samedi 31 octobre 2009

Céline en Novembre



à C. vivement.

" Vous êtes bien aimable de vous intéresser à mes si furtives activités littéraires. Il ne s'agit pas d'oeuvre - aucune prétention, et pas de littérature mon Dieu non. "

" Je suis exténué, je termine mon oeuvre, tant de pages. On ne m'y reprendra plus. "

" Vous avez admirablement deviné le fond du problème. L'angoisse devant la perversité ambiante, ce constat évident que tout s'écroule déjà - que la catastrophe est dans l'air. L'important c'est de ce placer dans l'intimité des choses. "

" Et j'avance le prochain monstre, folle entreprise une fois de plus. Il faut trouver le ton, le style, quelle abominable sujétion. Les frivolités m'échappent."(1)

Voilà c'est écrit, il fallait simplement pouvoir le lire. C'est la bonne nouvelle de ce mois de novembre, la réédition de ces vingt-huit lettres de Louis Ferdinand Céline à son ami Joseph Garcin, " un personnage comme Céline les affectionne : curieux des hommes et de toutes les expériences, aimant l'aventure et la vie, mais facilement inquiet et pessimiste, arriviste et sachant profiter de toutes les occasions pour fuir ce qu'il appelait la médiocrité générale, peu scrupuleux sur les moyens, certes, mais fidèle en amitié. " (1), c'est net, clair, vif, brusque, terrible, comme ce qui va devenir son "oeuvre". Céline écrit, seul contre tous ou presque, Garcin un temps est là, à Londres, mais finalement si proche du docteur Destouches. Il lit Céline, qui en douterait, il lit le " Voyage au bout de la nuit " : " Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais rien dit. Rien. " ... " Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu'on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. " ... " C'est difficile d'arriver à l'essentiel, même en ce qui concerne la guerre, la fantaisie résiste longtemps. " ... " Déjà notre paix hargneuse faisait dans la guerre même ses semences. " ... " Décidément, j'étais un créateur d'euphorie ! " (2)
Vingt-huit lettres donc, vivement actuelles, il suffit de bien les lire, mais c'est une autre histoire, comme ses roman d'ailleurs. Mais qui les lit aujourd'hui, posez la question autour de vous, les réponses ne manqueront pas de vous amuser, vingt-huit lettres, des goûtes d'eau ou l'acide si l'on veut.

" Je vois nos contemporains pénibles digestions et aveuglement. " (1)
" La peur elle est partout, voilà le malheur des hommes. " (1)

Vingt-huit lettres admirablement mises en musique par Pierre Lainé : " Au-delà de l'anecdote, que nous apportent ou nous confirment ces lettres quant à la connaissance de la pensée célinienne de 1929-1938, période essentielle pour l'élaboration des premiers romans et la mise en place chez l'écrivain d'un projet, d'un style, d'une poétique au sens que Genette donne à ce mot ?
Certaines de ces missives, très brèves, peuvent apparaître anodines ; l'ensemble consitue cependant un apport important à la connaissance de l'homme et de l'oeuvre, d'autant que cette correspondance, étendue sur près de dix années, s'oriente autour de la question fondamentale de la genèse et de la création romanesque célinienne. "

" Je suis malade, exténué par mille servitudes - ce roman qu'il faut finir me tue, j'y laisserai la peau et le peu de jeunesse qui reste, ce sera bien terminé. "

" Les gens ne comprennent rien à rien, des bûches de toute façon, voyez ce second livre, j'hallucine, j'exagère, bien, mais c'est la loi du genre, ma loi - j'essaye d'alerter le lecteur en fait. Et le lecteur roupille et ne veut surtout pas être dérangé. "

" Vous pensez bien que tout cela, discutailleries, rigodon, c'est le reculer pour mieux sauter, petit sursis pour amuser la galerie. La guerre arrive et quand elle sera finie, si nous ne sommes pas poussières aux vents d'alors, nous seront trop vieux pour reprendre le cours des choses...
Amusez-vous bien avant de quitter Londres. Quels sont vos projets ami ? J'irai prochainement là-bas... Je vous tiendrai au courant - et pour notre peintre.
Bien affectueusement.
Destouches. " C'est la dernière, datée du 22 octobre 1938. La suite on la connaît ? Pas si sûr !
Chez le même éditeur est publié un Céline de Philippe Sollers, reprise d'articles parus ici ou là. Lisons, nous en reparlerons.

à suivre

Philippe Chauché




(1) Louis-Ferdinand Céline / Lettres à Joseph Garcin ( 1929-1938 ) / réunies et présentées par Pierre Lainé / Écriture
(2) Voyage au bout de la nuit / Louis-Ferdinand Céline / Gallimard / Édition de 1952

Passion Vive

" Tout s'effondre et tout se révèle, c'est un enchantement à une chance à l'envers, caverne et trésor, campagnes, rivières, bois ruisseaux, plages. On est tellement à contre-courant qu'on ne sait plus où est le courant. Sésame, ouvre-toi, les richesses sont-là, dans les caisses. On est des voleurs, les dieux reviennent en douce avec nous, le silence de la nuit est le lac le plus profond de la terre. "(1)

Fraîcheur du matin. Tout s'illumine. J'ouvre les yeux sur le Mouvement du Temps. Ma main sur mon cadran solaire amoureux. Tout brille.

Fraîcheur de l'air. Tout s'ouvre. Je me penche à la fenêtre, les yeux largement ouverts sur le Temps et son mouvement, invisible aux aveugles.

Fraîcheur vive. Tout s'annonce. Je l'embrasse longuement dans le Mouvement des phrases.

Fraîcheur de la nuit, j'y reviens. La nuit, le jour, le jour, la nuit, même histoire, mêmes passions. J'écris dans les éclats de son regard. " Il lui arrive de s'endormir dans ses bras, de fermer les yeux dans le mouvement de mes hanches, de sourire à ma Passion Vive, de mes excès, de mes manières d'être. Rien n'est pourtant plus simple, lui dit-il, rien n'est pourtant plus nécessaire que cet écart qui culmine dans son embrasement du Temps. "

" Jour de bonheur tranquille
le Mont Fuji voilé
dans la pluie brumeuse. (2)

à suivre

Philippe Chauché



(1) L'étoile des amants / Philippe Sollers / Gallimard
(2) Baschô / Haïkus / Anthologie traduc. Roger Munier / Fayard

vendredi 30 octobre 2009

La Courbe du Temps (51)



" La jouissance ne consiste pas seulement à laisser passer de la joie dans ses membres ; mais à détruire les habituelles raisons de vivre, et à flotter, inhumainement, dans une solitude qui se découvrira spirituelle. " (1)

Il s'avance dans la nuit, et les phrases l'environnent. Nuées réjouissantes, éclats permanents de vie, mélodie soyeuse de sa voix, arc-en-ciel de peau, saisissement de jouissance, silences radieux de son regard. Il se dit, l'espace se libère dans le mouvement de ses mains qui se posent sur mon épaule. Il poursuit, la Courbe du Temps fleurit au creux de son ventre, tous les éclats de sa joie m'émerveille et ses mots composent avec mes mains. Il écrit dans la nuit, sampang lumineux sur les bords du fleuve et sous les arbres, c'est là que la danseuse rouge a ses habitudes, c'est là qu'elle dessine dans le verbe le mouvement de ses bras envolés. Il écoute l'écho des éclats de lune qui l'entourent, et se dit, le bonheur est une voile blanche qui se gonfle dans le secret de la nuit. Il avance dans les phrases, pas à pas, mot à mot, corps à corps, la phrase amoureuses est un corps de délices, la phrase qui jouit lui ressemble dans la fraîcheur de la nuit d'automne, la phrase se dévoile lorsqu'il pose sa main sur son ventre, la phrase éclate en mille sourires de joie.

" O ciel au-dessus de moi, ciel pur ! Profond ! Abîme de lumière ! En te contemplant je frissonne de désirs divins. " (2)

Il note sur son écritoire, je garde en permanence son regard sous mes mains.

" Quand il arrivait qu'une joue de femme s'approchât de moi - c'était si rarement, j'ai trop de doigts à mes mains pour les compter - c'était une espèce de satin, de tiédeur, de bonne odeur, de beauté extrême, de joie suffocante qu'il est difficile de dire. " (3)

Il pense, les mots sont des goûtes de sueur sur son dos.

" Blanche beauté de lune embranchée de parfum...
Une bouche qui parle exhalant une perle,
Souffle à l'odeur de myrrhe et lèvre de carmin
Laissant perler le suc et le miel qui déferle ! " (4)

Il écrit, danseuse rouge fait exploser les phrases.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Évoluer parmi les avalanches / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(2) Ainsi parlait Zarathoustra / Friedrich Nietzsche / traduc. Marthe Robert / 10-18
(3) Les Paradisiaques / Pascal Quignard / Grasset
(4) Moïse Ibn Ezra / Poésie amoureuse hébraïque / Poèmes d'amour d'Andalousie à la Mer Rouge / traduc. Masha Itzhaki Michel Garel / Somogy

jeudi 29 octobre 2009

Propos Intempestifs (3)

" Un livre devrait être un geste. " (1)

Art de vivre : aimer dans la joie de son silence.

" Je pense en fait avec ma plume. Car ma tête bien souvent ne sait rien de ce que ma main écrit. " (2)

Art de jouir : écrire sur les rivages de son ventre.

" Lorsque je te rencontre, tu m'es aussi présente qu'en rêve. " (3)

Art d'écrire : embrasser les étoiles de son regard.

" Il ne faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours d'autres après, et même de plus grands qui sont en embuscade. (4)

Nécessité permanente : déjouer le diable et ses admirateurs par ses mots et ses caresses.


à suivre

Philippe Chauché

(1) Je serai un grand mort / Jacques Rigaut / Distance
(2) Remarques mêlées / Ludwig Wittgenstein / traduc. Gérard Granel / GF Flammarion
(3) Mes Inscriptions 1943-1944 / Louis Scutenaire / Allia
(4) L'Art de la prudence / Baltasar Gracian y Moralès / traduc. Amelot de la Houssaie / Rivages poche

mardi 27 octobre 2009

Propos Intempestifs (2)

" Il faut apprendre à voir, il faut apprendre à penser, il faut apprendre à parler et à écrire : le but de ces trois disciplines est une culture raffinée. Apprendre à voir : habituer l'oeil au calme, à la patiente, à laisser les choses venir à lui, à suspendre le jugement, apprendre à faire le tour du particulier et à le saisir dans sa totalité. " (1)

Les hommes devraient s'écouter deux fois avant de parler.

Les fous gouvernent, les sages observent.

Jugement absolu : son attitude dans la jouissance.

L'art d'écrire, c'est l'art d'aimer.

Voir, c'est entendre.

" Il y a deux choses qui abrègent la vie : la folie et la méchanceté. " (2)

Les hommes devraient apprendre à embrasser le bonheur.

Les sages savent disparaître.

Jugement absolu : son attitude face à la nudité.

" L'instant, l'instant dépouillé de toute nostalgie et de toute espérance, voilà la seule et authentique éternité. " (3)

Les hommes ont une mémoire d'huître.

A fréquenter des traîtres, on s'aiguise.

On gagne en sagesse en dormant les yeux ouverts.

Écrire c'est gifler les imbéciles.

Bonheur total : écouter dormir une déesse.

à suivre

Philippe Chauché

(1)Crépuscule des Idoles / Friedrich Nietzsche / traduc. Jean-Claude Hemery /
Gallimard
(2)L'Homme de Cour / Baltasar Gracian / traduc. Amelot De La Houssaie / Éditions Gérard Lébovici
(3)Commérages / Esnaola / Distance

dimanche 25 octobre 2009

La Courbe du Temps (50)



" Lorsque je marche dans Paris, ce sont les phrases qui décident de mes instants : ce sont elles, lorsqu'elles viennent, qui me donnent la température de ma journée. " (1)

Il se dit, en regardant la rivière et les arbres, où lui est apparu la danseuse rouge, il se dit : le Temps, comme les phrases, m'appartiennent. Il éclate sous mes doigts et dans mon ventre, elles s'allument dans mon regard. Il dessine dans ma mémoire la portée lumineuse où s'accordent les cordes et les cuivres de ma joie, et nourrit chacun de mes mouvements. Elles effleurent ma peau qui sous leurs éclats change de couleur. Il m'invite à me glisser entre le croisement et le décroisement de ses mains au bord du fleuve et sous les arbres, dans le silence de son regard, dans l'éblouissement de ses seins. Elles m'offrent ces glissements de couleurs, rouge, bleu, vert, jaune, blanc, noir, gris. J'écris.


" Noie ton coeur dans les plaisirs, fais la noce, bois à l'outre sur les berges de la rivière, au son de lyres, des colombes et des martinets. Danse et réjouis-toi, bats des mains, sois ivre et frappe à la porte de la joie ! " (2)

Les éclats de son visage illuminent mes mains.

" Il me faut ces gloires du soir frappant de biais votre bois de lauriers. " (3)

Sa bouche : une Odyssée.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Évoluer parmi les avalanches / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(2) Ta part légitime / Moïse Ibn Ezra / env. 1055 - env. 1135 / Poésie hébraïque du IV) au XVIII° siècle / choix de poèmes adapté de l'anglais en prose française et présenté par Frans de Haes / L'Infini / Gallimard
(3) Pleine marge / André Breton / Signe ascendant / Poésie/Gallimard

vendredi 23 octobre 2009

Les Translatines (2)

C'est une nouvelle fois une voix qui vérifie le profond intérêt du théâtre, c'est une nouvelle fois des corps qui l'inscrivent dans l'Instant.

L'un est seul en scène - durant la quasi totalité de la pièce - (1), sa voix est celle d'un acteur qui est aussi psychanalyste, sa voix porte celle d'un médecin argentin qui a un jour "récupéré" une enfant de la dictature, enlevée par les militaires à ses parents assassinés. Sa voix dit l'évidence de sa vie, tout est net, organisé, millimétré, l'autre "temps" est oublié. Mais un jour tout bascule, lorsqu'un avocat des mères et grands-mères des victimes retrouve l'enfant. La vie nouvelle se déchire, l'autre "temps" s'invite, et tout explose, le corps et la voix du médecin, sûr de ses certitudes et de son bon droit. Point de condamnation ici, mais l'affrontement de deux déchirements, d'une histoire qui se poursuit. Vérité des temps, justice de la vérité, et les tremblements de la réalité qui défont les évidences. C'est aussi du trafic des corps dont il est question, du trafic de la vie, et de la puissance du "rêve d'enfants".

Eduardo Pavlovsky porte la puissance absolue du corps de l'acteur, l'étrange séduction de la voix de l'acteur. Ce corps n'a besoin d'aucun artifice pour faire entendre cette histoire "terrible", cette voix d'aucune béquille pour faire entendre l'acte théâtral. Le corps de l'acteur est immense, sa voix trouble le jeu de ce qui est écrit. Il dit et laisse dire mille histoires qui se greffent à celle attendue, c'est peut-être ce que l'on appelle l'improvisation de la voix et du corps de l'acteur. C'est sûrement la vérification que le théâtre est porteur de cet acte fondateur, "je suis toujours à la hauteur du hasard", et ce hasard s'invite pour dire mille détails, qui demain seront autres, pour faire voir une autre face de l'Histoire - dire c'est faire voir et faire entendre, cela se vérifie aussi en amour -, liberté de l'acteur qui nourrit l'histoire des histoires de théâtre qu'il a déjà entendues et vues ailleurs. Vérification nécessaire : la voix porte une fiction qui n'est jamais la même. Miracle du mouvement de l'imaginaire.

Ils sont cinq sur scène, dans l'espace incertain d'un bureau oublié, d'une administration tout aussi invisible qu'absurde, (2) ils n'ont rien à faire qu'à laisser passer le temps inutile. Leurs vies : un naufrage, leurs amours : un vide, leur rêves : oubliés, leurs révoltes : révolues, leurs envies : illisibles.
Voilà ce qui se joue, et cela se joue dans une tension rare, tension du jeu en devenir, de l'acteur tendu comme un arc invisible, du déplacement qui est une explosion, de l'éclat de voix qui est un cri ou un murmure.
Du rien de l'état, naît le tout de l'acte. Je joue dont j'invente en permanence.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Potestad / Eduardo Pavlovsky
(2) Tercer Cuerpo / Claudio Tolcachir - Cie Timbre 4

mercredi 21 octobre 2009

La Courbe du Temps (49)

Il se dit, les éclats du jour délivrent de la douleur.
Il se dit aussi, l'écho de sa voix est une magie joyeuse et soyeuse qui illumine mon regard.
Il se dit, l'Instant est à chaque fois une nouvelle aventure.
Il se dit aussi, le verbe porté ici, est comme une main, qui sur son dos se pose.
Il se dit, l'Instant lui appartient, comme il m'appartient.
Il se dit aussi, à chaque jour, j'écris de mieux en mieux.
Il se dit, l'espace de nos rencontres est invisible.
Il se dit aussi, à chaque phrase une caresse, à chaque verbe un baiser, à chaque mot une renaissance.

à suivre

Philippe Chauché

mardi 20 octobre 2009

Les Translatines (1)

" J'envie - sans bien savoir si je les envie vraiment - ces gens dont on peut écrire la biographie, ou qui peuvent l'écrire eux-mêmes. Dans ces impressions décousues, sans lien entre elles et ne souhaitant pas en avoir, je raconte avec indifférence mon autobiographie sans faits, mon histoire sans vie. Ce sont mes confidences, et si je n'y dis rien, c'est que je n'ai rien à dire. " (1)

Le texte existe, là sous nos yeux.
Le livre est visible, dans la voix. Les deux acteurs, porteurs du texte le livrent et s'y livrent dans les échos qu'il déclenche, ils s'y fondent, s'y frottent, s'y glissent, s'en amusent, et nous en amusent.
Le livre se faufile et vagabonde, les deux voix s'insinuent dans la page. Les mots, les mots, comme une nécessité.
C'est un exercice de haut vol que l'on nomme lecture publique, il ne peut s'accomplir que dans la totale concentration d'un corps libéré et tendu à la fois, cet exercice de haute valeur, ne peut s'épanouir que dans le savoir et la saveur du texte. (2)

" L'odorat est un bizarre sens de la vue. Il évoque des paysages sentimentaux que dessine soudain le subconscient. C'est quelque chose que j'ai éprouvé bien souvent. Je passe ans une rue ; je ne vois rien ou plutôt, regardant tout autour de moi, je vois comme tout le monde voit. Je sais que je marche dans une rue, et j'ignore qu'elle existe, avec ses deux côtés faits de maisons différentes, construites par des être humains. Je passe dans une rue ; voici que d'une boulangerie me vient une odeur de pain, écœurante par sa douceur même : et mon enfance se dresse devant moi, venue d'un certain quartier lointain, et c'est une autre boulangerie qui m'apparaît, sortie tout droit de ce royaume magique fait de tout ce que nous avons vu mourir. " (1)

Les voix font vivre les livres.

" Je relis, lentement, lucidement, morceau par morceau, tout ce que j'ai écrit. Et je trouve que ceal est nul, et qu'il aurait mieux valu ne jamais l'écrire. Les choses réalisées, que ce soient des phrases ou des empires, acquièrent, de ce seul fait, le pire côté des choses réelles, dont nous savons bien qu'elles sont périssables. Ce n'est pas cela, cependant, que je ressens et qui m'afflige, au cours de ces lentes heures où je me relis. Ce qui m'afflige réellement, c'est que cela ne valait pas la peine de l'écrire, et que le temps perdu à le faire, je ne l'ai gagné que dans l'illusion, maintenant évanouie, que cela en valait la peine. " (1)

Les corps silencieux épousent les voix, les phrases s'en trouvent bouleversées.

" Extase violette, exil du couchant finissant sur les cimes... " (1)

L'acte de lire haut est un miracle partagé.

" la seule façon de te procurer des sensations neuves, c'est de te construire une âme neuve. " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Le Livre de l'Intranquilité / Fernando Pessoa / traduc. Françoise Laye / Christian Bourgois Éditeur
(2) Les Translatines 2009 / Lecture publique du Livre de l'Intanquilité / La nuit de l'Intranquilité par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret / Bayonne / Samedi 17 octobre 2009

jeudi 15 octobre 2009

Le Temps du Silence



Une pose, le temps du silence, l'espace est ouvert, il nous reste à le fleurir.

à suivre

Philippe Chauché

lundi 12 octobre 2009

Renversements

" Mon esprit, réveille-toi et dans un chant rythmé par les cymbales je te parlerai de la splendeur et de la beauté des femmes. " (1)

Il se dit, mon corps réveille-toi et dans les éclats du Temps vécu, tu te transformeras sous le rythme de sa peau.

" La nuit, caresse les seins de la jolie et baise tout le jour les lèvres de la belle ! " (2)

Il se dit, le jour ne cesse d'embrasser le verbe, et la belle aimée saura t'entendre.

" Dis-moi, plaisante gazelle : dans tes yeux emprisonnes-tu les étoiles du firmament, les tenant captives le jour et, la nuit venue, les laissant filer au ciel ? " (3)

Il se dit, dans le ciel, je vois le bleu de ton regard, dans les étoiles, les éclats verts de tes yeux, dans la nuit, le silence de ta poitrine, dans le jour, l'éblouissement du bleu du ciel.

" Amis, daignez que je loue la bonté du sommeil, car dans un rêve il me montra ma bien-aimée. Toujours je ne puis saisir : comment elle me remplissait de lumière, comment elle brillait dans les ténèbres ! " (4)

Il se dit, douce Amie, j'écris dans ton sommeil, et mon corps dénoue le Temps.

à suivre

Philippe Chauché

(1)Critères de beauté / Joseph Hacohen / Avignon 1496-1578 / Poésie hébraïque du IV° au XVIII° siècle / choix de poèmes adapté de l'anglais en prose française et présenté par Frans de Haes / L'Infini / Gallimard
(2) Ta part légitime / Moïse Ibn Ezra / Grenade env. 1055 - env. 1135 / d°
(3) A la louange de tes yeux / Emmanuel de Rome / Rome env. 1261- env.1332 / d°
(4) L'amant se rétracte / Jacob Frances / Mantoue 1615 - 1667 / d°

vendredi 9 octobre 2009

Propos Intempestifs

Un regard est une jouissance.

Jouir donne le la.

La jouissance est invisible.

Si vous voulez entendre comme naît la jouissance, écoutez comment sonne sa peau.

Je découvre à chaque seconde les secousses de l'Instant.

Lire rend inventif.

Seule la voix porte le verbe.

Seul le corps délivre la voix.

Seul le verbe fait vibrer la peau.

à suivre

Philippe Chauché

jeudi 8 octobre 2009

La Courbe du Temps (48)



" La beauté difficile que je cherche commence par une série d'émotions insolites ; elle se poursuit dans un entrelacs de syllabes où se déclenche un chant. " (1)

Il se dit, l'éblouissement me traverse, comme me traverse son regard, il se dit aussi, le bonheur est une vague, que je vais chercher au plus loin de la ligne d'horizon, là où personne n'ose s'aventurer, il ajoute, elle a le don de donner naissance à ces vagues qui portent dans leur masse, toute la mémoire de la Courbe du Temps, et j'y glisse en toute liberté, c'est mon écritoire d'or.

Il se dit, le Temps pénètre chacun de mes pores, comme un chant, et illumine mon cadran solaire amoureux, la nuit il faut avoir l'oeil affiné pour lire sous la pierre le vertige des phrases, ces phrases qui se croisent et de décroisent comme se croisent et se décroisent les bras de la danseuse rouge des bords du fleuve et sous les arbres, comme se croisent et se décroisent mes phrases dédiées à sa Courbe, aux vagues du large, à son regard, à sa peau délivrée de la servitude volontaire, aux phrases qu'elle prononce comme autant de moissons, dont les blés parfument ses épaules.

Il se dit, le chant délivre, et fait jaillir le jour.

" Lorsqu'à l'unisson chantaient mes étoiles du matin, - alors que finissait la nuit dans une montée de lumière ; quand finissait la nuit, que les ténèbres étaient expulsées et que mon soleil se levait à l'est ; quand mes pensées secouaient la torpeur et que mes membres s'éveillaient du sommeil de la nuit - alors, alors j'ai voulu saluer l'aube de musique et adorer le matin d'un chant. " (2)

à suivre
Philippe Chauché

(1) Evoluer parmi les avalanches / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(2) Chant à l'aube / Meschoulan Da Piera / Poésie hébraïque du IV° au XVIII° siècle / choix de poèmes / Adapté de l'anglais en prose française et présenté par Frans de Haes / L'Infini / Gallimard

mercredi 7 octobre 2009

Le Mouvement du Temps (6)



" Je songe à une équation prévisionnelle du hasard et de ses mutations : Pleynet, Lyon, France, 23 décembre 1933... et depuis toujours en association libre. On dit Capricorne ( voyage au Brésil... l'avion passe le tropique du Capricorne )... Ni plus ni moins, quelque héritage génétique... de mes ancêtres les Gaulois... j'en doute... Sang mêlé... goût prématuré pour le luxe... la vie... jouissance en corps... héritage : une âme et un corps, les champs, les bois, les villes désertes... mes apprentissages à Paris... Je n'ai jamais perdu mon temps. N'eus-je pas plusieurs fois une jeunesse heureuse ? Amoureuses... qui étaient-elles ? Qui étaient-ils ? Personne. 1948... Je retiens le Grand Rex... Odette m'accompagne... me suis-je assez fait de cinéma dans mon roman ! Drôle d'équation ! Chaque instant vaut une éternité, le coeur bat comme la rue... le tournant... le passage des feux. Égalité sans égale, vérifiée par la spéculation des paramètres indéterminés ou inconnus... Le quartier de la Goutte-d'Or, en transit... la rue de Provence, une autre initiation et, là-bas, la douceur intime... La nuit sur les quais, la nuit qui marche... enfance, délicatesse inconsciente... Odette et déjà parce que Odette de Crécy et Swann... Il n'y a rien à inventer... les cinq sens en suivent toutes les combinaisons. A quoi bon choisir l'interprète ? Le héros de cette histoire joue comme il joue, parce qu'il joue son jeu comme il est de son jeu, et même s'il ne sait pas qu'il joue, il est sans savoir comme il est sans pensée... et mes yeux reviennent sur eux-mêmes. Et, comme je noterai chaque intrigue romanesque, je noterai le chiffre de chaque attitude, les sensations chiffrées... l'huître et la perle... " (1)

L'évidence du Temps et de son mouvement lui apparaît dans la nuit apaisée, l'éclair de son regard fait voir la lune, toute blancheur révolue, toute lumière vive.
Il traverse l'espace qu'elle habite dans l'art de la révolte permanente de sa solitude. Heureux temps que celui qui m'habite, note-t-il, heureux temps de la jeunesse permanente, loin, fort loin de ce qu'ils entendent par jeunesse, laissons-leur leurs approximations.

Il traverse sa vie future, il écrit sa vie présente et passée, les trois mêlées comme se mêlent les vagues dans l'éclatement des Grandes Marées, sa vie est cette Grande Marée haute, qui lèche la plage, c'est ce qu'il se dit en regardant son cadran solaire amoureux.

Il devine dans son sourire le silence des pierres.

Il écrit dans le mouvement du Temps. A Biarritz, je dévale la rue de la Synagogue et plonge quelques mètres plus loin dans l'océan assoupi, je nage toute la nuit, armé de mon stylo plume noire, note-t-il.

Elle lit ce que j'écris, penchée sur mon épaule, c'est ce qu'il devine, et le croisement et le décroisement des phrases éclairent le mouvement de ses lèvres. Elle lit en silence dans le mouvement du roman, mots vifs portés par un corps musical.


" De se paysage passionné qui se retirera un jour prochain avec la mer, si je ne dois enlever que toi aux fantasmagories de l'écume verte, je saurai recréer cette musique sur nos pas. Ces pas bordent à l'infini le pré qu'il nous faut traverser pour revenir, le pré magique qui cerne l'empire du figuier. Je ne découvre en moi d'autre trésor que la clé qui m'ouvre ce pré sans limites depuis que je te connais, ce pré fait de la répétition d'une seule plante toujours plus haute, dont le balancier d'amplitude toujours plus grande me conduira jusqu'à la mort. La mort, d'où l'horloge à fleurs des campagnes, belle comme ma pierre tombale dressée, se remettra en marche sur la pointe des pieds pour chanter les heures qui ne passent pas. Car une femme et un homme qui, jusqu'à la fin des temps, doivent être toi et moi, glisseront à leur tour sans se retourner jamais jusqu'à perte de sentier, dans la lueur oblique, aux confins de la vie et de l'oubli de la vie, dans l'herbe fine qui court devant nous à l'arborescence. Elle est, cette herbe dentelée, faite de mille liens invisibles, intranchables, qui se sont trouvés unir ton système nerveux au mien dans la nuit profonde de la connaissance. " (2)

Il me reste à embrasser le verbe.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Le savoir-vivre / Marcelin Pleynet / L'Infini / Gallimard
(2) L'amour fou / André Breton / Gallimard

lundi 5 octobre 2009

La Courbe du Temps (47)



" L'auteur de cet itinéraire a un grand désavantage ; rien, ou presque rien, ne lui semble valoir la peine qu'on en parle avec gravité. Le XIX° siècle pense tout le contraire, et a ses raisons pour cela. La liberté, en appelant à donner leur avis une infinité de braves gens qui n'ont pas le temps de se former un avis, met tout parleur dans la nécessité de prendre un air grave qui en impose au vulgaire, et que les sages pardonnent, vu la nécessité des temps. " (1)


Elle s'amuse beaucoup à lire à haute voix ces écrits de voyages. Sa voix électrise mon salon d'écriture ; la nuit fait fondre la blancheur de la pierre, gomme le relief des façades, et installe une suspension du Temps. Je ferme les yeux et l'écoute de l'intérieur, je devine chaque mouvement de lèvres, chaque déplacement, les pages qu'elle tourne et retourne, les éclairs de ses yeux qui se posent sur le papier bible et le fait flamber. Point de gravité, défi au siècle et aux nécessités du temps, saisissement des éclats des phrases qui se transforment au contact de ses lèvres ; c'est ainsi qu'elle m'embrasse, se dit-il, je vois et j'entends tout clairement. C'est Rome, disiez-vous, non c'est ici, sur les bords du fleuve et sous les arbres, c'est ce qu'il pense en allumant une cigarette. Les humanoïdes ignorent ce que nous vivons, ce que nous faisons toutes lumières ouvertes. Un livre, une lectrice illuminée, un homme silencieux, la nuit, l'espace enveloppé par une voix céleste, liberté absolue de ses mouvements, éclairs nets de légèreté, une gifle aux assis agités, c'est ce qu'il pense. En une seconde, sa voix a laissé place à la musique de Bye Bye Blackbird. Génie de la Musique, comme un temps un aristocrate qui passa dans cette rue en 1804, l'écrivit à propos du Christianisme. Keith Jarrett, Gary Peacook, Jack DeJohnette, tous les trois sur les pas de Miles. Tout est net, clair, sans gravité, le musicien est mort nous dit-on, c'est possible, mais pas certain, seule la Musique vit. Ecoutez, vous verrez, si vous savez voir la musique, si vous savez entendre le silence, note-t-il sur son écritoire.

- C'est d'une beauté rare.
- Vous verrez, douce amie, ces musiciens sont des orpailleurs.
- Je suis heureuse de vous voir heureux.
- - Vous ne pensez pas si bien dire.

Ainsi pense-t-il se vit la résistance à la lourdeur, à la vulgarité, à la gravité dominante.


La fumée s'envole vers la rue devenue noire, la musique nous accompagnera toute la nuit, lui dit-il. La danseuse rouge du bord du fleuve et sous les arbres s'est endormie. Je laisse la Courbe du Temps s'immiscer dans ses rêves.


" Je ne désire être compris que des gens nés pour la musique ; je voudrais pouvoir écrire dans une langue sacrée. " (1)

à suivre
Philippe Chauché

(1) Promenades dans Rome / Voyages en Italie / Stendhal / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

dimanche 4 octobre 2009

Octobre Littéraire (Acte 1)




" Le temps de la vie de l'homme, un instant ; sa substance, fluente ; ses sensations, indistinctes ; l'assemblage de tout son corps, une facile décomposition ; son âme, un tourbillon ; son destin, difficilement conjecturable ; sa renommée, une vague opinion. " (1)

Le talent de Schiffter écrivain : attendre que se lève la phrase, prendre de la vitesse, la descendre sans que cela ne se voit, se laisser porter, puis d'un coup de rein, la remonter à contre mouvement et de la main caresser sa crête, comme s'il s'agissait d'un sein.

Le talent de Schiffter écrivain : saisir le vide et s'en amuser mot à mot.

" Biarritz, hôtel du Palais. Les lustres de cristal dégoulinent du plafond comme les stalactites du temps perdu. " (2)

Le talent de Schiffter écrivain : se faire passer pour un auteur de l'inutile.

" Je voulais être un auteur pour les happy few. Les dieux m'ont écouté : d'après les statistiques, je suis le " philosophe " le moins lu de France. " (2)

Le talent de Schiffter " philosophe " : transformer ses ailerons en épées de Tolède.

" En vitrine d'une librairie, une photographie de Matthieu Ricard accoutré d'une panoplie de bonze tibétain d'où se dégage un bras nu et gras. L'art de méditer : Grand Véhicule vers l'Adiposité. " (2)

Le talent de Schiffter philosophe : flânoter dans sa vie.

" Septembre 1966, mon mère meurt dans les bras d'une femme qui n'est pas la sienne. J'ai neuf ans. Ma mère récupère son corps et le fait inhumer dans un cimetière de Toulouse. Pour m'épargner cette épreuve, dit-elle, la cérémonie se passera sans toi. A ce jour, j'ignore l'emplacement de la tombe de mon père. Je n'ai jamais eu le désir de m'y rendre. Il me suffit de savoir qu'il repose... quelque part. Tôt déboussolé, un orphelin erre aisément sur des cartes muettes. " (2)

Le talent de Schiffter auteur : griffer sans compter.

" Quand je regarde à la télévision le chef de l'Etat français, me vient à l'esprit le mot de senoritismo par quoi les Espagnols désignent chez un type son incurie décomplexée, son insensibilité à l'art et à la littérature, son seul goût pour le clinquant et sa propension à rouler les mécaniques - suffisance de " petit monsieur " qu'ils opposent à la hidalguez, fierté discrète du gentilhomme jusque dans la dèche. " (2)

Le talent de Schiffter observateur : tirer l'oreille des humanoïdes.

" Ces journalistes de radio ou de télévision qui confondent liberté de ton et licence verbale ; ces types qui, l'été, se baladent dans Biarritz vêtus de maillots de bain ou de pantalons courts, exhibant leurs mollets poilus ; ces jeunes femmes, jolies, qui se laisser aller à des mimiques ou des postures vulgaires, d'autres qui exhibent des tatouages... Une civilisation se décompose non pas quand des valeurs morales ou des figures religieuses longtemps respectées et sacralisées font faillite dans la conscience collective, mais quand les gens ne sont plus en mesure de distinguer les registres de langage, de gestes, de tenues, et., et de s'y conformer. La barbarie c'est se mettre à l'aise partout comme chez soi. " (2)

Le talent de Schiffter observateur : une oreille parfaite.

" Conversations With Myself. Bill Evans, le Marc Aurèle du jazz. " (2)

Délectations morses. Frédéric Schiffter, le Barney Wilen de l'aphorisme.

Le talent de Schiffter : se tromper sur les " situationnistes ", sur Haenel, Meyronnis et Sollers, sur l'immortalité, sur la joie, sur le bonheur, et réussir à m'amuser avec ses fausses notes.

à suivre
Philippe Chauché

(1) Pensées pour moi-même / Marc-Aurèle / traduc. Mario Meunier / Garnier - Flammarion
(2) Délectations moroses / Frédéric Schiffter / le dillettante

samedi 3 octobre 2009

La Courbe du Temps (46)




" Car nos pensées effectivement ont en haine toutes les choses qui ont été compagnes de nos déplaisirs, et aiment celles qui ont été compagnes de nos plaisirs. Au moyen de quoi il advient qu'un amoureux prend parfois grand plaisir à voir une fenêtre, bien qu'elle soit fermée, parce qu'une fois il aura eu la faveur d'y contempler sa maîtresse ; pareillement il aura plaisir à voir une bague, une lettre, un jardin, un autre lieu, ou quelque chose que ce soit, qui lui semble avoir été le témoin complice de ses plaisirs. " (1)

L'été résiste. Les soies colorées de gris et de rouge poursuivent leurs envolées dans la rue des Martinets, c'est ce qu'il note sur son écritoire, les cotons gris transparents se glissent sous la pierre blanche, les éclats de peau habillent le mouvement du Temps. Tout est léger, et la danseuse rouge des bords du fleuve et sous les arbres est lumineuse.

Nous avons rendez-vous dans un espace secret, ajoute-t-il, un lieu où des écrivains vifs et inventifs saisissent le Temps et sa Courbe. Je débouche une bouteille de vin blanc, sur l'étiquette, le portrait dessiné du Marquis de Sade, ils sont les seuls à résister, à oser ainsi l'afficher, face à la domination générale. Enfant, il jouait à se retrouver et à se perdre dans le parc du Château de son père à Mazan, des vignerons écrivains s'en souviennent. Ils l'affirment. Ils ont raison.

Nous croisons nos verres : à vos éclats belle et douce aimée, à votre grâce, aux vagues claires de votre plume, aux courbes douces de vos épaules, aux vives élévation de votre corps, à vos silences, à la musique de votre sommeil, à votre sourire, à tout ce que je vous offrirai sur l'Instant.
Elle ferme les yeux et épouse en silence le mouvement de ma main qui lui caresse la joue, c'est ce qu'il écrit, ajoutant, elle se glisse dans la musique de ma bouche et cesse de respirer. Vos silences, pense-t-il éclairent mon écritoire. Il note aussi, je pourrai ainsi toute la nuit l'embrasser dans les éclats de la lune qui vrillent les statues des vierges illuminées, mais aussi, je pourrai caresser votre dos, tout le jour, et ne cesser d'écrire sur votre ventre des phrases écarlates nées sur les bords du fleuve et sous les arbres, je pourrai croiser mes jambes sur votre regard, et vous écouter dormir toute la nuit dans la douceur de l'été résistant.
Voilà toute l'histoire, j'écris, et je vois, note-t-il.
Voilà comment ça apparaît, les phrases scintillent, et s'en élève un éclat.
Je suis cette phrase permanente qu'aimante la Courbe du Temps.
La lumière de l'été résistant traverse mon regard.
Je fixe mon cadran solaire amoureux, les heures d'aimer, ce sont ajoute-t-il, les heures d'écrire, et l'inverse se vérifie dans sa jouissance.
J'écris, le mouvement de ses lèvres et celui de ma main, le mouvement de ses jambes est celui de mes yeux, le mouvement de ses mots est celui de mon corps.
J'embrasse de mes mains le mouvement de mon cadran solaire amoureux.
J'esquisse une danse sur mon écritoire, et une phrase jaillit comme une Fontaine de Jouvence.


" Une volée de phrases appelle un amour éclatant. On s'est donné rendez-vous, Mara et moi, sur les quais de la Seine, à hauteur du pont Saint-Michel. En l'attendant, j'observais le mouvement des feuillages sur les façades au passage des bateaux-mouches : leurs projecteurs font bouger l'ombre des arbres qui dessinent une forêt mouvante le long du quai des Orfèvres. " (2)

Elle a ouvert le livre et m'en fait une lecture fleurie, je ne dis rien, écrit-il, j'écoute la musique qui monte des arbres et du fleuve rouge.
Je joue du silence, et le silence se joue de moi, écrit-il. Jeux de silences, jeux de jouissances.

" Deux jours de soleil et d'orage. Hier soir, le ciel était tout enflammé de sombres et turbulentes lumières ; derrière l'église tout l'horizon brûlait, et jusqu'au-dessus de nos têtes dans de nuageux tourbillons pourpres et mauves. A l'est, au-delà des prairies, la nuit se levait dans la transparence des tendres verts et des bleus pâles grisés. (3)

Je poursuis mes dérives et laisse le verbe devenir mouvement. Nous écoutons, note-t-il, Troileana de Liliana Barrios :
- Quelle belle femme, lui dit-elle
- Quelle voix, ajoute-t-il

Je construis ma vie ainsi, dans le frisson gracieux d'un vieux tango, c'est ce qu'elle lui dit, mais sans nostalgie aucune, je danse pour la musique, et la musique du bandonéon s'accorde aux vibrations de ma peau.

" Vous glissez dans le zéphyr bleu et quand vous effleurez les eaux lisses de l'étang vous les faites vibrer comme si une note de musique parcourait la sensibilité du monde. (4)

Elle me retrouve comme prévu sur les bords du fleuve, longue robe rouge, éclat noir d'une broche pincée sur sa veste, une mèche sauvage caresse sa joue, c'est ce qu'il note sur son carnet de bord.
La joie délivre du doute.
La joie fait exploser toutes leurs certitudes vulgaires, la joie gifle leur langue approximative.
Les phrases que j'écris dans l'été qui résiste, une bombe qui va éclater à la face blafarde des humanoïdes plaintifs.
La joie dans son regard, sur les bords du fleuve et sous les arbres.


" Dora a la clé de la petite porte de fer donnant sur le parc... On attend la nuit, on entre... L'herbe est en velours noir, on change de blancs pour s'embrasser, les statues vivent leur obscurité blanche, les fleurs se reposent. On est faits pour l'aveuglette, les tâtonnements, les chuchotements, les petites danses rapides, les esquisses de rondes. " (5)

L'été résiste, c'est ce qu'il se dit, l'été, les humanoïdes l'ignorent, ils sont définitivement installés dans l'hiver glacial d'une langue moisie, et c'est mieux ainsi, pense-t-il, l'été de son regard, ajoute-t-il, est une source qui baigne mes mains.

à suivre
Philippe Chauché


(1)Le Livre du Courtisan / Baldassar Castiglione / traduct. par Alain Pons d'après la version de Gabriel Chappuis - 1580 / Éditions Gérard Lébovici / 1987
(2) Evoluer parmi les avalanches / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(3) Le jour et l'heure / Marcelin Pleynet / Carnets / Plon
(4) Lettes aux hirondelles et à moi-même / Ramon Gomez de la Serna / traduct. Jacques Ancet / André Dimanche Éditeur
(5) Passion Fixe / Philippe Sollers / Gallimard

jeudi 1 octobre 2009

Mélanges



" Il est vrai : nous aimons la vie, parce que nous sommes habitués non à la vie, mais à l'amour.
Il y a toujours un peu de folie dans l'amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie.
Et même moi ; moi qui suis porté vers la vie, je trouve que les papillons, les bulles de savon et ce qui leur ressemble parmi les hommes sont ce qui connaît le mieux le bonheur.
Voir voltiger ces petites âmes légères, folles, gracieuses et mobiles - cela donne à Zarathoustra l'envie de pleurer et de chanter.
Je ne pourrais croire qu'à un dieu qui saurait danser. " (1)

" Je n'ai pas peur du néant, c'est lui qu'a peur de moi. (2)

" Je suis rentré dans le bruit du dedans, le bourdonnement humain rapproché. Je reparle aussitôt à Clara de sa façon d'attaquer le mouvement lent, grande plage déserte, de sa cadence finale, virtuosité fruitée. " (3)

à suivre

Philippe Chauché



(1) Ainsi parlait Zarathoustra / Friedrich Nietzsche / traduct. Marthe Robert / Le Club Français du Livre
(2) Mes Inscriptions / Louis Scutenaire / 1943-1944 / Allia
(3) Passion Fixe / Philippe Sollers / Gallimard