vendredi 27 octobre 2017

L'Atelier Contemporain dans La Cause Littéraire


Ouvrir un livre que publie François-Marie Deyrolle est à chaque fois une aventure artistique et poétique, ses livres constituent l’une des plus belles bibliothèques contemporaines consacrées à l’art vivant, à l’art en mouvement, qu’il se dessine, se peigne ou s’écrive, c’est toujours une heureuse bénédiction de les lire. Contre vents mauvais et marais mouvants, François-Marie Deyrolle édite quelques pépites rares, où les mots et les images témoignent des peintres et de ceux qui les écoutent et savent les voir.
 
« Je l’ai souvent redit, certains de nos souvenirs sont vagabonds. Egarés, isolés de la continuité des jours, ayant pour ainsi dire rompu les liens avec les évènements qui, groupés, forment les chapitres de notre histoire, ils flottent à la surface de notre mémoire et se rappellent à nous d’autant plus volontiers qu’ils sont sans attaches. Parfois ont les voit, plus scintillants que les autres, dérivant à la surface de notre conscience » (Les Corps vulnérables).
 
 
Jean-Louis Baudry savait peut-être comme personne regarder l’art en face, et Les Corps vulnérables regarde, comme jamais peut-être, la mort en face. Les Corps vulnérables est le journal d’une disparition. Je vous salue Marie – une remémoration écrite (de) notre passé dans l’espoir non de la ressusciter mais de maintenir en moi la survie. Le journal du temps retrouvé, qui appartient aux amoureux de l’art vivant, des corps et des peintres, ici Tintoret – Il vous surprend, vous saisit, vous contraint, il vous oblige à quitter la place que vous aviez l’habitude d’occuper… Cette peinture ne montre ni ne démontre, elle agit – (L’enfant aux cerises), là une rue de Nîmes, ou encore un rivage du Cotentin – Mes souvenirs sont faits de nos déplacements, de nos marches et de nos voyages. La mémoire exige de nouveaux paysages –, les bords de Seine, une plage à Saint-Jean-de-Luz, les arènes de Bayonne, Poussin – Il y a dans ses tableaux une retenue telle qu’ils ne délivrent la délectation promise qu’à ceux qui ont accepté de les contempler longtemps. Ce journal fleuve, ce roman de la contemplation, cette recherche du temps qui survit à la disparition, au brouillage par la mort des ondes magistrales de la vie, éblouit par sa force, sa ténacité, sa saisissante nécessité, entre bonheur, jalousies, troubles et blessures.
 
Les Corps vulnérables est le roman d’une vie, le récit d’un amour perdu, dont l’ombre portée se dessine dans la lumière d’un tableau, d’une ville, d’une chambre d’hôtel, d’une rue, d’un instant suspendu, du regard de l’aimée, protégé par La Danse de Matisse. Une danse magnifique, troublante, que révèlent les souvenirs, notes prises dans des agendas, qui façonnent la matière des jours. Ce journal du deuil s’ouvre le 12 mai 1977 – Il y a deux semaines, presque à la même heure, j’apprenais au téléphone la mort de Marie. Je l’avais connue, un 26 novembre, le lendemain, m’avait-t-elle dit, de son anniversaire– pour se clore le 26 juin 2005 – Nous allions prendre l’avion pour Paris. Jour pour jour, juste dix ans après nous être connus, nous dînerions à notre arrivée, le soir de son anniversaire, au Terminus Nord –, l’écrivain disparaîtra dix ans plus tard, sa mémoire reste vive, leste, et ce journal en porte mille traces d’or.
 
« Tous ceux qui aiment les musées, œuvres et lieux, œuvres associées à des lieux, lieux associés à des œuvres, auront connu l’enthousiasme, l’excitation, le bonheur de repasser par des portes déjà franchies… C’est alors, quand nous revoyons les sculptures, les tableaux, à la place où, semble-t-il, ils nous attendaient, que nous sommes en mesure de vérifier que des pensées y séjournaient » (L’Enfant aux cerises, Une maison pour des pensées).
Tout au long de sa vie, Jean-Louis Baudry a vérifié que ce sont les tableaux qui nous regardent, au réveil dans son enfance, plus tard, dans sa vie d’écrivain, les musées qu’il fréquente, où il se glisse avec la légèreté d’un ange, sont, écrit-il, des sanctuaires de joie (et) sont aussi les demeures de la mort annoncée, le temps perdu y est présent, il vous saute aux yeux, pourrions-nous dire, et l’écrivain voyageur s’en saisit avec de belles manières. Qu’il lise Proust et ses impressions « Les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l’œuvre d’Elstir », qu’il entre dans le musée de Valence pour y évoquer cet autre « musée imaginaire » prenant forme dans d’anciennes habitations, qu’il revienne à Venise, c’est Tintoret qui l’attend, Tintoret et ces personnages pris dans la turbulence de passions actives, leurs interminables et silencieuses conversations, qu’il fasse se rencontrer en pleine lumière Monet et Hopper, l’écrivain fidèle à l’écrin de ses pensées et de ses éblouissements, c’est un grand voyant qui  nous ouvre les yeux.  
 
« Quand Myonghi regarde, elle peint ; quand elle peint, ses yeux conduisent. Les forces visuelles en présence sont compatibles. Regarder soutient la même percée que la main qui agit. Un surcroît d’œil sous l’emprise de la peinture, de la géographie » (Sans peinture, Myonghi).
 
 
 
« C’est le mouvement qui déclenche. C’est pour cela que j’aime beaucoup dessiner en voiture, en marchant… Pour cela aussi je parle du contact d’ombre et de lumière qui est la mouvance principale, qui nous parle » (Pierre Tal Coat).
 
 
 
 
L’un écrit, l’autre peint, et ces deux livres se glissent dans les traces de Jean-Louis Baudry, toujours la sensation, ce frémissement de pensée, ces éblouissements, cette passion des formes et du dessin, ces toiles qui se tournent vers vous, et vous interpellent. Ces deux livres complètent merveilleusement ce tableau vivant. Ecrire comme l’on voit, voir comme l’on peint, peindre comme si l’on écrivait sous la protection d’un éditeur d’exception.
 
Philippe Chauché


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samedi 21 octobre 2017

L'Infini dans La Cause Littéraire



« Le vrai charme appartient à celui, ou à celle, qui est allé, les yeux ouverts, dans son propre enfer. C’est très rare, et il s’ensuit une gaieté spéciale, teintée d’un grand calme :
« Ce charme a pris âme et corps
Et dispersé les efforts »
Juste avant, Rimbaud écrit :
« J’ai fait la magique étude
Du bonheur, qu’aucun n’élude »
(Philippe Sollers, Bizarreries)
 
Le cœur absolu est le centre tellurique de la dernière livraison de la revue que dirige Philippe Sollers chez Gallimard, roman publié en 1987 et réédité dans la collection Folio, sous la divine protection de Manet. Une reproduction de son tableau Roses dans un verre de champagne illustre la couverture du petit livre de poche : « Toujours vivant ?… Oui… C’est drôle… Je ne devrais pas être là… Flot de musique emplissant les pièces… Elle se souvient de moi, la musique, c’est elle qui m’écoute en me traversant… ». L’écrivain est bien vivant, même ceux qui un temps souhaitaient sa disparition, se font plus discrets, ils font avec ! La littérature est là, vivante elle aussi. Qui s’en plaindrait ? Ce nouvel opus s’ouvre par des Bizarreries. Les premières pages d’un nouveau roman en chantier ? Très actuel, très moderne, donc saisi par les forces classiques qui nourrissent l’inspiration du Girondin. Le cœur absolu s’ouvre sur deux mots : philistin et béotien. Le philistin, venu de l’hébreu pour désigner un adversaire implacable d’Israël, il s’emploie pour évoquer un bourgeois stupide, repu et réactionnaire, quant au béotien, il manque de goût, rien de pire que de fréquenter des hommes qui manquent de goût, que l’on soit écrivain ou lecteur. Le décor est posé, bizarrerie de l’histoire, il s’invente et s’écrit dans la Bible – l’art absolu du récit, que les aveugles ne peuvent entendre –, on ne visite jamais par hasard ces grands textes, et s’ils vous consument, ce n’est pas pour vous détruire, la Bible, le Récit, que le narrateur raconte à Nora, la petite-fille de Léonard Bernstein, naissance d’un personnage, comme on le disait d’une nation.
 
« Sommeil, et aucun repos, détails absurdes, geste approximatifs, oublis multiples. Et, simultanément, grande sérénité mémoire précise, confiance fondamentale. Vous volez aussi bien que vous titubez. C’est le prix à payer. Tout vient à vous, tout s’éloigne de vous. Vous devenez un cas central pour la science » (Philippe Sollers, Bizarreries).
 
Dans ce même volume, Le cœur absolu poursuit son voyage, Pascal Torrin y consacre sa lecture, une lecture en musique de ce roman foisonnant. Nous sommes à Venise, le narrateur crée avec quatre autres personnes une société secrète qui a pour but « le bonheur de ses membres ». Et comme souvent chez Philippe Sollers, Mozart et Dante seront de l’aventure, ainsi que le Pape Clément V, l’heureux Pape gascon d’Avignon (son tombeau est à Uzeste en Gascogne), et sa thèse reprise par le narrateur : « l’âme est la forme du corps », les romans de Philippe Sollers sont comme l’âme du Bienheureux Clément, ils prennent la forme du corps, d’un corps heureux.
 
« Je pense que l’esprit libre est un esprit de dévoilement. Il ne peut que dévoiler, c’est-à-dire enlever le voile qui couvre… L’esprit libre est un esprit de dévoilement, et c’est dans ce geste de dévoilement qu’il gagne aussi sa liberté » (Marcelin Pleynet, Florence Didier-Lambert, Paris, 1er mai 2007).
 
Qui mieux que Marcelin Pleynet pour figurer dans cette société secrète qu’imagine Philippe Sollers, cette « société du cœur absolu », compagnon de Tel Quel et aujourd’hui de L’Infini, lettré curieux et joyeux, fin amateur d’art, passeur vénitien, poète et écrivain, ce qui revient au même, aventurier de l’an 2000, et très présent dans ce numéro de L’Infini, en attendant la parution de son nouveau roman. Pleynet incendie Venise et Matisse, à la gloire de la sérénissime et du peintre de la liberté libre. Pleynet à Venise sous l’œil optique de Florence Didier-Lambert, Pleynet et Rodin, Pleynet et Rimbaud, vivants, plus que jamais vivants, et que protège Titien, et sa « Poésie d’amour ».
 
« Les poètes se transfigurent dans le temps et les lieux ; l’un semble assumer la forme du « cavalier solitaire des royaumes combattants », allusion à une période ancienne de l’histoire chinoise ; l’autre, sous le « ciel unique » de l’Ethiopie, devient tour à tour « le saint », « le voyageur », « le cavalier » (Andrea Schellino, Traduire Marcelin Pleynet).

Philippe Sollers


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jeudi 12 octobre 2017

Soluto dans La Cause Littéraire


« L’index suspendu, plus raide cependant, mais toujours au-dessus du bouton d’envoi, il prolongeait le film. Il fantasmait le retour anticipé de la déchue, son museau bouffi, les premiers mots de leurs retrouvailles, son refus de la moindre explication (« J’ai tout dit, relis-moi »). Sa dignité était reconquise, sa vie de malheur vengée. C’était la fin de la comédie du paraître, le retour alléchant de tous les possibles ».
 
Redites-moi des choses tendres est une comédie noire, qui aurait pu inspirer un film de Claude Chabrol, une comédie au vitriol, déclenchée par un email qui part trop vite sous les doigts d’Eugène, adressé à son épouse. Une lettre électronique qui va accélérer l’incendie qui couvait dans ce couple sans histoire. Comme dans les petites vignettes dessinées par Claire Bretécher, les enfants sont insupportables et tricheurs, les maîtresses tout autant, les hommes séducteurs, agressifs et dépressifs, on couche, on traficote, on se ment et l’on triche, on règle des comptes, on trahit, on tremble, on hurle et on pleure. Eugène travaille chez un opérateur de téléphonie, LiberTel&Net, et rêve d’avenir radieux dans les hautes sphères de sa belle entreprise aux méthodes de management pour le moins brutales. Barbara enseigne dans un lycée catholique à sections européennes où elle s’ennuie.
 
Leur port d’attache : le Havre, sa perdition : Berlin lors d’un voyage scolaire où elle succombe le temps d’une nuit allemande au charme de Fayed, un élève boxeur, séduit à son tour par sa maîtresse d’un soir. La fuite n’est plus possible, la machine à broyer ces destins est en marche, moteur pourrions-nous dire !
 
« Derrière son impeccable façade, Barbara s’était mise à douter systématiquement de qui la désirait. Elle avait fermé son ventre et reporté toute son énergie sur ses études, sa passion pour l’histoire, la démocratie, le féminisme. Sa libido s’était déplacée sur Tocqueville. Elle s’était mise à caresser des idées, à se pénétrer en douceur du despotisme mou ».
 
Soluto aime les histoires qui finissent mal, il dessine des situations absurdes, il tranche, coupe dans la chair de ses personnages, passe leurs passions tristes au filtre de la dérision, les ridiculise sous le projecteur de leurs dérisoires rêves, il passe ses personnages à la centrifugeuse de l’ironie et s’en moque joyeusement. Ce n’est pas le Charme Discret de la (petite) Bourgeoisie, c’est sa joyeuse caricature, son ombre fêlée. L’auteur qui est aussi dessinateur et peintre, offre là un roman d’une très grande logique littéraire, il conduit ses personnages jusqu’au surplomb des falaises, et ils n’ont pas besoin qu’il les pousse pour s’élancer dans le vide. Il les passe aux rayons X de la littérature pour mettre à nu leur vanité et leur cupidité. Roman cruel et drôle, Redites-moi des choses tendres, fouille et traque, déchire les petites trahisons, et les grandes offenses, met en lumière la cruauté des monstres ordinaires, et comme chez Claude Chabrol, on est au Cœur du Mensonge, et on s’en réjouit en chansons.

Philippe Chauché


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