dimanche 24 avril 2016

Millot dans La Cause Littéraire

 
« On était au mois d’août, mais la chaleur était légère et la ville désertée des voitures était d’un calme divin. Lacan y semblait comme chez lui, il en connaissait tous les musées, toutes les églises, toutes les fontaines… La beauté des lieux m’enchantait, j’aimais le bruit des fontaines et celui des pas dans les rues désertes la nuit. J’étais tombée amoureuse de Rome et cet amour dura longtemps ».
 
Ce petit livre est une phantasia, une apparition, celle du psychanalyste dans la vie de celle qui à son tour va le devenir. Une fantaisie, la vie légère comme la chaleur de Rome en cet été 72, la liberté libre qui se livre en Italie, à Rome, à la Villa Médicis, sur la piazza Navona, dans la basilique Saint-Clément-du-Latran, à Venise devant les Carpaccio de l’église San Giorgio degli Schiavoni, à Paris, à Barcelone, pas à pas, la mémoire de l’écrivain dessine cette carte amoureuse et aventureuse d’un été qui n’allait jamais finir. Ce petit livre nous livre – livre à lire et à vivre – à chaque page la fantaisie d’une époque – on sourit en pensant que certains fâcheux y voient là les prémices de ce qu’ils nomment le désastre actuel –, qui allait si bien à celle du psychanalyste. Lacan sur scène, ses séminaires et conférences, qui parlait aux mursLa théâtralisation faisait partie de l’art oratoire de Lacan. La colère mimée, la rage ostentatoire en étaient les traits récurrents –, Lacan silencieux, à la concentration exceptionnelle, Lacan le bélier que rien n’arrête, et Lacan immobile. Lacan des villes et Lacan des chants.
 
« A partir de cette année 73-74, j’accompagnais Lacan de plus en plus souvent à Guitrancourt, et bientôt tous les week-ends… C’est là que Lacan travaillait à son bureau, face à la grande baie vitrée qui donnait sur le jardin. A droite de celle-ci et lui faisant écho, était suspendu un Monet, un paysage de Giverny où les nymphéas étaient comme noyés sous une cascade de feuillages ».
 
Ce petit livre ne révèle rien, il met en lumière – Monet, Courbet, Renoir – les passions de l’homme au Punch Culebras, ce petit cigare tortillé et baroque, pour les peintres, pour certains tableaux, qu’il montrait ou dissimulait, l’Origine du Monde qu’il possédait se prêtait ainsi au jeu. La vie avec Lacan est une cascade de sensations, de visions, de rencontres, d’écrits, d’éclats, d’écarts, une aventure partagée – ces années éclataient en mille fleurs d’actes et de pensées –, avec d’autres témoins qui en goûtaient la fantaisie, et souvent ne s’en privaient pas : Jacqueline Risset, François Wahl, Philippe Sollers, Jean-Jacques Schuhl, Jacques-Alain Miller, et d’autres encore, comme le plus chinois des français : François Cheng. Catherine Millot est là, elle voit ce qu’elle écrit, elle écrit ce qu’elle entend, elle vit l’instant, l’aventure ne cesse de l’étourdir, enchantement léger de l’écrivain en puissance, et frissons de la psychanalyste en devenir.
 
« Aujourd’hui, j’ai l’âge que Lacan avait quand je l’ai connu. Est-ce ce qui m’a décidée à livrer ses souvenirs ? Comme un rendez-vous à honorer, une manière de le retrouver. Et puis j’arrive à l’âge où l’on se demande combien d’huile reste encore dans la lampe, et où tout vous rappelle qu’il faut travailler tant qu’on a la lumière ».
 
Ce petit livre est un rendez-vous, jamais manqué, avec des instants de bonheur, où se nouent des histoires qui se croisent comme des nœuds borroméens, ces nœuds qui vont prendre une réelleimportance dans la pensée active de Lacan. Il les fabrique avec des « bouts de ficelle », comme des bouts de réel – qu’il coupe et raboute, et au fil du temps… les chaînes et les nœuds se faisaient toujours plus envahissants, c’est un peu comme s’il cherchait une issue à ce qui le taraudait dans la psychanalyse du côté de ce réel qu’en venaient à incarner les nœuds ce réel qui ne cesse de s’inviter dans ce petit livre, de s’écrire et donc de se vivre, et c’est toute la force et la justesse de La vie avec Lacan, un petit livre qui tient du récit, du roman, et de la phantasia : le plaisir et le temps d’écrire et de l’écrire.
 
Philippe Chauché
 

vendredi 15 avril 2016

La Boucherie littéraire dans La Cause Littéraire

Quatre livres de La Boucherie littéraire
 
Ecrits sans papiers, Pour la route entre Marrakech et Marseille, Mireille Disdero
Maison, Poésies domestiques, Emmanuel Campo
On ne connaît jamais la distance exacte entre soi et la rive, Hélène Dassavray
Lame de fond, Marlène Tissot
 
Ecrits sans papiers
« Le sud lie ton corps au soleil / et la lumière en voyage / vient boire dans ta main ».
« La lumière est perturbée par le vent. On sent que quelque chose existe. C’est humble, ça ne s’impose pas. Le vent. Le soleil ».
« Et dans le ciel orange, deux gabians puis un avion au ventre blanc, tracent un trait de lumière sur ta mémoire pour plus tard ».
Saisir ce qui nous saisit lorsque l’on va d’une ville à  l’autre, d’un port à un autre, lorsque l’on projette son corps, ses pensées et ses phrases de Marrakech à Marseille, avec des haltes hispaniques. Ces écrits, ces notes glanées, ces impressions, ces saisissements, ces éclairs, ces éclats donnent force et brillance à ce récit romanesque. Il y a là, chez Mireille Disdero, l’art de saisir sur le vif, comme on peut le dire d’un photographe qui sait voir, faire voir et finalement faire entendre.
 
MaisonPoésies domestiques
« Je compte lancer une revue de poésie avec dedans / un coussin / un meuble / un pouf / un shampoing anti pelliculaire / une platine vinyle / un forfait 2 heures + S.M.S. et M.M.S. illimités / un clic-clac / du rap etc… »
« Tu t’es permis / de m’emprunter mon Bukowski / pour le lire aux toilettes. / Le glamour des premiers jours s’en est allé / comme des chevaux sauvages dans les collines ».
Emmanuel Campo ne manque ni d’audace, ni de culot, il écrit comme s’il chantait, et d’ailleurs, il chante. Ses petites poésies résonnent comme des chansonnettes, d’enfance et de son âge, l’une donnant naissance à l’autre, des ritournelles. Ces Poésies domestiques misent sur la collection, la multiplication, la rencontre, la surprise, les mots qui se rencontrent pour la première fois ont souvent l’air surpris. L’auteur, joueur, en joue, s’amuse des phrases reçues et des situations inventées ou supportées, et tout cela fort heureusement n’a aucune incidence sur la rotation de la planète.
 
On ne connaît jamais la distance exacte entre soi et la rive
« Parfois un fleuve / avec son tumulte / parfois une fontaine / parfois un geyser / parfois une rivière / d’eau douce et salée / comme des larmes / sans la tristesse ».
« … on ne connaît jamais la distance exacte / entre soi et la rive / ni à quel moment la vie vous échoue / sur les plages / de votre mer intérieure… »
Un roman comme un corps en mouvement permanent, une fontaine de jouvence,  poétique, où à chaque mot, à chaque phrase, le corps se livre, comme un torrent. Joie du corps et des mots qui le dévoilent, où le corps en dit toujours plus, comme s’il ne cessait d’écrire ses aventures. Au centre de cette folle aventure du corps, l’origine de l’auteur, autrement dit l’Origine du monde et les grandes marées de l’amour.
 
Lame de fond
« Les heures se débobinent, Cancale se déplie comme un livre d’images. L’enfilade de restaurants entre l’Epi et la digue du phare. Le chemin des douaniers, les parcs à huîtres, les rochers. Le bruit des coquillages qui s’émiettent sous nos semelles. Je trinque à ton éternité en buvant l’horizon, d’un trait ».
 
Lame de fond est un roman de la mémoire et de la mer, comme une chanson que fredonnait un chanteur de variétés aux longs cheveux blancs, le roman de la disparition d’un loup de mer. Un père, un frère, un ami, son visage, son corps, ses exploits marins, son odeur, sa passion hante la mémoire de la narratrice, et c’est à chaque page saisissant de justesse. La marée accompagne chaque page de ce minuscule livre, une marée de souvenirs, face à la mer, où les disparus ressemblent à l’éclat blanc d’un phare ou d’une page de Lame de fond.
 
Philippe Chauché
 
 
 
La Cause Littéraire : Vous parlez dans votre prière d’insérer d’un « cheminement et un mûrissement des désirs qui placent la poésie contemporaine sur son billot », pouvez-vous en dire plus ?
 
Antoine Gallardo : Le cheminement et le mûrissement des désirs sont bien ceux de l’envie d’éditer, de publier sous forme papier, bref de faire des livres. Aujourd’hui dans le Luberon mais demain peut-être ailleurs. Ce sont les rencontres qui favorisent la création, guère le lieu. Les premiers projets de publication avancés sont nés en l’an 2000. Il s’agissait de publier essentiellement de la littérature jeunesse et des contes étrangers pour enfants impliquant des travaux de traduction, le travail d’illustrateurs et le désir de publier sous format papier sans faire de livre, au sens codex moderne du mot.
Mais en ayant reçu une formation en Métiers du livre et exerçant déjà en qualité de libraire sur les grands salons du livre de l’hexagone pour de grosses maisons d’édition ou de grandes librairies, je savais que le nerf de la guerre, au-delà des aspects financiers, est la diffusion/distribution. Il était hors de question de publier des livres sans avoir les moyens de leur faire rencontrer leurs lecteurs potentiels. A quoi bon avoir des cartons remplis de livres ? Est-ce rendre service au texte et à son auteur de les tenir enfermés au fond d’un garage en attendant d’hypothétiques ventes sur des salons du livre ? Être éditeur, selon moi, c’est 10% de création éditoriale et 90% de temps consacré à la promotion et la diffusion. Éditer c’est défendre un titre et son texte mais c’est surtout le porter et savoir que cela ne peut fonctionner que si on est prêt à le faire durant plusieurs années. Aussi, envisager de faire de l’édition et se passer des libraires relève, à mon sens, de l’absurdité.
 
CL : Vous y défendez également une certaine exigence, dont vous avez fait preuve jusqu’à présent, comment l’entendre ?
 
AG : Rien n’est facile. Aussi, ne surtout pas céder à la facilité. Par exemple, ne pas chercher à publier un nom, mais bel et bien le texte d’un auteur, ou sa création plastique. Je ne rejette pas le désir de voir le titre d’un auteur bien se vendre, au contraire. Mais la « fulgurance » du succès ne m’intéresse pas. Dans tout ce que je tente de faire et ce que je projette de réaliser, je cherche avant tout la pérennité. Pérennité de l’œuvre qui m’est confiée. C’est aussi pour cette raison que j’accepte rarement un texte et son titre dans l’état où je le reçois. Même si quelques heureuses exceptions arrivent comme de petits joyaux finement taillés. Cette exigence, je pense qu’il est permis de l’avoir plus aisément de par le statut de l’entreprise éditoriale. Car, même si je suis l’éditeur, au sens directeur de collection, la Boucherie Littéraire n’est pas une entreprise personnelle. Mais une structure associative.
 
CL : Nous avons sous les yeux vos dernières publications, quatre recueils, entre récit romanesque et fiction poétique, c’est par là que vous affirmez votre ligne éditrice ?
 
AG : Malgré les apparences, je ne publie que de la poésie. Il est vrai que la fiction et le récit dits poétiques sont au rendez-vous des dernières publications. C’est le cas de Lame de fond, de Marlène Tissot, qui s’inscrit pleinement dans le récit-fiction. Mais quoi qu’en disent l’auteure ou les lecteurs, j’ai publié avant toute chose un poème. Un poème fragmentaire s’il fallait le caser.
La réalité de ce que j’affirme est que la ligne éditoriale n’est pas droite. La réalité est certainement liée au fait que je suis profondément attaché à la poésie. Que sa forme m’importe. Mais j’accepte qu’elle me surprenne, me fasse vaciller des fondations de ma culture.
J’écris de la poésie depuis que je sais écrire.
Je lis de la poésie depuis l’âge de 25 ans.
J’ai publié à l’âge de 30 ans.
J’édite depuis mes 43 ans.
 
CL : Qui choisissez-vous d’éditer et pourquoi ?
 
AG : En premier lieu je choisis d’éditer une poésie qui me touche, qui m’exalte ou qui m’abîme. Je publierais un texte qui lecture après lecture fera monter l’excitation du désir d’offrir à lire. L’envie de publier naît du désir de partager. Je choisis des textes dont je me sens la capacité de les porter des années durant et de les défendre avec la même conviction et les mêmes émotions que celles eues lors des premières lectures. À ce titre, je peux déjà vous annoncer que les prochains auteurs à paraître à la Boucherie Littéraire d’ici à la fin du premier semestre 2017, ordre non chronologique, sont : Patrick Dubost, Thierry Radière, Estelle Fenzy, Brigitte Baumié, Frédérick Houdaer, Isabelle Alentour…
 
CL : Vous êtes aussi l’organisateur des « Beaux jours de la petite édition », à Cadenet dans le Luberon, avec quels objectifs ?
 
AG : Avant toute chose je tiens à préciser que Les Beaux jours de la petite édition est un salon du livre généraliste et multi-générationnel spécialisé en petite édition. On y trouve autant de la bande dessinée, que de roman, de la poésie, de la jeunesse, du théâtre, que de livres portant sur l’économie et la politique ou traitant de la musique, du cinéma ou de la nature par exemple. C’est avant tout un salon d’éditeur, c’est-à-dire que pour qu’un auteur soit présent sur le salon, il faut d’abord que son éditeur le soit. Alors, avec la complicité de l’élue à la culture du Service culturel de la Mairie de Cadenet, dans le Vaucluse, il m’a été confié en 2011 la création d’un salon du livre. Ma seule contrainte était qu’il soit généraliste… pour le reste, j’avais carte blanche. Se sera donc un salon du livre pour tous, spécialisé en petite édition. Le pari était osé pour un village de 4000 habitants de se lancer dans pareille aventure. Créer un événement littéraire serti de maisons d’éditions dont personne n’avait jamais entendu parlé et dont la plupart des auteurs étaient incroyablement inconnus au bataillon de la lecture quotidienne…
Voilà 6 ans que cela dure.
 
CL : Et finalement qu’entendez-vous par petite édition ?
 
AG : En soi, il n’y a pas de petits ou de gros éditeurs. Il y a seulement des femmes et des hommes, découvreurs et curieux par nature. Il n’y a que des éditeurs. Toutefois, le monde de l’édition est un iceberg dont on ne connaît bien que la partie émergée. Ceux qui façonnent la littérature contemporaine sont rarement à la lumière. Ils sont des mineurs de fond, des prospecteurs de pépites littéraires et parfois, grand bien nous fasse, des fous.
 
CL : Vos projets pour demain ?
 
AG : Capitaliser de bonnes âmes pour m’aider à l’année à l’organisation de ce salon du livre. Trop important pour une seule personne. Je ne suis plus capable de poursuivre seul. Pareillement pour le festival estival Poésie nomade en Luberon qui aura lieu cette année les 1, 2 et 3 juillet 2016 à Vaugines.
Mes projets sont simples.
Me dégager du temps.
Vivre pour moi.
Lire les livres que j’ai achetés ces 5 dernières années sans trouver le temps d’en lire un dixième.
Écrire.
Lire les autres, les publier, porter leurs écrits et les défendre.
Inscrire leur œuvre dans un des sillons du temps.
Les arroser d’incertitude mêlée au terreau de mes convictions.
Et cultiver ce jardin avec la même douce passion qu’aux premiers jours.
 
Philippe Chauché
 
 

samedi 9 avril 2016

Frédéric Badré dans La Cause Littéraire



« Mon corps et moi nous ne nous entendons plus. Je ne le reconnais plus. La maladie neurodégénérative qu’est la SLA aura provoqué une sorte d’accélération dans le temps. Jour après jour toutes mes forces diminuent perceptiblement. Mon corps m’a projeté en un clin d’œil hors de la vie ».
 
Ainsi débute L’intervalle, le prochain roman de Frédéric Badré dont quelques feuilles envolées viennent d’être publiées par la NRF du mois de mars. L’écrivain, le dessinateur, l’amoureux de Venise, le complice de la revue Ligne de Risque, s’est éteint à l’âge de 51 ans.
 
Avec François Meyronnis et Yannick Haenel, il avait fondé en 1997 la revue Ligne de Risque, publiée aujourd’hui par les éditions Multiple, et dont le dernier opus est en grande partie consacré à Leïb Rochman et son monument A pas aveugles de par le monde. Frédéric Badré aimait tout autant la guitare que les mots, les églises de Venise que les éclats de Paris, mais il a dû ranger sa guitare et sa plume, le corps lâchait de toute part, la maladie faisait son chemin et s’employait à tout réduire, à tout détruire, le corps et la voix.
 
Il avait consacré à Jean Paulhan un bel ouvrage, Paulhan le juste chez Grasset, publié chez Gallimard dans la collection l’Infini de Philippe Sollers (autre complice de Ligne de Risque), L’Avenir de la littérature, et puis le roman de sa maladie, le roman de la vie touchée, La grande santé aux Editions du Seuil dont nous reprenons ici la recension que nous lui avions consacrée. La Cause Littéraire pense à ses proches, à ses amis, aux écrivains qu’il affectionnait et à la Pietà de Titien qu’il savait regarder.
 
 
Philippe Chauché

lundi 4 avril 2016

Petrov dans La Cause Littéraire

 
 
 
 
 
« Il porte l’uniforme, aussi. Bleu. De ce bleu qui tire sur l’espoir. Tant de manières pour parler de lui se télescopent, se contredisent, lui c’est un souvenir. Autant dire un leurre ».
 
Dans le passage un pope est un leurre, un appât, et le lecteur, telle une palombe, s’y laisse prendre, y perdant quelques plumes – ses certitudes littéraires –, et parfois plus. Tout roman qui se joue et s’amuse du roman procède ainsi, d’une invitation joyeusement trompeuse c’est, à bien y regarder, ce que fait ce pope dans son passage. Il traverse la ville enneigée, pour s’engager dans le passage, ce confessionnal, cette galerie où se glissent des moscovites plus ou moins égarés, perdus, cassés, énervés et rieurs, des clébards en veux-tu en voilà, des bidasses, un unijambiste et une femme à l’imperméable. Un théâtre de l’absurde se dévoile, et on ne peut douter que Petrov ait lu Beckett, Boulgakov et Pérec, et si l’écrivain des joyeuses contraintes nous a dévoilé Paris, et une langue gourmande, Petrov éclaire Moscou et ses vagabonds avec tout autant de plaisir, il donne, si l’on peut dire, sa langue au pope.
 
« Mendier dans les passages, tous les passages. Pour un nouveau départ ou continuer, sans plus. Pour un tiers ou pour sa paroisse.
Un passage un pope. Un pope et une bigote ».
 
Dans le passage un pope est un roman souterrain, où l’œil furète, un photomaton littéraire ouvert en permanence, où pour quelques roubles, l’auteur roublard, saisit en deux traits et trois couleurs les moscovites qui passent par là, ivrognes, voyageurs en transit, clochards à la dérive, tsiganes en longues jupes colorées, et vendeurs à la sauvette proposant un Staline bronzé écorché, fragile sous le vernis, ou encore un portrait encadré de Mikhaïl Boulgakov. Il s’en amuse, comme il s’amuse de ce pope pétillant, malicieux, silencieux, barbu, et hautain, à l’oreille tendue, sans perdre de vue ce qui se joue aussi sous ses yeux, des hommes qui tombent, des clochards que l’on enjambe, et qui finissent parfois aux urgences ou à la morgue, des tas d’immondices en feu et des mains glacées. C’est un nouvel Avenir radieux*, où les enfants de Staline se découvrent magnats du pétrole, trafiquants d’armes ou de parkas dérobées en Tchétchénie, proxénètes, vigiles alcooliques, amateurs de fourrures ou popes errants, mais de très loin, comme un paysage qui se dessine dans le brouillard de la Moskova, car il ne se passe pas grand-chose dans ce passage, ni d’ailleurs dans le roman qui s’en  inspire, c’est ce que l’auteur affirme, mais personne n’est obligé de le croire.
 
« Comme les cheveux la barbe est longue et elle grisonne, la moustache vire au roux sur les lèvres, quand il murmure pour la vieille femme à peine si son visage frémit, il salue, remercie d’un signe, coiffe en avant juste ce qu’il faut, le temps qu’il faut, ferme et doux, sobre et à sa manière élégant, dans le passage il ne fait rien qu’y être mais quel style ».
 
Lev Nicolaïevitch Petrov-Blanc, dit Petrov, est une curiosité, auteur, selon son éditeur, d’un documentaire métaphysique, d’un livre sur rien, où toutefois quelques prolétaires vont de leur jet d’eau puissant faire table rase de ce qui s’entassait dans le passage, comme une révolution passée et mise sous pression. Petrov, que l’on devine amateur de papillons, aime à glisser dans son roman quelques phrases empruntées à d’autres, d’Anouilh à Céline, de Pessoa à Dostoïevski, il fréquente les Dictionnaires et semble très habile dans l’invention de canulars – canule canular qu’annule l’art –, son court passage s’inspire des matriochkas, chaque histoire, comme les poupées peintes, en dissimule une nouvelle et ainsi de suite jusqu’à la dernière, la plus petite, et c’est un écrivain agile qui les manipule.
 
 
* Alexandre Zinoviev
 
Philippe Chauché
 
 
http://www.lacauselitteraire.fr/dans-le-passage-un-pope-lev-nicolaievitch-petrov-blanc

dimanche 3 avril 2016

Sollers dans La Cause Littéraire

« Formé, tissé, façonné, brodé, inscrit, tracé, coup d’archet dans les profondeurs, étoffe, squelette, musique. Ce Dieu me convient, il voulait que je naisse. Je veux bien l’appeler Iahvé, mais il ne me commande rien, il me protège, il me sauve, c’est un roc, un rocher, un rempart, il détruit mes ennemis au dernier moment, il me tire du bourbier et de la fosse commune, il me ressuscite, il m’aime ».
 
Quel est ce mouvement toujours surprenant qui anime les grands romans ? Quelle est cette source, ces sources qui les nourrissent ? D’où viennent ces livres de grâce qui étonnent par leur foisonnement, leurs éclats, leurs parfums ? Tant de questions que l’on se pose parfois en lisant ces romans qui tranchent avec ce qui s’écrit ici et là, ces livres qui traversent le siècle, nourris de tous les siècles passés. Point de nostalgie dans Mouvement, mais une fidélité au passé mis au présent, au présent plus-que-parfait, au mouvement du futur-antérieur. Pas étonnant alors que l’écrivain bordelais ait un œil en Dordogne, l’autre en Chine, une oreille chez Rimbaud, l’autre chez Hegel, la troisième chez Bataille, une autre dans la Bible (on ne compte plus les oreilles dont est doté l’écrivain). Comme il sait lire, écouter, entendre ce qui s’écrivait, et qui s’écrit, ce qui se peignait et se peint, son roman est un puissant aimant qui tourne dans la nuit, et évite d’être consumé par les flammes de l’Enfer.
 
« J’ai compris, puisque j’avais soudain 15000 ans, pourquoi la Dordogne, en ces temps si anciens, avait pu être le centre du monde. Bataille parle de “cet éclat merveilleux de la richesse pour laquelle chacun se sent né”. Je ne savais pas que j’étais né pour une telle richesse ».
 
Mouvement est un livre infini, libre, musical (des Suites Françaises comme chez Bach), radical, où le mensonge mafieux dominant, le terrorisme barbu et barbant, les sautes d’humeur des Bourses, sont soumis à la question de Hegel, de poètes et de peintres chinois, l’un ne va pas sans l’autre (Yan Zhongdao, Wen Zhengming, He Jingming, et d’autres encore), d’animaux sauvages et de mains négatives de Lascaux, d’un cardinal très amoureux et grandement lettré, d’un mathématicien qui danse et d’un penseur retiré dans une tour miraculeuse, qui chaque matin regarde ses vignes. Ce roman est une bibliothèque vivante, chantante, dansante, où les écrivains immortels (rien à voir évidement avec ceux de l’Académie) s’invitent à des visites de courtoisie, prouvant s’il était besoin, que la littérature échappe au destin du temps. Il suffit naturellement de répondre à cette invitation des écrivains disparus, ils ne cessent de frapper aux pages des auteurs d’aujourd’hui, mais ils sont peu nombreux à le savoir, à y être attentifs, et à les inviter dans leurs romans. Philippe Sollers, livre à livre, façonne cette bibliothèque vivante, vibrante, brillante et libre. Les citations qu’il affectionne et collectionne depuis 1958 bâtissent ce roman français, qui serait aussi très italien, un peu basque espagnol, parfois américain, européen comme l’entendait Casanova, un roman pris dans le Mouvement permanent des phrases, des mots, des couleurs, des parfums et des fleurs, finalement un roman très chinois.
 
« Et voici de nouveau Hegel, que je ne remercie jamais assez de m’avoir contacté, pour me redire que l’infini est la négation de la négation :
“Le mouvement est l’infini en tant qu’unité de ces deux opposés, et le temps et l’espace”.
Il fait très beau. J’avais besoin de ce café fort ».
 
Dans le film Sollers, l’isolé absolu, d’André S. Labarthes, l’écrivain montre un manuscrit à l’écriture bleue comme la mer : « Si je vais très bien, ça coule, c’est fluide, et ça vient exactement comme ça, le souffle, le poignet, et la main, le vent et l’eau sont à égalité… voilà du repos, voilà quelque chose qui dort bien ». Point de doute, Philippe Sollers va bien, Mouvement, d’évidence, est un roman apaisé, reposé, un roman contemporain, brillant, lumineux, grave (la terreur, les attentats, les égorgements, ce théâtre noir qui prend Palmyre pour sa Cour d’Horreur), fort de ce souffle, de cette fluidité, et de ce calme qui n’annonce pas la tempête. Mouvement est le roman de cette mer apaisée de l’écriture où se posent des mouettes curieuses (Hegel, la Bible, quelques Chinois, Bataille, Hölderlin), et qui embrasse l’aube d’été.
 
« Qui n’a pas vu un massif vibrant de pivoines en sortant de la visite, en Chine, d’un tombeau froid de l’époque Han n’a rien vu ».
 
Philippe Chauché


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