jeudi 2 février 2023

Rematar



" Rematar, le verbe, sonne étrangement : on dirait qu'il s'agit de tuer (matar)à répétition. De trouver cette intensité caractéristique du cinéma - celle dont parlait André Bazin à propos de La Course de taureaux - dont l'intensité de l'arrêt répété, dans ces gestes qui n'en finissent pas de finir en beauté... C'est arrêter en beauté, c'est faire de l'arrêt une figure. Non pas interrompre simplement la beauté des pas (pour le danseur) ou des passes (pour le torero), mais faire fuser la splendeur dans cette interruption même... Les remates de la danse flamenca comme des tauromachiques délivrent souvent des mouvements chantournés sur eux-mêmes, des boucles interrompues ou suspendues en l'air. " (1) 




Nous y sommes ! Où ? Dans sa danse ! Regardez Israël Galvan autrement que comme un danseur de flamenco de plus, ou de moins. Regardez ce qui se joue là dans ses mouvements. Qui d'autre danse ainsi ? Personne ! Ce qui se découvre là, nourri certes de l'histoire de la danse flamenca, est un autre temps de la danse, une autre aventure historique de la danse. L'art de l'arrêt, du remate , celui à bien y regarder de José Tomas, pour ceux qui savent encore regarder et écouter ce qui se joue dans les arènes. 
Le danseur est dans le Temps et l'Instant, ce qui ici nous occupe depuis quelques siècles. Il ouvre ce Temps, et délivre cet Instant, regardez-le tourner sur lui même, c'est un corps toupie, un corps vibrant dans l'élévation, et dans le Verbe. Qui peut douter que c'est bien du Verbe dont il est question ici, il suspend le temps (au sens de battement) et le mouvement. Il danse des haïkus. 

Philippe Chauché 

 (1)Le danseur des solitudes / Georges Didi-Huberman / Les Éditions de Minuit

lundi 31 octobre 2022

Le célibataire absolu - Pour Carlo Emilio Gadda - de Philippe Bordas dans La Cause Littéraire

 


" Je n'avais pas devant moi le visage de Gadda, que je ne connaissais pas, mais le sosie du vieil homme qui m'avait appris à lire, quand j'étais enfant, ce grand-père qui me lisait Le Comte de Monte-Cristo et me gardait sur ses genoux pendant qu'il remplissait ses grilles de mots croisés. Ce n'est pas pour ce que ce titre promettait d'introspection stoïcienne et de pathétique que j'ai acheté La Connaissance de la douleur, mais pour cette ressemblance si frappante avec celui qui m'ouvrait aux mystères de Hugo et Dumas sur la toile cirée d'une cuisine de Corrèze ".

Les grands livres naissent parfois de hasards heureux, de concordances, de combinaisons romanesques qui font se rencontrer des visages, des destins, des styles, des manières d'être, de vivre et donc d'écrire. Ici c'est la rencontre entre le portait de Carlo Emilio Gadda qui figure en médaillon dans la première édition de La Connaissance de la douleur, publié par les éditions du Seuil et traduit par Louis Bonalumi et François Wahl, et celui du grand-père de Philippe Bordas, le mirage d'une vignette, l'illusion d'une parenté.



Les écrivains portent souvent en eux, et sans le savoir, des échos de notre mémoire familiale, le lien est là entre Philippe Bordas et Carlo Emilio Gadda, et de ce fil d'argent, va naître un exercice littéraire d'admiration et dès les premières phrases, comme pour un pianiste pour ses premiers accords, on se retrouve immergé en terre magique, l'autre nom que l'on donne parfois de l'art du roman. Nous sommes en 1983, soit six mois après la disparition de Gadda. Le célibataire absolu peut prendre corps, et forme. Et quel corps ! et quelle forme ! Philippe Bordas est un écrivain qui oeuvre pour la langue française, ses fantaisies, ses mots rares, sa vibration, sa musique : "... je cherche cette utopie française, cette langue entière, synthèse du haut et du bas, alliage des sous-parlers de mon enfance et de ses hautes réalisations, à la tête desquelles trône Saint-Simon " (1), qui lui (re)donne toute sa richesse, ses subtilités, ses étrangetés, ses extravagances, comme le fait Gadda avec la langue italienne, qui fait trembler la terre. La langue est en feu comme la montagne, et le Vésuve, et c'est le feu de la langue qui donne aux romans de Gadda et à ceux de Bordas, toute cette force, cette originalité, cette singularité et ces résonnance. Ils prouvent, l'un et l'autre qu'un roman qui ne s'ancre pas à la terre, à sa terre, à la langue, à sa langue, à ses langues, s'asphyxie de lui-même, alors que Gadda et Bordas l'oxygènent.

                                                           Photo Catherine Hélie © Éditions Gallimard

" Le Pastis n'offrait aucun descriptif balzacien de la Ville éternelle. Juste cette sensation de chairs grouillantes, d'appétits à la lutte, de frottements physiques, de salpêtres verbaux agrégés à la substance de murs. Juste ces affleurements minéraux de la Rome monumentale, ces amoncellements de roches et de matériaux mnémoniquement liés aux ères et aux écritures antérieures ".

" C'était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu'un fonctionnaire du 8e grade, fut-y su'l point de s'propulser au 7e, est capable d'sentir lui aussi, mais oui, un je n'sais quoi gigoter en son âme, un p'tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur ". (2). 

Le célibataire absolu est le livre d'une ascension vertigineuse, que seuls les artistes de la bicyclette peuvent oser accomplir, ascension dans l'Histoire de la naissance d'un livre, d'un roman, écrit en trois temps entre le 9 mai 2020 et le 2 octobre 2021, mais qui sommeillait depuis des années, un, livre dont l'auteur suit le mouvement. Il est à Lucques en Italie en 2019, où Dante embrase l'une de ses rêveries, il est là, protégé par les murailles de la ville, protégé et amoureux de Genturra. Le livre peut alors commencer son ascension dans la vie, sous la protection heureuse de l'homme à la cape de feu. L'écrivain ne cessera de guetter le célibataire absolu, en Italie, en France, lors de ses escales africaines, sa vie en sera transformée, illuminée même. Seul le style donne raison à l'écrivain, et Philippe Bordas a amplement raison dans cette virevoltante ascension, dans les cercles qu'il parcourt et qui toujours le conduisent sur les pas, les traces charnelles de l'héritier de Dante. Il est à Rome, où le poète polytechnique,  l'ingénieur inspiré, s'installe au Vatican sous Pie XI, l'écrivain y est chargé de la centrale électrique et thermique, de bonne augure pour celui qui électrise la langue. Cette ascension littéraire est une enquête, quelques témoins rencontrés, des images glanées et publiées par Bordas, qui se glissent entre les lignes : Gadda et Pasolini, le Lac Bogoria, entaille volcanique vaporée de geysers, des correspondances, la Villa Ambra, devenue la Villa Gadda, et les trois stylos du ferronnier de la langue italienne. 



Les grands livres naissent souvent d'heureuses rencontres, de souvenirs de rues arpentées, d'objets - l'imperméable et la casquette de Gadda - embrassés du regard, de photographies, de mots, qui donnent naissance à ceux qui vont se multiplier, s'éclairer l'un l'autre, s'élever pour magnifier ce portrait, cette évocation,  cet exercice d'admiration, qui n'est autre qu'une fulgurance romanesque. 

Philippe Chauché 

(1) https://www.lacauselitteraire.fr/entretien-philippe-chauche-philippe-bordas

(2) L'affreux Pastis de la rue des Merles, Carlo Emilio Gadda, trad. italien, Louis Bonalumi, Le Seuil, Colle. Points. 

https://www.lacauselitteraire.fr/le-celibataire-absolu-pour-carlo-emilio-gadda-philippe-bordas-par-philippe-chauche


vendredi 21 octobre 2022

La Forteresse de Richard Millet dans La Cause Littéraire


" Pas de portrait en pied, donc : des images, plutôt ; et malgré le refus de raconter ma vie, ce qui n'a qu'un médiocre intérêt, la tentation de retrouver le fil, celui de mes vingt premières année, sans céder au romanesque qui pourrait donner de l'épaisseur, non pas plus d'authenticité, à mon récit. On y entendra la basse continue de l'échec et le chuchot de l'innommable, plutôt que le chant d'une enfance heureuse ". 

Si on lit avec un rien d'attention l'oeuvre de Richard Millet, nous sommes saisis par sa densité, sa force, sa vision, et son style. Qu'il s'agisse de son oeuvre romanesque, dont il semble aujourd'hui s'être éloigné, ses récits, ses nouvelles, ses essais, ou encore ses oeuvres inclassables, qui appartiennent tout autant à la langue qu'à celui qui depuis prés de quarante ans écrit. Il écrit sur la langue, son pays, ses passions, ses amours, ses livres, ses musiciens, ses colères et ses combats, la France, le Liban, la Méditerranée. Il écrit, à la manière d'un grand classique, un homme de qualité, admirateur des prosateurs du Grand Siècle, et d'écrivains singuliers, qui hantent les bibliothèques, et parfois l'imaginaire des écrivains de notre temps. 

Le nom de Richard Millet s'est accordé avec les Editions Gallimard, dont il était l'un des éditeurs, et où il publiait ses livres, comme il le faisait chez P.O.L., Léo Scheer, puis Pierre-Guillaume de Roux, Fata Morgana, ou encore La Table Ronde, La Nouvelle Librairie et Les provinciales. 



De lui, nous pourrions ajouter qu'il fut un éditeur admiré, écouté, parfois craint, qu'il fut un homme de beaux succès littéraires, puis celui de l'effacement, de la mise à l'écart, de l'assassinat symbolique pour un livre, dont le titre pris à la lettre fit scandale, belle aubaine pour ceux qui voulaient sa mort littéraire et sociale. Son titre, Éloge littéraire d'Anders Breivik, publié en 2012, qualifié en son temps de pamphlet fasciste par un écrivain de la maison Gallimard, qui a remué cendres et rancoeurs pour le faire descendre en pleine tempête du navire amiral, ce qu'elle aura réussi. C'est ainsi que Richard Millet deviendra un fantôme de la littérature française, même s'il continue d'écrire pour lui, ses lecteurs, et quelques éditeurs. La Forteresse est sa dernière apparition, en clair-obscur, et nous ne pouvons que souhaiter qu'il y en ait d'autres. 

La Forteresse est une autobiographie qui creuse le profondeurs de l'être, entre le granit et la boue, le schiste et parfois un diamant, l'eau qui ruisselle sur les parois, et les pierres qui se détachent de ce labyrinthe saisissant, où il cherche ses traces : ce corps vivant et son histoire.

" Peut-être n'aurai-je écrit que pour être le Howard Carter de ma propre existence, le Champollion d'un palimpseste tour à tour illisible et familier, pour moi qui voudrais tant accéder au plus lointain de mon enfance, là où il y a un peu d'or, au fond de l'eau ; mais un or terni, impalpable." 

La Forteresse se lézarde et laisse apparaître au fil du temps l'enfance de l'écrivain, le visage du père, celui de la mère, deux ou trois traits du frère, une maison, des livres, un piano ; alors, l'histoire de ce livre, qui à aucun autre ne ressemble peut commencer. La Forteresse est un livre de mémoires, un livre de généalogie intérieure, notamment sensuelle, un livre de la douleur et de la perte, celle des deux épouses de l'auteur, lézardées par un cancer, celle du dérèglement neurologique qui touche sa mère, du retrait de son père, qui ne fut jamais vraiment là, peu attentif à ses fils, reniant en quelque sorte sa conscience de père, même si sa rigueur protestante, parfois, laissa voir des éclairs d'attentions. Un livre où le corps solitaire de l'auteur se livre, et nous livre ses mémoires de douleur et de dégoût. Un livre exceptionnel par la force et le trouble qui s'en dégagent, par ce qu'il fait voir de la genèse d'une oeuvre littéraire à venir, du devenir de l'homme Richard Millet, et donc de l'écrivain, ce solitaire des Lettres, que l'on juge intempestif, alors qu'il est simplement fidèle à une langue, à des bonnes manières, à une musique, à des livres et des écrivains, que l'on qualifierait tout naturellement de fondateurs.

La Forteresse se livre en quatre entrées, aux titres qui pourraient être ceux de futurs romans, qui ne verront peut-être jamais le jour : La chair des femmes, La maison de Saint-ClémentL'orphelin, Devant la porte d'ivoire, et se ferme sur Paris banlieue, peuplés de vivants, ses deux éclairs de vie que sont ses filles, de défunts et de monstres, un récit où vibrent Beyrouth, sa ville fantôme, dont il ne peut se détacher, et les villages de son enfance comme autant de nuages qui annoncent les pluies et les orages, avec parfois des éclats de lumière vive qui font revivre le romancier, qu'il na jamais cessé d'être.

Philippe Chauché 

mardi 30 août 2022

David Bosc dans La Cause Littéraire


« Alentour, ce sont surtout des garrigues, la densité nue, lente, d’un tapis de garrigue où l’herbe haute à peine plus qu’un doigt, quand elle tremble au vent, pince le cœur. »

« Nos années heureuses dans une ville heureuse n’ont pas fait pâlir les heures ni les lumières de l’enfance, elles leur ont au contraire donné un éclat plus vif. »

Voici peut-être le roman le plus profondément original, peut-être le plus romanesque, le plus troublant, le plus éclairant, le plus saisissant, de cette rentrée littéraire. Cela tient à la richesse de son imaginaire, à sa forme, son style, à la matière qu’il travaille, qu’il polie, qu’il fait émerger, sous les frondaisons de l’enfance passée aux portes de la Méditerranée. Car nous sommes à Marseille et dans ses environs dans Le Pas de la Demi-Lune, ou plutôt à Mahashima, capitale désertée d’un Royaume ancestral, nous sommes en Provence et au Japon et parfois en Chine, comme si ce pays que connaît bien l’auteur, avait été colonisé par un Royaume guerrier, où comme s’il se réveillait dans un temps ancien où l’Histoire ne serait qu’un improbable souvenir. Souvent les grands romans sont des légendes, et Le Pas de la Demi-Lune en est une.  Les collines, les sentiers, les criques, les Vallons, sont ceux de l’enfance du narrateur, mais aussi ceux de l’enfance de l’auteur, tant ses descriptions sont justes, inspirées, et tant il fait corps avec les paysages qu’il évoque et qui traversent et embrasent son roman. Le monde du Pas de la Demi-Lune, est surréel, et profondément réel, comme un rêve éveillé, un monde qui pourrait être une fable d’aujourd’hui ou d’hier, traversée de secousses, de troubles, de révoltes, d’effondrements, et d’attachements aux personnages que croise le narrateur, qui d’un mot, d’un regard éclairent le roman. C’est un monde qui change de capitale, le pouvoir abandonne Mahashima, sans que l’on sache vraiment pourquoi. C’est un monde où régna la terreur, où se vide une ville, où l’on ne sait trop comment et sur quels pieds dansent ses habitants. Un monde de clans, de guerriers, de guerres visibles et souterraines, un monde aux frontières invisibles, même si parfois des militaires disent ses limites. C’est un monde romanesque, où marche le narrateur parti sur les traces de son enfance heureuse. C’est l’enfance des sentiers, de la Pointe Rouge, des Goudes, devenus Legúdo, de Manosque, transformé en Manosaka, de la lumière et des couleurs, les couleurs profondes, magnétiques, telluriques qui résonnent dans les toiles de Cézanne. C’est l’enfance d’un écrivain qui marche avec les attentions d’un peintre, d’un photographe, qui laisse s’imprimer, se dessiner, s’écrire, ces paysages, qui peuplent sa mémoire. David Bosc s’attache aux lumières et aux couleurs qui ont construit son enfance, et c’est en puisant dans cette enfance, qu’il écrit son nouveau roman, inspiré par cette mémoire infaillible et celle du Japon, où il a écrit son roman, et où se glissent notamment les poètes de la dynastie des Tang, qu’ils soient guerriers, moines ou vagabonds, comme si le Japon conduisait à la Chine. Le narrateur est peut-être un guerrier désarmé, contemplatif et silencieux, qui passe d’un Royaume à l’autre, happé par ses souvenirs. 

« Il y a l’olivier, bien sûr, avec son tronc maigre tatoué de cigales. Le cyprès, qui est fermé de toutes parts. Le peuplier aussi, comme une rivière à la verticale. »
« L’architecture modifie l’écoulement du temps, elle peut le retenir avec douceur ou l’accélérer horriblement, elle peut le rendre suave ou amer. »

David Bosc modifie avec talent l’écoulement du temps, il n’est pas architecte, mais romancier. Le passé du Royaume et du narrateur se percutent, il en retient son souffle, ses vibrations, ses éclairs. Son art du roman, n’est guère éloigné de celui d’un architecte, même précisions, mêmes attentions, même regards en actes. Les fondations du roman s’appuient sur une enfance lumineuse, ceux de l’architecte sur la mémoire bâtisseuse des hommes. Les deux se rencontrent et s’unissent dans le plaisir du beau et de l’équilibre, deux vertus partagées. On ne sait le temps que s’accorde le narrateur pour son voyage éblouissant à travers les collines et les sentiers, comme on le sait le temps qu’il prend dans ses rencontres, notamment avec Akamatsu, l’ermite musicien, peut-être simplement le temps du roman, qui on le sait est immortel. 

Philippe Chauché

David Bosc est éditeur et romancier, on lui doit : Milo, Sang lié (Allia) et Relever les déluges, Mourir et puis sauter sur son cheval, La Claire Fontaine 

https://www.lacauselitteraire.fr/le-pas-de-la-demi-lune-david-bosc-par-philippe-chauche



samedi 20 août 2022

Marcel Proust dans La Cause Littéraire


« Et les ouvrage d’un grand écrivain sont le seul dictionnaire où l’on puisse contrôler avec certitude le sens des expressions qu’il emploie. »

En marge des « Mélanges »

« La couleur que je préfère – La beauté n’est pas dans les couleurs, mais dans leur harmonie.

L’oiseau que je préfère – L’hirondelle. »

Marcel Proust par lui-même (1893 ?)

Mais que faisait Marcel Proust, avant qu’il ne se lance dans l’édification d’À la recherche du temps perdu, cette cathédrale du Temps romanesque ? Il écrivait, il ne cessait d’écrire ! Ce volume de la Bibliothèque de la Pléiade, nous offre ses écrits, ses essais, ses courts articles, qui vont d’une façon plus ou moins secrètes irriguer son grand livre. Il ouvre ce bal littéraire dans les revues de son lycée, le lycée Condorcet, puis ce sont des Pastiches et Mélanges, il écrit sur l’art, les livres et les salons – ses belles inspirations -, dans Le Figaro, et son Contre Sainte-Beuve, dont cette édition publie le Dossier – En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu’il y a de particulier dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l’écrivain. –. L’écrivain ne se contente pas de porter la plume, comme l’on porte le fer, sur les principes défendus par Sainte-Beuve, et notamment, ne pas séparer l’homme de l’œuvre, il défend avec une grande finesse, dans cet essai, les écrivains que le critique n’aime guère : Stendhal, Baudelaire, Nerval et Balzac notamment. La meilleure manière de prouver que Sainte-Beuve a écrit des fadaises, c’est de répondre en romancier, par l’art du roman, cet Essai narratif, qui augure de ce que sera La Recherche. Ses phrases viennent de loin, comme les vagues que l’on aperçoit dans le lointain, qui s’allongent et s’élèvent, leur force est souterraine, profonde, et à chaque mouvement, elles dévoilent ce qu’imagine Proust, autrement dit ce qu’il voit. Le narrateur s’éveille au jour venant, c’est-à-dire à littérature, à la vie imaginaire nourrit de sentiments et de pensées, vibrant aux vibrations des souvenirs, et aux flammèches des couleurs et de la lumière du jour qui éclairent sa chambre, comme elles éclaireront toute sa vie d’écrivain. L’écrivain ne peut être réduit à son corps, il est des corps en mouvement dans le Temps, et dans le mouvement du Temps, ce que n’aurait pas compris Sainte-Beuve. L’écrivain fait son miel de mille rencontres et visions, de mille sensations et souvenirs, de mille lectures et observations, il a l’œil en éveil et l’oreille affutée.

« Tous ceux qui ont éprouvé ce qui s’appelle l’inspiration, connaissent cet enthousiasme soudain qui est le seul signe de l’excellence d’une idée qui nous vient et qui, à son apparition, nous fait partir au galop à sa suite et rend aussitôt les mots malléables, transparents, se reflétant les uns les autres. »

Ce qui s’appelle l’inspiration – (Fin 1899 ?) – Publications posthumes – 1894-1899

« Je ne sais pas ce que Maman n’aurait pas bien lu, tant sa belle voix savait mettre à chaque mot son sens et sa grâce. Mais s’il y a quelque chose au monde qu’elle lisait bien c’était George Sand parce qu’elle l’aimait. »

Dossier du « Contre Sainte-Beuve » - Développements romanesques

Mais que faisait Marcel Proust, entre deux Essais, ou quelques pages de La Recherche ? Il lisait, il ne cessait de lire ! On oublie parfois que l’écrivain fut aussi un grand lecteur : Chateaubriand, Lamartine, Racine, Baudelaire, Flaubert, Hugo, Anatole France, Pierre Loti, et d’autres encore. Pour ne nous arrêter que sur Chateaubriand, nous pourrions le définir, comme nous pourrions définir Marcel Proust, par cette phrase écrite, en 1899 ?, que l’on peut lire dans Le Roman et le Temps dans les Publications posthumes : « Un roman qui veut imiter avec quelque profondeur la vie doit embrasser un long espace d temps parce que nous voyons que d’est précisément avec le temps que se manifeste ce qu’il y a de plus profond dans la vie. ». La plus belle manière de lire ces Essais, c’est de les avoir toujours à portée de regard, à portée de rêverie, à portée de littérature, lorsqu’inlassablement, nous reprenons la lecture de ce monument de mots (1) qu’est La Recherche.

« Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. " (2)

Philippe Chauché

(1) Dictionnaire amoureux de Venise – entrée Proust – Philippe Sollers - Plon

(2) À la recherche du temps perduDu côté de chez Swan – Bibliothèque de la Pléiade – Edition de Pierre Clarac et André Ferré – Gallimard (1954)



lundi 8 août 2022

Christian Laborde et Robert Redeker dans La Cause Littéraire

Pour bien écrire sur le sport, la bicyclette par exemple, il faut y avoir goûté, pour l’un, Christian Laborde, avoir souvent dégusté les cols des Pyrénées, l’Aubisque par exemple, ou le col de Marie-Blanque, pour l’autre, Robert Redeker, avoir roulé, jusqu’à huit cents kilomètres chaque semaine, confiant à la poche arrière de son maillot ses livres de philosophie, il pédalait pour apprendre à philosopher, et il philosophait entre deux échappées heureuses. 



« 15 juillet 1974 – 

ils arrivent ils sont là / c’est le groupe de tête / les plus forts les meilleurs / tous laqués de sueur / à l’orée de la pente / maçons au pied du mur / ô vélos ô taloches / ô bitume bancroche / ici le dur commence il en finira pas. » 

Poulidor enfin ! – Christian Laborde 

Christian Laborde est un troubadour gascon, un romancier de la bicyclette, un tchatcheur qui swingue. Derrière ses mots et ses phrases qui caracolent, se glissent Poulidor, Darrigade, Robic, qui l’illuminent, comme ils illuminaient les spectateurs du Tour de France qui les voyaient passer. Ce dernier petit livre, l’écrivain enchanteur l’a écrit pour le dire, pour l’offrir. Il raconte la victoire de Raymond Poulidor - l’homme qui savait perdre dans la dignité -, victoire !, et quelle victoire dans l’ascension du Pla d’Adet le 15 juillet 1974, une étape de 225 kilomètres entre Seo de Urgel et Saint-Lary-Soulan. Il a 38 ans et il est heureux, comme l’écrivain est heureux de nous conter cet exploit pyrénéen. Poulidor enfin ! s’écoute et s’entend, porté par la voix de Christian Laborde, une voix irriguée par l’accent gascon, qui donne encore plus d’épaisseur à ses mots, un accent qui roule, comme roulent les échappés, comme roule Poupou, il roule comme les gaves et les voitures suiveuses, il roule dans la jeunesse éternelle d’un champion, qui l’est tout autant. 




« Est dérisoire ce qui donne de la joie gratuite sans délivrer de message, sans être, à l’inverse de la manière dont le sport est présenté chaque jour dans tous les médias, un discours sous-titrant l’ordre social. Ce pitoyable discours-sous-titre est celui que tiennent à la radio et à la télévision la majorité des journalistes sportifs lorsqu’ils commentent en direct les matchs, les concours, et les courses. » 

Sport, je t’aime moi non plus – Robert Redeker

Robert Redeker livre son diagnostic du sport spectacle, de sa mondialisation capitalistique, de ses dérives financières, de la marchandisation des corps, le mercato, et de l’oubli de ce qui en faisait (en fait ici ou là), l’essence même : le plaisir, le jeu, la joie partagée. L’écrivain philosophe met en lumière non quelques dérives, mais un état d’esprit, un état des lieux du sport aujourd’hui, en évoquant ce tropisme compétitif et le fanatisme de la performance. Il développe en quelques phrases quelques constats, qui pourraient en les développant donner naissance à des concepts : la haine du corps, l’homme adulescent, le triomphe du mental sur l’esprit. Pour Robert Redeker, qui aime à se définir comme un ancien sauvageon du sport et un sauvageon de la philosophie, le sport est aujourd’hui impensé et incritiqué, un peu comme s’il était intouchable, et donc irréprochable, sauf à passer pour un fâcheux antimoderne. Robert Redeker va s’employer à le soumettre aux faits, à ce qu’il est devenu, loin fort loin, du plaisir et du jeu qui en étaient ses belles raisons. 

Finalement les deux écrivains ne sont jamais très éloignés, ils cultivent tous les deux leurs passions, leurs amours d’enfance et d’adolescence pour la bicyclette, les étapes du Tour qui nourrissent souvent de beaux livres, les coureurs inspirés dans les cols des Pyrénées ou des Alpes, le rugby qui n’était que plaisir collectif, que nous aimions qualifier de « champagne », le jeu qui n’était qu’un jeu d’adultes rieurs. 

Philippe Chauché

https://www.lacauselitteraire.fr/poulidor-enfin-christian-laborde-sport-je-t-aime-moi-non-plus-robert-redeker-par-philippe-chauche

jeudi 7 juillet 2022

L' Aube de Ramón Gómez de la Serna dans La Cause Littéraire

« L’aube est l’heure de l’ouïe fine ». 
« L’aube arrose les rues d’une poussière de siècles ». 
« À l’aube le monde devient une nébuleuse primitive… C’est pourquoi on éprouve un vertige cotonneux, incompréhensible, avec perte de connaissance…, et puis on récupère tout ».      


Comme l’aube qui inspire ce gracieux petit livre, Ramón Gómez de la Serna a l’ouïe fine et l’œil affuté. De la fenêtre de la chambre qu’il occupe à Paris, boulevard Saint-Michel, durant l’hiver 1912, il assiste à la naissance de l’aube, d’un monde, et à celle de ce livre. L’Aube est un livre qui s’éveille, comme la rue que l’espagnol espiègle regarde, un nouveau monde s’éclaire, et il en saisit de quelques mots ou de quelques phrases, l’étrange réalisme. Ramón Gómez de la Serna est un écrivain insaisissable et inclassable. Il n’appartient à aucune génération, à aucun mouvement, sauf à celui qu’il s’inventa de livre en livre, de Paris à Madrid, d’Estoril à Buenos-Aires, on pourrait le présenter comme l’auteur d’un livre unique, à la manière de Cervantès. Qu’il écrive ses gregerías, des lettres à lui-même ou aux hirondelles, sur Dali ou le cirque, qu’il hante, en fantôme heureux, le Rastro, le marché aux puces de Madrid, ou Las Ventas, les arènes de la capitale, il surprend, étonne, ébloui, par la justesse de ses remarques souvent surréelles, et fait des merveilles au café Pombo où il anime des soirées de joutes littéraires. L’année de sa mort en 1948 paraît à Buenos-Aires, Automoribundia (1), passionnant journal du siècle ramónesque. Il aura traversé la vie, comme s’il s’agissait d’une vaste galerie de glaces, qui ne manquait ni de refléter son visage, même masqué, ni celui de tous ceux qu’il rencontra et qu’il imagina pour ses romans picaresques, car Ramón Gómez de la Serna fut un aventurier des lettres et des mots, sa Mancha était la littérature, et en connaisseur des Lettres, Valéry Larbaud, ne s’y trompa pas, lorsqu’il le compara à Proust et à Joyce. 

« À l’aube on dirait que toute la ville s’est incendiée et que ne restent que les façades sans rien derrière ». 
« À l’aube d’été il y a des martinets qui l’annoncent, des martinets qui rayent comme une bague la vitre du silence des minutes de leur veille ». 




L’aube est la première heure du jour, l’heure blanche propice à l’aubade, qui deviendra sérénade quand le soleil aura fini son tour du jour, pour laisser place à la nuit. Ce petit livre est une aubade au jour venant et à ceux qui s’y glissent et que l’écrivain aperçoit ou imagine de sa fenêtre. Le jour venant est propice aux gregerías, plus ou moins impossibles à traduire en français, Valery Larbaud évoque des notations d’images spontanées et d’états d’âme puisées en plein courant psychique, des criailleries, Laure-Anne Laget parle de Brouhahas dans son anthologie publiée par les Editions Garnier (2). À ces jaillissements évoqués par le traducteur, nous pourrions ajouter des saestas, ces phrases improvisées lancées, comme un cri, comme un chant profond, souvent d’un balcon au passage de Passos pour la Semaine Sainte à Séville. L’écrivain inspiré ressemble à ces hommes et ces femmes anonymes qui rendent hommage au Cachorro où à la Macarena (3). Tout ce qu’il voit, se transforme en éclairs. Et ces éclairs donneront naissance à des romans, et Le livre muet (4) écrit également à Paris, joue avec ses éclats et les adresses qu’il se fait à lui-même. L’Aube de Ramón Gómez de la Serna est l’un de ces éclairs romanesques et ramónesque, magistralement mis en français par Jacques Ancet, l’occasion de lire ou de relire les autres romans de cet écrivain facétieux, incongru, flamboyant, troublant et inspiré. 

Philippe Chauché 

(2) Jacques Ancet dans sa présentation opte pour le terme original : « Par sa spontanéité, son jaillissement irrésistible, son innocence, la gregería est comme le germe de toute vraie littérature ». 
(3) Le Cachorro est le christ du quartier de Triana, la Macarena statue de la vierge qui se trouve dans la basilique qui porte son nom et qui est admirée et célébrée durant la Semaine Sainte. 
(4) André Dimanche éditeur et traduit par Jacques Ancet.

jeudi 16 juin 2022

L'Inifni, n°148, Printemps 2022 dans La Cause Littéraire

« Ce ne sont pas les bonnes actions qui rapprochent les hommes des dieux ; mais quelque chose de plus rare et de plus difficile : la capacité à être heureux » (Le divin avant les dieux, Roberto Calasso). 

« Les morts, en quelque sorte, nous parlent continuellement, sans phrases mais par des sentiments, par de fugaces émotions, imprévues et très vives, et en retour il faut parler aux morts, ou du moins les servir, agir pour eux, leur faire secrètement des offrandes » (L’enterrement de Poquelin Molière, Marc Pautrel). 

« Plus la diversification spectaculaire et publicitaire augmente, et plus le langage concentré, médité, de la littérature peut le traverser en acte » (1), et cela fait près de quarante ans que la littérature, la pensée philosophique, la science, et les arts sont ainsi mis en lumière, près de quarante ans que les écrivains au langage concentré et précis irriguent L’Infini. Le vaisseau amiral, Gallimard, a armé une goélette, L’Infini, son capitaine, Philippe Sollers, l’écrivain le plus reconnu et le plus combattu, le plus sollicité et le plus secrètement haï (2), et à ses côtés un autre romancier, écrivain d’art, poète, Marcelin Pleynet. La goélette L’Infini peut prendre le large et voguer tout autant en haute mer que sur la Seine et la Garonne, avec à son bord, pour ce nouveau voyage : Roberto Calasso, Julia Kristeva, Yannick Haenel, Marc Pautrel, Arnaud Jamin, Éric Marty, Marcelin Pleynet et bien-sûr Philippe Sollers qui livre des extraits de Graal, son admirable dernier roman (4). Les textes qu’elle publie, comme les barriques de vins de Bordeaux embarquées, se bonifient avec le Temps et la houle de l’océan. Cette dernière escale littéraire, après un an d’absence, est littéralement éblouissante, car elle conjugue notamment, l’heureux savoir de Roberto Calasso sur le divin et les dieux, à quelques pages du prochain roman de Yannick Haenel, à une belle évocation de François Fédier, l’incomparable lecteur et traducteur de Martin Heidegger, et à un très court roman, précis et ouvragé, sur l’enterrement de Molière de Marc Pautrel, ponctués de photos du bureau de L’infini signées Sophie Zhang. Pautrel a découvert les classiques en lisant Sollers, du temps (heureux temps encore une fois) où il écrivait dans Le Monde des Livres que dirigeait Josyane Savigneau. Marc Pautrel regorge de talents narratifs, et comme il a du style, donc de l’oreille et une vision romanesque, il voit ce qu’il imagine, il imagine ce qu’il voit, et il entend ce qu’il écrit. C’est un romancier qui ne cesse d’être au cœur de l’Histoire et de ceux qui l’ont bâtie : Blaise Pascal, Jean-Siméon Chardin, Manet (4). Ils savent que Marc Pautrel les accompagne, qu’il leur fait signe (la littérature est aussi l’art des signes adressés aux vivants et aux morts), comme il fait signe, dans ce magnifique texte, à Molière, qui triomphe de la mort comme il triomphait sur les scènes éphémères de France, il portait la vie, la comédie et le rire au firmament de l’art du verbe et du geste, un roman s’écrivait et continue de s’écrire. Marc Pautrel en dessine l’esquisse. 




« Nous sommes ici dans l’extrême Occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux où poussent des pommes d’or, là où coulent les sources de l’ambroisie, nourriture des dieux. Au bord de l’Atlantique, je bois un verre de vin à la gloire de cette île et de son passé fastueux » (Graal, Philippe Sollers). 

« En juin 2020, je viens de passer plusieurs semaines à lire et annoter Méditation, la précédente et capitale publication alors entourée d’un silence feutré. La plupart de mes amis ne comprennent pas ce qui ressemble à une obsession, il y a trois post-it par page et la tranche semble avoir été peinte en jaune » (La parole de François Fédier, Arnaud Jamin).

L’Infini s’accorde lumineusement au récit d’Arnaud Jamin, récit d’une rencontre avec François Fédier disparu le 28 avril 2021. Nous sommes en septembre de l’année précédente, et la rencontre a lieu à Paris autour de Martin Heidegger. Il faut se souvenir que la collection éponyme que dirige Philippe Sollers chez Gallimard, publia Soixante-deux photographies de Martin Heidegger de François Fédier. Une brève et vive rencontre, et un livre que possède toujours Arnaud Jamin, les Séminaires de Zurich de Heidegger que Fédier lui prête ce jour-là, en lui demandant : « Vous rendez les livres que l’on vous prête ? ». Sans se tromper, on peut écrire qu’Arnaud Jamin aurait tant aimé lui rendre ce livre ! Enfin ce dernier numéro de L’Infini s’achève à Rome à la villa Médicis avec Marcelin Pleynet, c’est L’instant romain, un instant divin, où la langue enflamme une ville, à moins que ce ne soit l’inverse. 

Philippe Chauché 

(1) Philippe Sollers sur L’Infini (extrait). 

(2) André S. Labarthe, Sollers, l’isolé Absolu, Un siècle d’écrivains, FR3, 1998 



jeudi 2 juin 2022

Le testament breton dans La Cause Littéraire

« Aux racines, restrictives, je préfère les linéaments schisteux, les lignes de crête, l’entaille des rivières, les vallées boisées ouvertes au vent : elles sont en résonnance naturelle avec le large et l’infini ». 

Voilà en une phrase, non pas le résumé de ce livre d’exception, mais les fondements qui le soutiennent, les piliers de granit de ce récit profondément romanesque. Le testament breton est un beau et grand livre car il se glisse dans les bois et les vallées bretonnes, entre les pierres, dans les maisons et les églises, il épouse du regard les lignes de crêtes, les signes des vents et du temps, dans une langue sculptée, ouvragée, forte d’une richesse léguée par les auteurs d’un temps qui pourrait paraître révolu, une langue où chaque mot est pesé à la manière d’un artisan joaillier, où chaque phrase est dessinée avec toute la finesse d’un cartographe. Difficile de bien aimer une terre et ceux qui y ont inscrit leurs noms et leurs légendes, sans qu’ils ne soient honorés à leur hauteur, sans que l’écriture ne s’élève elle aussi, qu’elle ne s’élève à la hauteur de cet imaginaire, de ce songe. Comme chez Henri Bosco – Au printemps, en automne, sous le poids des neiges qui fondent très loin dans les Alpes, elle (La Durance) roulait arbres et bêtes et allait heurter d’une masse d’eau sauvage le Rhône… – (1), la langue de Philippe Le Guillou est habitée, vivace, vivante, tellurique, profondément terrienne, visitée, inspirée, nourrie d’un passé où la joie côtoie la douleur et la terreur, de souvenirs de grands absents, dont le récit porte à croire qu’ils accompagnent l’écrivain dans son voyage intérieur et dans un présent vivifiant. L’écrivain nous saisit par le regard habité qu’il porte sur les rivières et les flots qui entourent et vivifient sa terre, sur cette géographie qui l’habite depuis son enfance. Nous sommes en terre bretonne, et à chaque phrase résonnent chez l’auteur ces mots et gestes de l’enfance, c’est l’enfance d’un cartographe minutieux, qui n’oublie pas les cartes de France qui éclairaient sa salle de classe, comme autant de romans et de récits à naître. S’il ne cessait de les dessiner mentalement, c’est physiquement qu’il s’est mis à éprouver celle de son pays breton. 

« Je crois plutôt à la permanence d’un imaginaire enfoui, d’une conscience sombre aussi, accordée à la désolation du paysage, à ce sentiment d’un novembre éternel qui les accable lorsque survient le mois noir, à cette proximité subite des ombres ». 

Le testament breton a été écrit au Faou, là où finit la terre, là où peut-être elle prend le large, entre le 13 avril et le 8 mai 2020, soit au cœur du confinement ; mais loin des agitations et des colères, très loin des postures d’écrivains livrant leurs états d’âme, mais si proche de son histoire profonde et des histoires bretonnes, de ces vagues, ces voix, qui murmurent dans son récit incarné. Philippe Le Guillou est un écrivain de la mémoire, de la terre et des terres, des visages, des noms, des ombres, des songes, des tremblements, des troubles, du vent, de la lumière et des ténèbres, un écrivain du Temps qui irrigue son récit, parfois comme une lame de fond qui s’empare des imprudents, mais aussi comme une marée qui monte et descend au rythme lunaire, et qui rythme l’infini romanesque qui est au cœur de ce récit d’un marin des hautes terres. 

Philippe Chauché 

(1) Parmi les récits et souvenirs de l’écrivain avignonnais, nous retiendrons pour mémoire : Un oubli moins profond ; Mon compagnon de songe ; Le Chemin de Monclar (Gallimard).

samedi 21 mai 2022

Paul Lambda et Frédéric Schiffter dans La Cause Littéraire

" À quatre-vingt-quinze ans elle sortait tous les matins pour apprivoiser la mort. Elle rentrait deux heures plus tard, dépitée, et soupirait : « Il n’y a rien à faire, elle a encore peur de moi ». 

« – Lui aussi est parti ? – Oui, il est parti vivre sa vie. – C’est une épidémie ! » « – T’es où ? – Je ne sais pas très bien… quelque part entre l’Iliade et l’Odyssée ». 

Le désespoir avec modération 


Le désespoir avec modération est un heureux petit livre qui jongle avec les humeurs vagabondes, les aphorismes rieurs, les sentences piquantes, les courts dialogues qui flirtent parfois avec l’absurde, et l’humour noir. Paul Lambda évoque ces confettis qu’il collectionne, et compile dans ses livres. Ce petit dernier en regorge, confettis, assemblages, et mots rieurs, cet écrivain est un drôle d’oiseau –, des conseils adressés aux désespérés chroniques et aux optimistes myopes. Et d’ailleurs, l’auteur livre en quatrième de couverture de son petit ouvrage, un très piquant guide de lecture, de conseils, d’indications et de traitements attribués à ces joyeux mélanges littéraires subtilement dosés : insomnies nocturnes et diurnes, allergie à l’absurde, ou encore bouffées d’amour intempestives et renvois sucrés. Il nous invite à lire entre 3 et 10 notes à la fois à toute heure du jour et de la nuit, mais contrairement à ce qu’il ajoute on peut sans risque, sauf celui d’un fou rire irrésistible, dépasser cette dose prescrite, y prendre goût et bonheur. On imagine Pierre Dac, le plus surréaliste des chansonniers, oulipien dans l’âme, s’en délecter en compagnie de son complice Francis Blanche à la télévision. Paul Lambda collectionne adages et phrases inutiles, conseils et remarques, pour ne pas désespérer de la littérature, des sautes d’humeur, des amours, des malheurs qu’il nous arrive de collectionner, comme d’autres collectionnaient dans les temps anciens les timbres postes, les pendules mécaniques, les bretelles, ou les bocs de bières. Le désespoir avec modération est un joyeux mélange, un heureux bric-à-brac littéraire, à consommer sans modération, comme le désespoir, qui finit toujours en confettis multicolores. 




« Épitaphe : Je n’ai pas pu faire mieux… » « Un bon roman, ou un bon ouvrage de philosophie, est un livre qui décrotte l’esprit ». 

« Je n’aurai connu qu’une cause : la mienne. C’est pourquoi je l’ai si mal défendue ». 

Lassitudes

Lassitudes Frédéric Schiffter est lui aussi amateur d’aphorismes, dans la lignée de Cioran et de son ami Roland Jaccard, comme lui il affectionne les remarques désinvoltes et les petits livres pétillants. Le matin de son suicide, Roland Jaccard lui écrivait : « Je m’en vais. Prends le relais ! ». Je ne sais si le relais est pris, mais je constate que le Philosophe sentimental reste fidèle à son style brillant et à ses penseurs sans chichi ni blabla (1). Leurs noms : Montaigne, Clément Rosset, Marcel Conche, Baltasar Gracián, je ne sais s’il s’en inspire, mais ils éclairent parfois généreusement ses essais. On aperçoit leur ombre bénéfique au détour d’une sentence ou d’une flèche qu’il décoche, car cet écrivain est aussi un tireur d’élite, comme le furent Cioran et Jaccard. Lassitudes est à lire, comme le recueil de pensées venues sur les chemins de l’océan, d’éclairs, d’humeurs au réveil, d’insomnies, de souvenirs, c’est le nouvel opus de ses Mémoires d’un dandy morose et casanier. Frédéric Schiffter est vif comme Fred Astaire, séducteur comme Cary Grant, et piquant comme Cioran, il danse et ne cesse d’écrire « à sauts et à gambades » sur sa vie et celles qui l’entourent. Le Philosophe sans qualité (2) ne cherche à séduire personne, ne propose aucune recette conduisant à devenir meilleur, mais ses livres poursuivent à leur manière les leçons de Montaigne, pour bien écrire, et donc bien philosopher : il faut simplement apprendre à mourir, le plus tard possible ajoutons-nous, comme nous écrivions de Roland Jaccard qu’il était trop doué pour se suicider (3). 

Philippe Chauché 

(1) Sur le blabla et le chichi des philosophes, PUF, 2002 
(2) Flammarion, 2006 

vendredi 20 mai 2022

Et maintenant, voici venir un long hiver..... de Thomas Morales dans La Cause Littéraire

« Avec sa disparition à l’âge de 88 ans, c’est tout un art de vivre qui disparaît, l’action et le verbe, le zinc et le grand style, les caleçonnades et le cinéma d’auteur, le théâtre français et l’Avia Club » (Jean-Paul Belmondo). 
« Marielle n’abîmait pas son talent dans les rôles de petits cons, d’insignifiants phraseurs, de chipoteurs du quotidien. Les siens étaient gratinés, majestueux, outranciers, exagérément libidineux, tous dépassant les limites de la moralité » (Jean-Pierre Marielle). 

Imaginons un instant le retour de Sacha Guitry parmi nous, l’homme à la langue précise, précieuse sans jamais être ridicule, affutée, brillante, piquante souvent, mais aussi admirative. Une langue qui ne s’autorisait aucun débordement, aucune faute de goût, aucune vulgarité, qui s’inspirait des grands prosateurs français, une langue vivante et vibrante. Une langue admirative des grands Hommes qu’il croisa dans sa vie virevoltante, qu’il croisa, qu’il vit, écouta ou qu’il lut. On le voit et on l’écoute nous parler de Monet, de Degas, d’Anatole France que l’on appelait Monsieur France, ou encore d’Auguste Rodin et de Sarah Bernhardt, c’est Ceux de chez nous. Un titre qu’aurait pu reprendre Thomas Morales pour les portraits de ses chers disparus, qui sont ou deviennent les nôtres, tant son style s’en inspire, avec ce parfum qui lui est propre, cette juste pensée, ce trait précis, un rien nostalgique. Cette évocation brillante et touchante de ces comédiens, ces chanteurs, ces musiciens, ces écrivains, ces sportifs qu’il honore, nous touche par cette finesse, cette justesse, cette richesse évocatrice. Même venus d’ailleurs, comme Niki Lauda – Un khâgneux funambule qui défie les lois de l’adhérence –, Sean Connery, Roger Moore – portant aussi bien le second degré à la boutonnière que le smoking au camping –, Kirk Douglas – ils nous sont familiers, comme de lointains cousins qui sont ici chez eux. Tous ces grands disparus que l’écrivain honore, ont du style, une façon d’être sur un plateau, devant ou derrière une caméra, sur un circuit de F1, ce sont des seigneurs, des aristocrates, des dieux populaires, qui ont chacun à leur façon imprégné notre mémoire commune, où se partageaient les rires, les pleurs, les admirations, et les joies. Quant à ceux de chez nous qu’il ressuscite dans ce recueil d’hommages admirables, à leurs seuls noms évoqués, mille histoires s’invitent, mille souvenirs, des films, des chansons, des émissions de télévision, des livres, des regards, des mots, des éclats de vie qui nous éclairaient. Jean-Paul Belmondo – notre mémoire du fond de l’enfance –, Dick Rivers, Stéphane Audran, Johnny Hallyday – Ce grand artiste aura pratiqué un art mineur avec des accords majeurs –, ou encore Jean Rochefort, et Michel Déon – Déon, travailleur acharné, lorgnait du côté de Balzac ou Stendhal. Vous pensiez les avoir oubliés, le livre de Thomas Morales les fait vivre et revivre, comme il fait revivre en deux coups de phrases pétillantes ces manières d’être qui n’étaient jamais des postures, cette maladie des temps d’aujourd’hui. 

« Il était d’une autre race, celle des seigneurs. Il y avait chez lui une intelligence gamine, une réserve moqueuse, une culture sans artifice et sourire qui pouvait vous crucifier sur place ou vous charmer. En somme une classe folle » (Claude Rich). 

« Sa frénésie avait un côté cartoonesque et poétique. Ses ritournelles, épurées en apparence, répétitives et si addictives, entraient dans les foyers et imprégnaient durablement la jeunesse d’alors. Faire rire sans blesser est certainement l’exercice le plus délicat qui soit » (Annie Cordy). 

S’il y a du Sacha Guitry chez Thomas Morales, on peut aussi y lire les accents d’un autre grand chroniqueur du temps passé, Bernard Frank, qui avait la même légèreté, la même désinvolture, la même finesse de jugement. Et maintenant, voici venir un long hiver… n’est pas qu’une compilation de chroniques, c’est une constellation d’étoiles qui continue de briller dans l’imaginaire de l’écrivain, et pour nombre de lecteurs dont nous sommes. Il conclut son livre par un hommage à celui qui fut son ami et son éditeur, Pierre-Guillaume de Roux – un passeur rieur et partageur –, nous pourrions dire chose semblable de Thomas Morales, un écrivain qui ne cesse de toréer la mort qui a emporté ses amis et ses admirations. 

Philippe Chauché

dimanche 8 mai 2022

L'initié suivi de La Libre étendue et L'incandescence de Thibault Biscarrat dans La Cause Littéraire

« Viens et vois : je parle de plus loin que mon nom. Je parle d’une autre contrée, d’un nouveau domaine et la grâce indivise nous sera faveur du temps ». 
« Voici : je suis présent au monde mais à distance. Viens et vois : ingurgite ces rouleaux qui me sont doux comme la manne, comme le miel ». 
« Les livres sont plus vivants que les vivants. Ils deviennent leur propre destinée. Les livres se lisent eux-mêmes dans la gloire du dieu révélé ». 

Thibault Biscarrat appartient à cette société secrète d’écrivains, de poètes, qui écrivent sous de belles influences, celle du Livre, des écrits gnostiques, des textes fondateurs traversés par une lumière divine, mais aussi celle du corps, et de la voix. Et il donne de la voix à chaque page. Écrire est chez lui une incantation, incarnation, une résurrection, une inspiration et une expiration. Savoir écrire, c’est savoir respirer. Ces trois cahiers s’ouvrent sur trois citations, signées Kafka, Hölderlin, et tirée du Deutéronome, les trois piliers inspirants de ce livre inspiré. Il aurait pu aussi citer Rimbaud, Claudel, Quignard et Sollers, autres écrivains de cette confrérie où le Verbe est tenu en odeur de sainteté, où le savoir des textes fondateurs ont la saveur d’un poème, où les corps sont en mouvement constant. Ce triptyque s’ouvre sur la lumière (qui) scintille au firmament, et s’achève sur le langage (qui) est souverain ; l’œil du dieu est ardent, de la lumière au langage, il n’y a qu’un pas, un livre ouvert sur l’étendue de la poésie. D’une phrase à l’autre, l’écrivain a sculpté le nouvel opus d’une épopée qu’il conduit la main sur le cœur, dans la lumière et la langue. Imaginons l’écrivain au travail, il est seul, à la manière de Bashô, le Seigneur ermite, il s’arme de la parole, pour saisir les instants qu’il vit et voit, écoutons : Les fleurs dressent leurs drapeaux d’étamines, d’extases. Elles se déploient en corolles, parfums, pétales. Thibault Biscarrat a l’audace de la liberté libre, il ne se fie qu’au savoir en mouvement permanent, à la simple présence au monde, à l’aimée, à la nature enchantée, à l’inspiration divine, à la beauté. Le ciel brille dans les phrases de l’écrivain, les éclairs de l’orage les traversent, elles cheminent sur les sentiers, comme la musique qui ne cesse de les éclairer. Son écriture est une adresse au lecteur attentif, au dénicheur de mots et de phrases sacrés. Cet ensemble de textes est d’une grande clarté, d’une grande transparence, d’une grande simplicité, d’une vibrante musicalité. 

« Viens et vois : déjà mon nom parcourt la terre. Il existe une ode à chaque couronne. Vie. Mort. Vie. Voix. Lumière ». 
« Le Verbe est l’origine, il dit la naissance des mondes, leur mouvement. Ce souffle est ardent, il embrase les empires, l’épée à deux bouches, le char qui trône ». 
« Je suis le fils de ces voix qui tournent en écho dans ma tête. Je suis le fils des odes, des strophes, des versets ». 

Thibault Biscarrat publie également une version audio musicale de Chant Continu* son ouvrage précédent dont Didier Ayres avait ici salué la force**. Cette interprétation de Chant Continu fait entendre le verbe de l’écrivain, qui passe en finesse et dans une grande justesse de ton, d’âme à âme entre l’auteur, la comédienne Maud Andrieux et le joueur de oud, Mostafa Harfi. Cette lecture musicale, cette incarnation, aux voix justes et profondes, est le plus bel écho dont puisse rêver un auteur. 

Philippe Chauché 


samedi 7 mai 2022

Ligne de basse de Patrick Martinez dans La Cause Littéraire

« Il entendit, par avance, les quatre accords en boucle qui pourraient introduire la ballade qu’il allait jouer. Il se lança et procéda aussitôt sur ceux-ci à des renversements pour qu’ils sonnent au plus près de ce qu’il voulait faire passer. Dès l’instant où une note lui paraissait comme accroître la noirceur d’un passage, il insistait sur elle, brodait autour et l’épuisait jusqu’à subitement lui en préférer une autre ».
Ligne de basse est le roman d’une famille éparpillée, éclatée, distendue, une famille aux mémoires sombres, aux colères enfouies, aux amours cachés, habitée de doutes permanents, mais aussi d’éclats de tendresse. Le roman d’une mère, d’un frère et d’une sœur, tous les trois saisis par des renversements de vies et d’espoirs, ces mêmes renversements d’accords qui résonnent sous les doigts de Jean, le frère et le fils, musicien de bar de nuit. Patrick Martinez nous offre un roman où se mêlent ces trois destinées, ces trois vies suspendues à l’espoir perdu, à l’argent qui manque, aux amours invisibles. Ligne de basse est aussi le roman de l’enfance de Jean et Lili, où des souvenirs se brodent au fil d’argent sur le tissu de leur vie qui petit à petit prend forme et couleurs, naissance aussi d’un amour entre la sœur et le frère, qui ne dira jamais son nom, et que Lili portera comme une croix. Ligne de basse est également le roman de l’absence du père, des pères, de la chute vertigineuse de la mère dans les calmants et l’alcool, de celle troublante de la fille et de la sœur, au corps abandonné, volontairement déformé, sombrant, et celle du fils et du frère, musicien invisible pour les clients du bar, et qui joue, comme s’il s’agissait de son dernier voyage, des accords mineurs avant le naufrage. 

« Voyant l’œil que le chauffeur fit courir sur ses genoux que sa jupe dévoilait, elle fut tout sauf gênée, lui en aurait même su gré. La vieillesse qu’elle s’était sans doute trop longtemps attelée à ignorer, n’avait eu qu’à attendre le moment favorable pour la prendre par surprise, éclore brutalement aussi bien dans ses pensées que sa chair ». 

Patrick Martinez écrit comme Jean, l’un de ses personnages, improvise au piano. Mais les mélodies romanesques qui imprègnent ce roman n’ont rien de calmes et sereines. L’art du roman de Patrick Martinez se nourrit lui aussi de brisures, d’accords étranges, de phrases suspendues, de mélodies qui se recoupent, se recouvrent, se glissent les unes dans les autres. L’écrivain écrit comme Thelonious Monk composait et improvisait au piano. La texture et la couleur de ses phrases résonnent comme résonnait le piano de l’américain, dont la présence magnétique et le génie d’improvisation auront marqué à jamais le jazz moderne. Jamais l’écrivain ne se laisse aller au moindre relâchement, comme Monk, ses phrases semblent travaillées et retravaillées, sans relâche, pour faire apparaître leur force romanesque, et leur éclat, qui surprend souvent par la finesse de l’ouvrage. Philippe Sollers aime dire et écrire qu’un roman se juge aussi à l’oreille, Ligne de basse sonne juste, et l’on reste longtemps troublé par le chant profond qui s’en dégage et nous éblouit. 

Philippe Chauché

dimanche 27 mars 2022

Graal de Philippe Sollers dans La Cause Littéraire

« L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil ». 

« La lumière du Graal est immortelle. Elle brille jusque dans les ténèbres, mais les ténèbres ne peuvent pas la saisir ».

Entre ces deux phrases, un roman s’est déployé. Un court roman inspiré par le Graal, l’apôtre Jean, Rimbaud (1), les Atlantes, et les heureuses expériences sexuelles du narrateur en état de jeunesse inspirée. Comme toujours chez Philippe Sollers, la parole est d’or, elle transforme le plomb, autrement dit la moraline dominante, en or fin, et elle ne doute pas un instant, comme chez l’apôtre Philippe (2), que la résurrection se déroule sous nos yeux, de notre vivant – « La vraie vie consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort ». Comme toujours, Philippe Sollers mise sur la chance, la joie, le bonheur, la musique, la mémoire, l’attraction des corps inspirés, et sur son art romanesque qui trouble et enchante le roman depuis 1958. Dans ce nouveau livre, le narrateur explorateur de son corps unique se fait Atlante, fils de l’Atlantide, cette île engloutie, ce paradis, que l’on affirme perdu, oublié, inventé. Ici la France : un Atlante parle aux Atlantes ! L’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté. Je répète, l’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté. Ce petit roman métaphysique et très incarné vibre du sang réellement versé par le Christ sur la croix, et recueilli par un calice disparu et devenu l’objet de mille spéculations, comme l’Atlantide ; et le narrateur prouve qu’il n’en est rien, ou tout au moins, que des résonances œuvrent encore dans le monde, et qu’il suffit de savoir voir, comme les apôtres face au Ressuscité. Philippe Sollers est un écrivain des résonances, les troubles des hommes et du Monde s’immiscent dans ses romans, ils en constituent des strates, sur lesquelles il bâti son œuvre en solitaire, si près et si loin du tumulte social, il n’est pas seul contre tous, il est seul dans sa diversité particulière et dans sa gaité intempestive. 

« La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger qui préfère l’expression “cheminement vers la parole”, chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt-Noire ». 

Graal est un roman qui se fait chair, comme le Verbe des Écritures. Finalement tous les romans de l’écrivain de l’Ile de Ré – cette Suite française de l’Atlantide – sont, et se font chair. Pour le vérifier il suffit d’ouvrir avec délicatesse votre ancienne édition d’Une Curieuse solitude, celles de Paradis, Femmes, des Folies Françaises ou encore de Passion fixe ou bien des Lettres à Dominique Rolin – son grand roman d’amour –, le verbe y est enchanté, joyeux et perçant. L’écrivain perce des secrets que l’on dirait bien gardés. Partons du principe, pour bien lire ce roman, qu’un livre réussi ne peut être que le Graal indestructible de l’auteur, son calice où bouillonnent les mots et les phrases, sous l’œil d’un Atlante, qui en est le premier lecteur et l’auteur. Les Atlantes qui l’accompagnent ? Athanase Kircher, Baudelaire, René Guénon, Borges, mais aussi et c’est capital dans le roman, sa tante et ses sœurs. Graal pourrait être le rêve éveillé d’un écrivain contemporain, ou celui d’un Atlante, qu’une heureuse concordance des temps a projeté dans ce siècle et donc dans ceux qui l’ont enfanté et enchanté. 

Philippe Chauché 

(1) « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée / Avec le soleil » (L’Éternité, mai 1872), Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Édition d’Antoine Adam, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1972. 

(2) « Ceux qui disent que le Seigneur est mort d’abord puis qu’il est ressuscité sont dans l’erreur, car il est ressuscité d’abord, puis il est mort. Si quelqu’un n’obtient pas d’abord la résurrection, ne doit-il pas mourir ? Par le Dieu vivant, celui-là ne doit pas mourir » (Évangile selon Philippe, Écrits gnostiques, La bibliothèque de Nag Hammadi, Edition publiée sous la direction de Jean-Pierre Mahé et de Paul-Hubert Poirier, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007).