jeudi 30 octobre 2014

Marc Pautrel dans La Cause Littéraire





« A chaque fois, les premières semaines, avec les hommes elle essaie de garder ses secrets. Mais ces secrets sont trop lourds et les évidences sont là, impossibles à dissimuler : elle n’a plus ses parents. Elle ne dit pas qu’ils sont morts, ou disparus, ou qu’elle les a perdus, non, elle dit : Je ne les ai plus. Ou parfois, plus violemment encore : Je n’en ai pas, comme si ses parents avaient été à jamais inconnus, ce qui n’est pas le cas puisqu’elle porte leur nom ».
 
Si Marc Pautrel était musicien, nous pourrions dire de lui qu’il marche sur les pas de Paul Bley, concision, précision, immersion dans la mélodie, dans sa structure, ses échos, richesse de l’harmonie, qui montent de son clavier comme une brise légère venue du large. Si Marc Pautrel était peintre, nous pourrions évoquer les dessins de Matisse, feuilles, arbres, visages de femmes, natures endormies, ligne pure, trait blanc, net, face à face avec le modèle, travail permanent sur le motif.
 
Marc Pautrel écrivain, et donc musicien et peintre, est saisi comme Osiris par la puissance magique des mots et des phrases, leur faisant tout simplement dire ce qu’ils ont à dire, du temps et d’un corps qui sombre, se relève, s’élève, jusqu’au rêve de la délivrance. Son Orpheline ne cesse de parler en même temps que les larmes lui viennent. Ses mots : la perte, l’absence, mais aussi l’exil, l’isolement, et par instants, l’embrasement du motif : les Landes, ses arbres, l’océan, le Mexique, son petit autel édifié sur une colline pour la Nuit des Morts, ses rêves, son amoureux mathématicien et le tremblement permanent de son enfance.
 
« Elle est au bras de son amoureux, le temps s’est arrêté, elle est heureuse. Le couple passe devant une vigne vierge agrippée au mur de pierre d’une des propriétés qui longent la rivière, les feuilles en cette saison sont devenues écarlates, on dirait qu’elles s’enflamment, elle veut prendre en photo son compagnon devant cette vigne vierge mais il refuse et la prend, elle, en photo, superbe chevelure noire découpée sur le rouge du feuillage, les yeux sombres allumés comme des feux ».
 
Marc Pautrel, écrivain, a l’attention, la précision d’un musicien et d’un peintre pour harmoniser ce portrait de femme, Orpheline, hantée par la perte de sa mère et les reproches anciens qui ont fissuré son âme, et qui avec l’alternance métrique des marées et des vagues recouvrent son corps d’écume blanche. Après l’esprit de la forêt qui illuminait L’homme pacifique, la femme d’Orpheline est traversée par d’autres esprits des lieux. Marc Pautrel n’écrit pas de nulle part, mais de ce territoire entre terre, dune et océan, territoire d’écrivains – Montaigne, Mauriac, Sollers, Veilletet, Manciet – où le tressaillement des corps s’accorde à celui de la nature, des larmes comme un Mascaret qui inonde le visage de son Orpheline.
 
« Elle entend les oiseaux dehors qui continuent leur concert perpétuel, dialogue entre les merles et les pies, les martinets et les pigeons, les moineaux, les mésanges, elle les reconnaît tous. Ils ont été son plus grand bonheur, avant les voyages, avant les hommes, avant la musique, avant le soleil, avant les fleurs, et les fruits, et tous les arbres du printemps, les oiseaux et seulement eux ».
 
Vitalité du style, de cette manière si particulière, si attentive, patiente, précieuse, délicate, de Marc Pautrel écrivain. Ses romans sont toujours très courts – leçon  de courtoisie –, vifs, concentrés sur son récit qu’il tient en main comme la bride d’un cheval de course. L’Orpheline comme Polaire ou Un voyage humain sont nourris de cette ambition romanesque : dire peu pour dire vrai. Choisir avec une belle précision romanesque chaque phrase et croire dans leur équilibre, qui révèle l’Orpheline, son destin, ses passions, ses terreurs, ses rêves, ses joies, ses éblouissements, et cette révélation est à prendre au mot. L’Orpheline est là, d’une présence renversante, motif vivant. Marc Pautrel porte à ses phrases la même attention qu’un musicien aux notes qu’il glisse dans sa grille harmonique, la même passion qu’un peintre déploie dans son dessin face à son motif.
 
Philippe Chauché
 

lundi 20 octobre 2014

Prague, faubourgs est, dans La Cause Littéraire





 
« J’étais parti. Quand tout était devenu trop confus dans ma tête. Une sorte de déserteur. Déserteur au temps du fleurissement de la nation. A l’arrivée des magnats allemands, des investisseurs américains, des émissaires européens, du vent de la liberté, des foules libérées en costume-cravate, des grosses berlines, des crédits à la consommation, des Tesco ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, j’étais parti. »
 
Marek, le déserteur, revient, comme l’on revient toujours sur les lieux du crime. Il a vécu sous la glace communiste, puis au centre de La Révolution de Velours, avant d’aller voir ailleurs, ce qui s’y danse, de l’autre côté de l’Atlantique. Il revient à Prague, pour y saisir ce qui s’y trame, y retrouver Jakub et Katarina, ce passé ensorcelé que le temps précipite dans une dérive qui ne débouche sur rien, sauf sur quelques frémissements de nostalgie. Le Théâtre des Opérations n’a pas vraiment changé, on y boit toujours beaucoup, la drogue circule, les corps se vendent et se louent en plein jour. Les personnages de Timothée Demeillers ne croient plus à grande chose, ils dérivent entre deux arnaques, et trois mauvaises passes. A croire que tous les malfrats de l’Est se sont installés à Prague, à croire que tous les promoteurs véreux de la planète s’y sont donné rendez-vous, à croire que le velours de la révolution cachait en ses trames des lames de rasoir, et ce n’est pas le Roi qui est nu, mais son peuple.
 
« Du lait, c’était du lait. De la farine, de la farine. Du poulet, c’était du POULET merde, pas de l’émincé de volaille aux herbes de Provence et à la truffe blanche d’Alba. Mais tous voulaient du choix, de la couleur, et puis des ingrédients exotiques. Alors ils ont pris leurs clefs, leurs drapeaux, et ils sont sortis faire du bruit, faire tomber ces dinosaures qui trônaient là-haut, sans partage et sans compassion, dans des sphères grises et poussiéreuses depuis Mathusalem. »
 
Timothée Demeillers a trempé sa plume dans le vitriol pour écrire ce premier roman, marchant sur les pas de Thomas Bernhard avec la même souplesse de style. Et s’il y a de la matière à Prague, la manière de s’en saisir en fait un roman acide, terrifiant, volcanique, dont les phrases retombent en mille éclats acérés, comme des mines anti-personnelles. Prague à la dérive et son faubourg est ravagé comme le sont ces hommes qui s’enlisent dès le petit matin aux comptoirs des cafés.
 
« (Pourtant), quinze ans plus tard, ces mêmes beautés florissantes, gracieuses et agiles avaient fané avec le temps, et s’étaient enracinées au paysage, composant, au même titre que la flotte, le béton, le gris, les capotes, les vieux toboggans, les skinheads et les seringues, un bien triste tableau de désolation urbaine. »
 
Marek le déserteur va repartir comme il était venu, une dernière désertion qui sera la bonne, Jakub et Katarina à jamais enfouis dans ses souvenirs, glacés comme son quartier du faubourg est aux prises avec de nouveaux acteurs de l’Avenir Radieux. La ville sombre comme sombrent les ombres portées de ces jeunes gens pressés d’en finir avec l’ancien et le monde annoncé. Prague, faubourg est, est un livre racé, un tremblement littéraire qui n’en a pas fini de précipiter les corps et les âmes de ses personnages dans un volcan en perpétuelle irruption.
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/prague-faubourgs-est-timothee-demeillers

vendredi 17 octobre 2014

Rentrée Littéraire






« Ainsi c’est Frankenstein qui m’apprit à mourir et à renaître. C’est sa mort, dans les eaux glacées fictives d’une scène, qui m’a fait résister au monde tel qu’il se présentait pour accéder à celui de l’invisible. Dans la peur et la conscience du danger. Je vis que dans l’histoire on avait le droit de se révolter pourvu qu’on joue sa vie ».

Naissance du roman : une ville, un corps, une tempête théâtrale dont les éclats scintillent de page en page, mais aussi, un poète en disgrâce et en Acte permanent, des amours gagnés et perdus, des passions, et une certitude chevillée à la peau : la littérature sauve des tumeurs du monde. De Bordeaux à Londres en passant par Naples et Rome, la vie incandescente du Cercle des tempêtes embrase les corps et les idées, celles de Shelley, Fanny, Harriet, Mary, Byron, guerre sociale permanente dans l’Europe du début du 19° siècle. Frankenstein, Prométhée délivrée, Les Cenci, ils sont là sous nos yeux ces livres de tous les dangers qui flamboient sous la main romanesque de Judith Brouste, qui sait qu’être attentif aux révoltes qui se lèvent revient à être soucieux de la manière dont tout cela se vit et s’écrit.

« Un jour de juillet, il est au café, chemise et gilet ouverts. La chaleur est immense. Dehors, sur les pavés, résonnent le sabot des chevaux, le cliquetis des harnais, le grondement des roues. Harriet, la fille du cafetier, encore écolière, s’assoit à sa table : Elle avait seize ans, une belle allure, légère, active et gracieuse. Pour la première fois, il se confie, parle de ses projets : vivre différemment, à part ».

Vivre différemment et écrire différemment, voilà le projet de Shelley que poursuit Judith Brouste et voilà sa réussite. Le cercle des tempêtes est à mille lieux du roman historique, de sa frigidité installée. A chaque poème, à chaque phrase du roman, il s’agit d’enchanter les corps et la révolte, même si la chaleur est immense, même si la douleur s’invite, les trahisons, les renoncements, les créanciers, les espions, même si la mort tourne dans la nuit comme les sorcières de Shakespeare, même si les plus belles raisons s’enflamment dans les plus troublantes déraisons. Suivre page à page la vie tumultueuse de Shelley, voilà l’aventure romanesque qu’insuffle l’écrivain, voilà l’aventure qu’elle s’offre et nous offre, vitesse du roman, de l’amour, de la guerre sociale et de la poésie prise entre glace et feu.

« En poésie, c’est toujours la guerre. Comment s’échapper de cette vie ? Elle est ailleurs. Il faut lutter pour exister, face aux autres, face au monde insignifiant, satisfait de sa médiocrité. Pour Shelley, il s’agit alors de tenir, de créer sa propre loi. Écrire est la clé de voûte de ce dispositif ».

En littérature c’est toujours et plus que jamais la guerre du goût, et il n’est pas surprenant de savoir que Le cercle des tempêtes soit publié par un expert, Philippe Sollers. Shelley, l’aristocrate sans qualités, l’ami des corps, des rebelles, de la nature et du verbe, trouve dans ce roman le plus beau des miroirs, en s’y penchant il découvrira les ombres portées de Cravan et Debord, deux autres figures de mauvaise réputation, et en prenant un peu de recul, la vibrante évocation de sa liberté libre. La propre loi du roman a échappé aux lecteurs professionnels des prix littéraires, pas lu, pas pris, pourrions-nous leur répondre.

« Où est Shelley ? Que fait-il ? Il continue de donner des nouvelles du monde, dans le secret troublant de la naissance du temps ».

Où est Judith Brouste ? Que fait-elle ? Elle continue d’écrire Le Cercle des Tempêtes, errance stylée dont elle trace les lignes vibrantes, le cœur intact au milieu des flammes.








« Affirmer que j’allais là-bas pour une cure, était-ce dire la vérité ? Jusqu’à quel point était-ce vrai ? A quelle strate de la vérité cette affirmation appartenait-elle ? Etait-elle vraie pour tout le monde ? En tout cas, elle ne l’était pas pour moi. Ni pour ma mère. N’empêche que lorsque P. m’a demandé pourquoi je voulais y aller, j’ai répondu, pour faire une cure, et je n’ai pas éprouvé de remords ».

Partir pour trouver un nom et un visage. Le nom, le visage, le regard du père, et pour cela passer par la maladie et la douleur. Han le narrateur du roman de LEE Seung-U fait ce voyage armé de quelques lectures troublantes : Rilke, Gary, Kafka, et accompagné du bacille qui le colonise. Partir pour trouver ce qui l’empêche de marcher, une perte, un doute, un pressentiment, comme une frontière militaire qui sépare sa Corée de l’autre. Le Regard de Midi est un livre où le moindre geste, la moindre parole, l’acte de vie est saisi par ce tremblement, cette terreur souterraine, signe que la maladie fait son chemin. Tout y est gris, sombre, désespéré, même si par instants le narrateur laisse son regard s’illuminer par les éclats de la nature qui l’entoure.

« De temps à autre, je sortais me promener. Des pins pignons, émanait un parfum intense et apaisant. Le vent, cette main immense de la nature, caressait les arbres et les herbes, les oiseaux chantaient chacun de son timbre distinct, certains avant le lever du soleil, d’autres après son coucher. Un jour, au crépuscule, j’ai vu un lapin couleur de cendre sautiller comme pour épargner les herbes ».

Écrire pour vérifier que l’on a toutes les raisons du monde d’exister, que celui à qui l’on doit la vie est bien réel, vivant, qu’il n’attend que cette rencontre pour retrouver la mémoire vive de sa jeunesse. Vérité du narrateur ou mensonge du roman ? Le Regard de Midi est cette recherche du père perdu, imaginé courant nu dans la forêt, deviné derrière les murs de la ferme Yonghwa, croisé dans un meeting électoral, senti dans la nuit. Han accumule les preuves de sa présence, il s’obstine, il veut l’entendre lui demander : pourquoi es-tu venu me trouver ?

« Je ne sais pas ce que ses antennes ont perçu et saisi. Sans se départir de son sourire, il a hoché la tête à plusieurs reprises pour acquiescer, mais à quoi ? J’ai tout de suite compris que son sourire, sa main tendue mais aussi ses hochements de tête n’étaient rien d’autre que des gestes, des tics où il n’y avait pas de cœur ».

Partir pour écrire sa destinée, se laisser prendre par l’ombre du château de K, tisser la toile qui va se refermer, se laisser entraîner par ses rêves et ses espoirs, se faire enfermer par un étrange ange noir au bras inerte pour ne pas troubler le jeu électoral de son père, LEE Seung-U construit un roman sombre, sec, peuplé de fantômes, terrifiant par instants, où l’on se demande si le narrateur n’a pas par surprise traversé la frontière militaire qui le sépare du Nord et de sa dictature.

« J’étais assis, seul, sur un canapé au cuir râpé par endroits, assez large pour accueillir trois personnes. Trois clous pointaient au mur au-dessus de ma tête, de vieux clous survivant à quelque fonction abolie. Devant moi, un téléviseur seize pouces, éteint, écran noir, et rien d’autre ».

Partir pour écrire sur un regard fuyant, un manque, une fuite, une douleur, tout est vrai, mais tout est comédie et tragédie, seul reste le bois de Chonnae, où le narrateur rêve de se perdre pour y retrouver l’homme nu qui court et le hante, et courir à son tour dans ce rêve insensé, mais P. son invisible amoureuse le sauvera en chanson : « Toi qui es né pour être aimé… »

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/le-regard-de-midi-lee-seung-u