mardi 25 février 2014

Cette Peau de Taureau



Vous voulez savoir pourquoi l'Espagne est au centre de l'art taurin ? Ouvrez une carte, dépliez-là, et cette affirmation vous saute aux yeux, c'est une peau de taureau tendue entre Océan et Méditerranée, Piel de Toro ! Cette peau, cette carte, ce territoire de soie, de muscles et de cornes, Christian Dedet l'a vu, traversé, aimé, embrasser, à Madrid, à Séville, avec en tête la tragique amitié, trois fois millénaire, de l'homme espagnol avec le taureau brave dans les années soixante.

" La nuit, impossible de dormir. L'air était chargé d'humidité. On restait des heures, l'œil fiévreux, dans l'odeur capiteuse des jasmins. Il n'y avait plus alors qu'à prendre une nouvelle douche, s'habiller, aller flâner jusqu'à l'aube dans maintenant laiteuse de la Giralda, au Barrio de Santa-Cruz où des adolescents, très tard, faisaient miauler des guitares tristes, et dans ces bistrots de las Sierpes où l'ancien matador Rafael El Gallo venait encore promener sa popularité peu de temps avant sa mort, et où il vivait d'expédients et de cigares d'emprunts. "



" J'ai aimé les courses, à Cadix. Quand on en arrivait à la sixième mise à mort, la brise de l'océan était si forte que toutes les oriflammes claquaient au faîte de la plaza et l'odeur de la poudre à pétards se délayait avec une odeur d'algue. "

" Il existe plusieurs corridas : celle qu'on attend, celle qu'on voit, celle que les autres ont vue. Et l'on désignera toujours du nom d'aficionados un certain nombre d'agités, d'illuminés sympathiques ou dangereux, voire même d'érudits irréconciliables que le mot toro suffit à mettre en transes. "

à suivre

Philippe Chauché

jeudi 20 février 2014

Idier dans La Cause Littéraire

La musique des pierres, Nicolas Idier

« Je marche tous les jours, par tous les temps, même les nuits pluvieuses. Les villes d’Asie ne dorment jamais à poings fermés. Moi non plus, depuis le jour-sans-nom ».

Les beaux livres ne dorment jamais, comme les vagues qui viennent de si loin que l’on se demande souvent si elles ne sont pas éternelles, nées du caprice d’un dieu. L’écrivain regarde les vagues de loin, s’avance, ses pieds se posent sur mille petites pierres roulées, le corps s’élance dans le mouvement permanent de l’eau, les bras, les jambes, la tête, ce n’est pas un nageur, c’est un ange. Les beaux livres offrent au lecteur attentif aux récifs, des nuits blanches et calmes, des nuits dessinées au pinceau avec grande attention, comme les pierres de Liu Dan qui s’élancent dans le mouvement du Temps chinois, le Temps éternel qui est à bien l’embrasser, la plus belle des révolutions. Les beaux livres ne dorment jamais les pages fermées, elles s’ouvrent comme des fleurs du désert, pierres de sables qui glissent entre les doigts, et ne retombent jamais en poussière.

C’est un corps de pierre, tragédie première, qui va faire s’envoler le narrateur vers la Chine. Ce n’est pas une fuite devant la mort de l’aimée, c’est une renaissance, et son ombre vivante va fluidifier chacun de ses gestes, chacune de ses phrases comme dans les toiles de son peintre. Pour réussir ce voyage vers les contrées des Tang et des Song, il convient d’être non seulement l’aimé des dieux, mais aussi de ses anges, accompagné d’un Hôte discret, mécène du Grand Siècle, d’un peintre de la Renaissance chinoise au dictionnaire de pierres, de quelques divinités éclairantes, d’un poète ancien et de ce livre à écrire, ce livre à polir, à faire tourner dans sa main, comme les petites pierres par l’océan mille fois roulées.

« Je ferme les yeux un quart de seconde, et quand je les rouvre, je suis à nouveau chez Liu Dan. Le temps se mélange, se sédimente, se pétrifie. Je me demande un instant si je ne vais pas mourir là, chez lui, à cette table. Le jour-sans-nom m’a fait comprendre que la mort guette, en permanence. Elle est là, je la sens. Cette proximité me procure une joie indéfectible. Je suis un joyeux enthousiaste qui fréquente le néant, et quand mon cœur se serre, lorsque ma vision rétrécit, je me rappelle la profondeur infinie de ces gouffres où nous serons précipités ».

Les beaux livres ont de la mémoire, comme les pierres, ils en savent beaucoup sur l’histoire des hommes, de leurs frayeurs et de leurs passions. Ils ressemblent à ces vagues du large, ces masses noires et lourdes qui viennent de nulle part, de l’autre versant de la planète, d’îles disparues, de ports engloutis sous des roulis incessants. Du silence du large, de la mémoire des pierres qui parfois reflètent les quelques éclats de soleil qui se glissent jusqu’à elles et qu’elles renvoient vers la surface en éclats cristallins. La vague ici vient de très loin, c’est un peintre Chinois, un dessinateur de la Renaissance au savoir immense, au style unique, que le narrateur va voir, écouter, découvrir, admirer en même temps qu’il se découvre écrivain. Se découvrir écrivain : le narrateur est à chaque ligne visité par la Chine, la musique des pierres, éclats, résonances, silences, accompagné par des écrivains du magma, des peintres à la présence éclairante. Écrire demande cette même attention, cette même précision, ce style, ce travail sur le motif que magnifie Nicolas Idier dans le silence des nuits marines. La musique des pierres, est une vague musicale qui vous accompagnera longtemps, le stylo s’est fait pierre, et c’est avec cette pierre que tu écriras.

« J’ai apporté à Pékin mon nécessaire de travail : les œuvres choisies de Buffon (Histoire naturelle des minéraux), mes carnets de notes, mes stylos. Dans un ordre prédéterminé, disposés devant moi. A travers la fenêtre, la vue est divine, et je remercie le Ciel de m’avoir souvent donné des fenêtres sublimes, jusqu’à cette vue sur l’Hudson de notre dernière résidence new-yorkaise, avec Livia ».

Philippe Chauché

dimanche 16 février 2014

L'Atelier Chinois


 
" Derrière les baies vitrées de son appartement, la ville est un saupoudrage de grains de lumière rouges, jaunes ou vertes, surplombée d'un grand ciel rosâtre. Liu Dan rentre de son atelier, où il a passé des heures à tracer des esquisses à la mine de charbon. La fatigue l'a envahi, et il prend soin de ses yeux. Il sait ce qu'il doit à son excellente vue, capable de percevoir le plus petit détail dans une œuvre peinte, une calligraphie, une pierre. Avant d'aller dormir, il met un disque de Bach. La musique entre dans le silence, tandis qu'il s'assoit devant une tasse de thé vert, en porcelaine noire du Japon, légèrement bosselée. Il fume la dernière cigarette de la nuit, et observe la fumée monter légèrement au plafond. Dehors, les lumières s'éteignent, remplacées par l'embrasement du ciel, de ce soleil levant qui frappe les façades en miroir des gratte-ciel de la ville. Les avenues se chargent d'automobiles, de plus en plus nombreuses, d'une circulation de plus en plus lente. Liu Dan ferme les yeux un instant. Il n'a jamais vraiment décidé s'il aimait ou non ce moment de la journée. "


La lumière s'infiltre sans excès dans mon atelier et pour la troisième ou quatrième fois, j'ouvre le livre de Nicolas Idier, découvert par le plus beau des hasards. C'est ainsi qu'il débute : " La petite pierre ocre, au grain épais et doux, roule entre mes doigts. " Les petites pierres qui roulent amassent mille vies, il suffit de savoir les tenir, les embrasser du bout des phalanges, les regarder et les écouter. Les pierres irradient l'admirable roman de Nicolas Idier, ces pierres qui habitent chaque pensée du narrateur, chaque acte, chaque mouvement dans l'espace et le Temps. Le passage de New York à Pékin a lieu après le jour-sans-nom, lorsque le corps de son amour s'est transformé en pierre, mais sa musique ne va cesser de l'accompagner, d'une pierre et d'un continent l'autre.

 
" Matinée radieuse. Le soleil entre par les vitres de la véranda. La fontaine, où nagent trois poissons dorés, me rafraîchit de son bruit d'eau. Je suis entouré de peintures, de rouleaux de calligraphies entreposées dans des céramiques noires, blanches ou rouges. Un chat noir passe entre deux statues du Cambodge posées directement sur les dalles de la cour. Je n'entends presque rien, que les bruits discrets de mon Hôte. Connaisseur profond du taoïsme, dont il collectionne les objets avec assiduité, il sait en effet que, pour éviter l'usure, il vaut mieux rester dans " la vallée profonde ".

Le mouvement du roman est aussi celui du peintre Liu Dan, un artiste moderne et très ancien, en dialogue permanent avec les mots, la phrase, la pensée chinoise, celle qui murmure à l'oreille du narrateur, qui embrase son œil, pensée du mouvement interne, pensée des pierres qui nourrissent l'art de l'artiste. Ecrire ligne à ligne et pierre à pierre cette musique du roman qui passe par une lente immersion dans les toiles et les mots du peintre, voyage intérieur en pays Tang et Song, dans l'art silencieux et fragile des peintres des arbres, des cascades et des fleurs, dans une autre révolution en marche. Ici le livre de la couleur du mouvement des pierres ridiculise à jamais un petit livre rouge qui tétanisait toute pensée libre. Le mouvement des pierres du roman est aussi celui de la présence de l'aimée disparue, accordée à ce qui s'y joue musicalement, mémoire vive qui permet aux disparus de se sentir chez eux.
C'est Bach à Pékin, d'un archet au pinceau, d'une plume à un stylo, avec la même certitude, la même légèreté, le même style, le silence absolu, un regard posé, un travail incessant, et une joie quotidienne. Idier est un missionnaire de l'art en terre d'art total, comme en son temps Matteo Ricci, l'art de dessiner les cartes d'un nouveau monde qui  s'inventent là sous nos yeux.

"  A nouveau seul. Heureusement, Hong Ye est là. J'entends ses pas feutrés dans la maison, où aucun autre bruit ne filtre, si ce n'est quelques rumeurs de la rue. Même les chiens, dans la cour, restent silencieux. Seul le grand rocher du Taihu est en mouvement. Il danse de toute sa force, avec la lenteur rentrée de Kasuo Ohno. Le pinceau, dans l'art chinois, a cette même qualité : à la fois très rapide et très lent, sans même s'en rendre compte, à moins qu'il ne soit successivement très rapide et très lent, et c'est sans doute cela, cette alternance de vitesses, tantôt successives, tantôt superposées l'une à l'autre, qui donne au trait de calligraphie sa beauté de temps suspendu, suspendu comme le poignet du calligraphe et du peintre au dessus de la feuille. Le pinceau et la pierre partagent le secret du véritable mouvement, celui qui n'est pas apparent. "

La musique des pierres : vitesse et excessive lenteur, alternance de vitesses, des mouvements, porté par la suspension du style - les plus grands stylistes de l'art romanesque ne se montrent pas, ils s'écoutent, comme Proust très vivant dans le livre - la phrase agit de l'intérieur et à l'intérieur d'elle même, le narrateur la porte et se laisse par instant traverser par elle, comme une musique,  embrasser et embraser.

" Dans la vie comme en art, il faut savoir se laisser conduire par le rythme. "

Philippe Chauché

à suivre

 
 

 






dimanche 9 février 2014

Un Certain Regard

 
 
 

Le 7 juillet 1961, Roger Grenier est à Pampelune, San Fermin est en deuil. Cinq jours plutôt Ernest Hemingway s'est suicidé, quelques jours avant il avait annulé sa réservation de la chambre 217 de l'hôtel La Perla. Toute la ville le sait, les toreros et les taureaux en parlent. Papa aura son buste, et tous les 7 juillet on noue à son cou de bronze le foulard rouge des navarrais, mais de 7 juillet 1961 son ombre de géant ne quitte pas celle d'un écrivain français régent du Collège de Pataphysique.
 
" Dans la chapelle San Fermin à l'église de San Lorenzo, j'ai vu Antonio Ordóñez, le très célèbre matador, seul en prière. Il a commandé une messe à la mémoire de son ami Ernesto et il est arrivé le premier. Ordóñez prie seul, longtemps. Puis les amis, un à un, se présentent à ce rendez-vous mélancolique. La feria de Pampelune, pour Hemingway, cette année, ce sont ces chants, ces orgues, les répons des diacres, et ce dies irae...
Soudain, sur la place del Castillo, noire de monde, dans le tourbillon des bandes et des fanfares qui parcourent la ville en dansant, sans répit, sept jours et sept nuits, j'ai reçu un choc. Hemingway se trouvait devant moi.
Il trônait à la terrasse de l'Iruña, son café favori. La barbe blanche en éventail, entouré d'amis respectueux, il buvait du vin rouge, lui, le Vieux, Papa comme on l'appelait. Et je sortais de la messe !
Je ne crois pas aux fantômes. Et, bien que Pampelune fonctionne au vin rouge, pendant tout le temps de la feria, je n'avais pas l'impression d'être sujet à une hallucination.
Je me suis respectueusement approché :
" Señor, monsieur, sir, en quelle langue faut-il vous parler ?
- Americano y castillano.  "
J'ai donc continué, dans la langue de Gary Cooper.
- Vous êtes américain ?
- Plus ou moins.
- Et vous vivez en Espagne ?
- Plus ou moins.
- Pour quoi faire ?
- Voir les taureaux.
- Ne seriez-vous pas écrivain ?
- Plus ou moins.
- Enfin, c'est fou, on ne vous a jamais pris pour...
- Plus ou moins.
- Puis-je vous demander comment vous vous appelez ? "
Hemingway n'attendait que ça. Il ouvrit son portefeuille et me tendit sa photo, imprimée sur une carte de visite. Au dos, il y avait son vrai nom : " Kenneth H. Vanderford " ( remarquez le H. ). Et, en anglais et en espagnol, un aphorisme:
" Chacun, en cette vallée de larmes, ressemble plus ou moins à quelqu'un d'autre. "

Le 9 février 2014, je suis à Montfavet, et j'ai rendez-vous avec le petit livre de cet écrivain qui fréquente la NRF depuis le premier janvier 1964 et qui aura connu tout le monde dans la Maison, des écrivains qui ressemblent plus ou moins à d'autres écrivains.






à suivre

Philippe Chauché

samedi 1 février 2014

D'un Girondin l'autre dans La Cause Littéraire


Médium, Philippe Sollers
 
« Time is money, la folie gronde. La contre-folie, elle, prend son temps. Pour qui ? Pour rien. La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a aucun souci d’être vue ».
 
Lorsque la folie gronde, il vaut mieux être protégé par un paratonnerre, réel ou imaginaire, peu importe, mais il convient de s’armer de contre-folie, s’arrimer à la terre, et flécher le ciel. En ce siècle crispé, il y a des lieux, des êtres, des livres qui en tiennent avec légèreté l’office. Rien de nouveau sur la planète Sollers, la petite aiguille de sa boussole amoureuse lui indique toujours la même direction : Venise. Ville médium, ville dictionnaire qu’il ouvre et parcourt accompagné d’or – Loretta –, d’une fleur – Ada –, et de son moraliste, l’immortel de Versailles – Saint-Simon.
 
Médium est le roman de la folie et de son contre feu. L’une, on sait sur quoi elle tient : trafics en tous genres – dollars, organes et arts –, falsifications, vérités et mensonges, mauvais romans et mauvaise vie, l’autre repose sur quelques certitudes : immortalité et musicalité du Temps, amours gagnés, lectures attentives et écriture permanente, mouvement permanent du corps joyeux, trilogie divine. Le Père lit, le Fils écrit, et le Saint Esprit ne cesse d’aller et venir entre Paris et Venise sans changer de place.
 
« Il est impossible qu’une particule humaine se retrouve dans plusieurs endroits à la fois. Je dois donc voyager mon corps, pour attester qu’il est bien là où il se trouve, y compris dans le temps, et, pourtant, je tourne. C’est une expérience qu’on ne peut ni filmer ni photographier, il n’en reste pas moins qu’elle est incessante et vraie. A l’instant, j’ai 30 ans, je suis à Venise, cet angle de soleil en sait long sur moi ».
 
Il y a tout cela dans Médium et plus encore, la passion des dictionnaires, des siestes profondes, des rêveries, des voix, des églises italiennes et des regards. Mais La Fête à Venise, semble s’être un rien obscurcie, comme si cette contre-folie que s’inocule le « professore », avait par instant des effets secondaires. Comme si elle produisait un tremblement, des secousses, un tressaillement de la phrase et de son rythme. Effet mineur mais qui laisse parfois sur l’instant un goût amer. Effet du Temps qui s’est retourné sur l’écrivain, comme si l’ombre de Debord lui voilait le soleil, du vouloir trop en dire de la folie du monde, des stratégies du Diable, trop dire ce que l’on sait, de ce que l’on voit, de ce que l’on ressent, d’un discours l’autre, de l’amoureux au ressentiment, il n’y a parfois qu’un roman.
 
« Avec les journaux et les faits divers, vous vérifiez qu’il y a bel et bien une folie humaine, une puissante contrenature à l’œuvre, que des tonnes de culture, de plus en plus avariée, n’arrivent pas à canaliser. Les assassinats restent des assassinats, la corruption ne bouge pas d’un millimètre, la planète est une province de passions minuscules ».
 
Fort heureusement cet excès de fièvre, Sollers s’en détourne et en revient dans les passages les plus envolés de Médium, à ce qui fonde son style, son art et sa matière : le mouvement gracieux et léger de ses phrases, le saisissement si particulier des citations, comme un contre point, loin du tumulte barbare.
 
« Tout est calme et gris-bleu, j’arrête le bateau au large. Une phrase du duc me poursuit sur l’eau : “Son adresse était de faire valoir les moindres choses et tous les hasards”. J’aime ce mot d’adresse. J’en ai besoin pour sortir du port. Décidément, il y a deux mondes, et il faut choisir : “La mode, le bel air d’un côté, le silence de l’autre, et la solitude” ».
 
Philippe Chauché dans La Cause Littéraire