Parra. Un merci à la vie, qui est aussi : un merci à la littérature.
 
« Ils étaient beaux. Tous les deux. C’est pour ça que j’écris ce livre, parce que je les vois.
Je les ai vus à l’époque, quand ils étaient beaux, et je les vois maintenant qu’ils sont morts.
Que mes parents aient été aussi beaux est ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie ».
 
Ordesa est le livre du père et de la mère disparus, celui de leurs habitudes, de leurs mots, leurs regards, leurs attentions, des instants partagés dans la joie, qui illuminent le livre de Manuel Vilas : « L’été, ma mère se levait tôt pour manger des fruits. C’est comme si je la voyais ». Les grands morts de Manuel Vilas sont finalement ses grands vivants, leur présence irradie le roman – persistons à le nommer ainsi –, ils ne cessent d’accompagner leur fils, et l’on se demande si c’est vraiment lui qui les invite, ou si ce sont eux qui le protègent de leur rassurante présence : « La dernière fois que je les ai vus, ils étaient morts, pas en même temps, mais séparément dans le temps, ma mère a encore vécu neuf ans après la mort de mon père ». Manuel Vilas construit son livre comme une cathédrale, pierre à pierre, colonne à colonne, vitrail à vitrail telle la Sagrada Família, sa Famille Sacrée, qui ne peut jamais s’achever, tant sa construction n’est plus du ressort des hommes. Ordesa est ainsi fait, c’est sa profonde constitution, sa matière et son style et nous ne cesserons de le visiter.
 
« Mon père s’est converti en électricité, en nuage, en oiseau, en chanson, en orange, en mandarine, en pastèque, en arbre, en autoroute, en terre, eau.
Je le vois dès que je veux le voir ».

Philippe Chauché

https://www.lacauselitteraire.fr/ordesa-manuel-vilas-par-philippe-chauche