mardi 28 septembre 2021

Christian Laborde : Bonheur et Le Bazar de l'hôtel de vie dans La Cause Littéraire

« Le portail s’ouvre sur une vaste cour en cailloux, des cailloux de taille identique, serrés les uns contre les autres, des cailloux qu’on ne pourrait arracher bien qu’au ciment ne les scellât, des cailloux lisses et luisants que l’Adour et les gaves ont charriés dans leurs eaux bourlingueuses. Ils donnent à la cour l’apparence du lit asséché d’une rivière » (Bonheur). 
Bonheur fut d’abord un feuilleton de La Nouvelle République des Pyrénées, un feuilleton qui deviendra un roman, un roman qui n’est pas à l’eau de rose, mais à l’eau du Gave, un roman dont les mots roulent comme des galets. Bonheur est l’histoire de Julien Beausonge – un beau rêve, une belle chimère –, qui s’installe à Ossun dans les Hautes Pyrénées, le dernier repos de sa mère, à quelques roues de Tarbes. Ce n’est pas un retour aux sources, les sources elles jaillissent de la plume de Christian Laborde, mais une plongée dans le Sud : c’est-à-dire la douceur, les nuages qui freinent, les fantaisies du vent.
Un Sud, qui devient jour après jour sa boussole, un Sud où swingue le gascon, un Sud où l’on ne craint point de croiser, ici l’ombre d’un Cathare, là celle d’un troubadour, plus loin d’entendre la voix de sable et de pins de Manciet, ou encore celle des tambours de Lubat. L’apprentissage du pays se fait avec grâce et joie pour Julien Beausonge, pour le voir, il faut rouler sur son vélo, apprivoiser les collines et les côtes, le Plateau de Ger, comme il a apprivoisé sa maison, Le Petit Manoir. Il faut être présent à la langue et à ceux qui la font résonner comme un écho entre deux montagnes. Aux noms qui font encore frissonner les rues du village, aux histoires de familles, aux départs, aux fuites, aux envolées loin des Pyrénées. Il faut être présent à sa maison, à son Petit Manoir, ne pas froisser les histoires qui s’y sont jouées et qui s’y jouent, écouter le murmure des murs et des meubles, et leur silence. Leur âme irrigue Bonheur, comme elle irrigue les romans d’Henri Bosco, la transmission a eu lieu et elle est admirable. Tout pourrait ainsi durer des siècles, mais, car il y a un mais dans ce pétillant petit roman, un autre écho envahit les rues du village, maléfique, l’aménagement d’une porcherie industrielle et ses six mille porcs en batterie, alors la colère gronde comme l’orage dans les vallées pyrénéennes, et la foudre tombe ! 

« Il y a deux sortes de mots : les mots à plat, et les mots qui bougent. Nostalgie est un mot qui bouge, un mot plein de swing, de vie, de feu, avec cet “al” qui claque en son sein » (Nostalgie, Le Bazar de l’hôtel de vie). 

« Jouer de l’accordéon, c’est avoir le don d’accorder. Accorder en français de jadis, veut dire fiancer. Yvette Horner, sur scène, sur disque, avec son talent, sa virtuosité, son énergie, sa fantaisie et ses biscotos a fiancé le musette et le classique, La Marche des mineurs et Jean-Sébastien Bach, la java et le jazz uzestois de Bernard Lubat, la tradition et la nouveauté, la France et le monde entier, la musique et les lacets du col du Tourmalet » (Mots dits pour Yvette à la cathédrale de Tarbes, le 20 juin 2018, Le Bazar de l’hôtel de vie).




Bonheur est un conte, une lettre de mon village envoyée à la terre entière, lumineuse, brillante, révoltée, frizzante, comme on le dit d’une eau pétillante au pays de Dino Risi, un conte qui se termine dans le bonheur, pour les cochons et Julien Beausonge, un bonheur en entraîne d’autres. Le Bazar de l’hôtel de vie ressemble à ces bazars de notre enfance, ces commerces où l’on pouvait tout acheter : des bonbons, des pinces à linge pour faire du vélo, des vis et des écrous, du fil et des mouches pour la pêche, des élastiques, des étiquettes, des pièges à souris. Celui de Christian Laborde recèle des tchatcheries – l’ancêtre du Slam –, des poésies qui se chantent et se « gueulent » à Biarritz, à Aureilhan ou à Avignon, des compositions improvisées sur de petits carnets qui ne quittent jamais l’écrivain. Mais aussi des hommages, à Colette Besson – Besson, du latin populaire bissus, veut dire jumeau. Le 16 octobre 1968, sur la piste de Mexico, Colette Besson fut ce qu’elle demeure pour chacun de nous : la petite sœur jumelle du vent – et à l’éternelle Yvette Horner – Que faites-vous dans la vie, Yvette Horner ? Je fais atterrir la joie – ou encore Les carnets d’Avignon, pour raconter sur scène Claude Nougaro, c’était en 2016. 
On a beau lire Christian Laborde depuis des décennies, depuis plus de trente ans, savoir qu’il a au moins trois passions : la langue, les langues françaises et gasconnes, celle qui s’écrit et celle qui s’entend, s’écoute, celle qui swingue, qui sifflote, qui chante à tue-tête, la bicyclette, celle que l’on enfourche pour vagabonder et celle qu’enfourchent les héros du Tour de France (1), du Giro et de la Vuelta, celle qui rôde entre les buissons, à l’écoute des chouettes, des rossignols et des merles, la chanson, ou plutôt les chansons de Claude Nougaro dont la langue roule comme le Gave, et l’accordéon d’Yvette Horner qui s’accorde aux échappées belles du Tour. On a beau savoir tout cela, à chaque nouveau livre on est éveillé par surprise, et de surprise, éveillé de force, d’un savoureux savoir, de musiques, car ses livres s’écoutent plus qu’ils ne se lisent et quand ils se lisent, c’est à haute voix, comme s’il nous disait : « écoutez, dans ma besace, j’ai des romans, des mots qui filent d’oreilles en oreilles comme un ballon de rugby de mains en mains, et des histoires à dormir à la belle étoile à vous offrir, un vrai bazar ! Régalez-vous ! ». 

 Philippe Chauché 

(1) Les Editions du Rocher ont eu la bonne idée de rééditer dans sa Collection de Poche Le Tour de France de Christian Laborde, une somme passionnante (juin 2021, 496 pages, 8,90 €) 


vendredi 24 septembre 2021

Les Bourgeois de Calais de Michel Bernard dans La Cause Littéraire

« Le sculpteur continuait d’appuyer les pouces dans la glaise, de l’évider, l’amincir et la renfler du bout des doigts, y planter les ongles pour en extraire des rognures. À la surface, les ombres frémissaient, se déplaçaient ». 
« Il flairait l’odeur du plâtre frais, et du bout de l’index sentit un reste d’humidité. Il faillit le porter à la bouche. Il revint à son dossier et reprit sa lecture, jetant de temps à autre un coup d’œil sur la maquette blanche qui venait de bouleverser l’univers familier de son bureau ». 

Les Bourgeois de Calais ne pouvaient rêver meilleure évocation de leur histoire, de leur destin, et de leur seconde naissance. On ne pouvait rêver meilleur roman de la naissance de ce bronze devenu une légende et celui des hommes de passion qui l’ont inspiré et voulu. Les Bourgeois de Calais est le roman d’une passion, il vibre, et s’enflamme, comme l’était Le Bon cœur, cet admirable roman sur Jeanne d’Arc. C’est le livre d’une rencontre unique entre Auguste Rodin, géant aux mains magiques, à la vision éternelle, et à l’imagination rayonnante, et Omer Dewavrin, notaire et maire inspiré de Calais. Nous sommes en 1884, et c’est une année décisive pour le sculpteur, la mémoire, la gloire, l’Histoire de France et pour Omer Dewavrin qui a fait le voyage pour voir, écouter et convaincre Rodin que lui seul, lui seul pouvait redonner vie aux Bourgeois de sa ville. Eustache de Saint Pierre, Jacques de Wissant, Pierre de Wissant, Andrieu d’Andres, Jean d’Aire, Jean de Fiennes, ce sont les noms des six Bourgeois qui se livrent aux anglais pour délivrer leur ville de la faim et du siège militaire. Ils s’avancent et avec eux s’avance une certaine idée du sacrifice, qu’illumine Michel Bernard par la précision, la grâce et la force de son style. Auguste Rodin les voit : ils se dressent sous ses mains, six phares aux visages fiévreux, la corde au cou, c’est un cortège, une procession qui défie à jamais l’histoire de l’art, et l’écrivain en saisit la force tellurique, comme il saisit ce long et inouï combat avec le temps et les hommes, que mènent le maire, son épouse et le sculpteur. Il faudra six ans avant que les Bourgeois ne retrouvent leur ville, l’Histoire de France, et ne défient l’histoire de l’art. 




« L’un des personnages le fascinait en particulier. Le galeriste lui avait dit que c’était Jean d’Aire. Cet homme dont l’énergie se rassemblait dans sa seule volonté, la bouche serrée sur toute vaine parole, réprimant regret et plainte, mordant son angoisse, les mains crispées sur la grosse clé qu’il allait déposer avec sa vie aux pieds du roi d’Angleterre, cet homme-là était son parent ». 

« La Porte de l’Enfer attendrait. Dans la grisaille de cette fin d’hiver parisien, le sculpteur pétrissait ses Bourgeois. Il avait dressé face à leur destin ce groupe de notables du Moyen Âge, il allait maintenant donner une existence singulière à six hommes du passé, une vie à chacun de ces hommes sans portrait ». 

Michel Bernard est l’un des grands romanciers de l’Histoire de France, il n’écrit pas des romans historiques, mais signe des romans qui surgissent de l’Histoire et la font briller de mille feux parfois inconnus, toujours éblouissants. Un surgissement sans bruit ni fureurs, tout en nuances romanesques, en couches de couleurs et éclats de nuances, en frémissements. Ses romans ont le pouvoir de faire vivre et revivre sous nos yeux des héros singuliers. Ici un géant qui a révolutionné l’art de la sculpture – son Balzac est un géant qui s’impose tel un Dieu surgissant dans la nuit et auquel rien n’échappe, les Bourgeois de Calais des corps souffrants dotés d’une force admirable et bouleversante –, un maire habité et visionnaire, son épouse tout aussi bouleversée par ce qu’elle voit et devine, et tous les trois embrasés d’amitié. Dans ce dernier roman, comme jamais, les corps se font chair, corps de plâtre, puis de bronze, corps éternels, inoubliables. Quand Michel Bernard se laisse séduire par une histoire, un personnage, un artiste – Jeanne d’Arc, Claude Monet, Maurice Ravel, Maurice Genevoix –, et qu’il en fait un roman, le lecteur ne peut être qu’ébranlé par tant d’intensité, de grâce, de vérité. L’écrivain ne succombe à aucune sirène du verbiage contemporain, il poursuit, livre après livre, comme un compagnon charpentier, ses chefs-d’œuvre, fidèle à la langue de ses maîtres, comme l’était en son temps l’intransigeant Agricol Perdiguier (1), sur les routes de son Tour de France. Michel Bernard est un écrivain de la nuance, de la rigueur, et de la perfection. Dans ses romans, l’Histoire s’y ressource, s’y déploie et y renaît. L’écrivain est un grand témoin du Temps et de ceux qui l’ont illuminé. 

Philippe Chauché 

(1) « Dans le haut du cimetière, près du mur de clôture, je remarquai deux bien modestes tombes l’une à côté de l’autre ; sur la première, je lus ceci et rien de plus : Molière ; sur la seconde : La Fontaine !… Je fus ému, j’éprouvai je ne sais quoi… Rien de beau comme un beau nom, rien de doux comme le nom d’un homme de bien, de grand comme un homme de génie » (Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la vertu, Mémoires d’un compagnon, La Mémoire du peuple, François Maspero, 1977). 

mercredi 15 septembre 2021

L'art de naviguer d'Antonio de Guevara et L'art de faire naufrage de Pierre Senges dans La Cause Littéraire



« La galère offre à celui qui s’y embarque le privilège d’être privé de conversation féminine, de mets délicats, de vins odorants, de parfums stimulants, d’eau fraîche et de bien d’autres délicatesses semblables qu’il pourra désirer à loisir sans jamais pouvoir en jouir » (L’art de naviguer). 

« … les écrits de Guevara s’affranchissent continûment du devoir de vérité que lui imposait, en principe, son statut de lettré. Les manquements à la vérité deviendront du reste sa signature la plus éclatante dans la mesure où ils assureront sa renommée d’auteur indigne » (L’art de galérer). 

Antonio de Guevara est secrétaire personnel et homme de confiance de Charles Quin, empereur d’Espagne depuis 1520, prédicateur royal, historiographe, lorsqu’il fait publier en 1539 L’art de naviguer, l’Arte de marear en castillan. Le siècle d’Antonio de Guevara, est d’or (1) depuis 1492, comme son style brillant, piquant et ironique. Cet art de naviguer devrait plus justement s’intituler l’art de rester à quai, d’ignorer mer et galères, et de ne pas mettre sa destinée sur les flots rugissants à la merci de la furie de la mer, des équipages, de capitaines, pilotes, espaliers, timoniers et matelots. Antonio de Guevara est un romancier avant l’heure, il joue et se joue des styles, du sens des mots et de leur agencement. Il invente des noms de philosophes et de corsaires, confond la proue et la poupe, et saute du récit historique où il flirte avec bonheur avec l’imaginaire, à l’aphorisme maritime. Impossible d’embarquer après l’avoir lu, sauf si on ne le prend pas au sérieux, mais souhaite-t-il l’être ? Embarquer dans une galère conduit aux portes de l’enfer : on y mange mal et peu, comme l’on y dort sur le bord des paupières, on s’y fait dépouiller et moquer, on y perd la santé, l’appétit, et peut-être la foi, on est occupé à regretter la terre ferme et ses bonheurs, et on y risque sa vie pour quelque aventure chimérique. 





« La mer est l’ennemie de tout ce qui contribue à l’existence des hommes : ses poissons sont flegmatiques, son air malsain, son eau salée, son humidité nuisible – et la navigation périlleuse » (L’art de naviguer). 

« Homère devait s’y connaître en naufrages, vécus sur le tas, admirés de loin en grignotant des pignons de pins, décrits dans ses poèmes où on ne cesse de boire la tasse – il évoque dans son Odyssée (au chant XXIII, pour tout dire) « le bonheur du naufragé qui arrive, tout couvert de sel, sur la grève lorsque la vague et le vent ont brisé son navire » (L’art de faire naufrage). 



Antonio de Guevara offre un précieux ouvrage sur les affres de la navigation, comme plus d’un siècle plus tard, le Quichotte de Miguel de Cervantès sera un tout aussi précieux livre sur les fourberies des romans de chevalerie, l’un comme l’autre, en jouent et s’en jouent. De la navigation pour l’un, de l’errance notamment sur les collines de la Mancha pour l’autre, et la sentence « la vie de la galère, Dieu la donne à qui la veut », qui conclut chacun des chapitres de L’art de naviguer, pourrait s’appliquer aux aventures de l’Ingénieux Hidalgo, « la vie d’errance, Dieu la donne à qui la veut ». Les éditions Vagabonde ont eu l’ingénieuse idée de proposer à Pierre Senges une suite, une échappée belle au livre d’Antonio de Guevara, une ritournelle, un ricochet littéraire. Il ne s’agit plus de naviguer, d’en rêver, ou de tout faire pour s’en passer, mais de faire naufrage, de s’en échapper ou d’en réchapper. Pierre Senges en lettré joueur et joyeux se pique au jeu du divertissement littéraire, marin et historique. Il s’est amariné et porte une attention particulière à l’art d’échouer, parfois d’échouer dans son naufrage, et à celui pour le naufragé de réussir à gagner une terre inconnue et y fonder une cité, une chance pour l’homme qui voulait être roi ou écrivain. Au début les naufrages sont sans mal attribués à la colère des dieux, Zeus, Poséidon, plus tard à Yahvé : dieu du souffle, de ciel d’orage, de pluie de cendre. Des dieux et des vents, que Pierre Senges rappelle à notre souvenir ou à notre ignorance : le garbino, le libeccio, le sirocco, la tramontane, et la bora, vent catabatique, capable d’abattre un aigle. Pierre Senges est un lettré affuté, comme on le dit d’un marin, qui ne craint ni le mal de mer, ni les naufrages, tant il en parle avec gourmandise. Quand la mer se lève, il convoque Ovide et Melville, ouvre son livre à Casanova et Lautréamont, invite Shakespeare et la Tamise de Falstaff, et vogue avec Swift et Ulysse. Le roman, est un art qui flirte avec les naufrages, et là encore Pierre Senges s’en amuse et nous en amuse. Son art de faire naufrage est réjouissant par les histoires qu’il invente ou pêche de-ci de-là. En sa compagnie, la navigation littéraire est une aventure, et à chaque page, un Nouveau Monde s’ouvre à vous, goûtons-le, comme l’on goûte les embruns et les alizés ou comme l’on pose son pied sur une terre inconnue, et ce roman en est une étonnante. 

Philippe Chauché 

(1) Le Siècle d’or prend naissance en 1492, c’est la fin de la Reconquista (la reconquête chrétienne), et celle de la présence arabo-musulmane en Andalousie, c’est l’année où Christophe Colomb découvre le Nouveau Monde et celle où Antonio de Nebrija publie la première grammaire en Castillan qui devient la langue officielle du royaume espagnol.

jeudi 9 septembre 2021

Une année de solitude de Didier Ben Loulou dans La Cause Littéraire

 

« Jusqu’à quel âge se sent-on immortel ? Sûrement jusqu’à ce que tu ne puisses plus avancer ni sentir les “onze encens de la beauté du monde” ».

« Être à Jérusalem, c’est avoir choisi d’être définitivement dans la rupture ».

« Tu es accompagné, lors de ton dîner ce vendredi soir, par un petit bouquet de fleurs sauvages qui poussent un peu partout en abondance : fleurs jaunes et oranges, capucines et mimosa. Elles tiennent conversation à ton âme et la tendresse de leurs pétales te fait sentir que la vie ne tient qu’à un souffle ».

Une année de solitude, c’est une année passée à écrire, à lire, à écouter, à parler, à photographier, une année virale qui semble durer un siècle. Une année qui s’ouvre un 12 janvier froid à Paris, un jour sans éclat, où les mots et l’amour s’envolent, les uns reviendront, l’autre qui le sait. Une année qui s’achève un an plus tard par une citation d’Hölderlin : Mais toi, tu es né pour un jour limpide. Une année de solitude à Jérusalem, ce lieu hors de tout, intermédiaire entre ciel et terre ; parfois cloîtré dans son bureau, sur sa petite terrasse, parfois arpentant comme il le fait depuis des années les rues de la vieille ville et ses collines.

L’écrivain-photographe est à l’affût du mouvement invisible des pierres sacrées, des lettres inspirées et inspirantes qu’il découvre sur les pierres tombales, souvent ouvrant un livre et notant dans son journal, une phrase limpide qui va l’accompagner toute l’année durant : Seule la pierre de Jérusalem m’apaise. Ce journal inspiré, parfois touché par la douleur et l’angoisse, est placé sous la haute protection de Benny Lévy, de son ami le vieux rabbi – Tout est miraculeux, même ce qui te semble naturel est de l’ordre du miracle –, du Rabbi Nahman de Bratslav, de Paul Celan, de Camus le méditerranéen, de Walter Benjamin, mais aussi du Zohar. Un bain révélateur d’écrivains et fixateur de livres fondateurs, éclairants, troublants, saisissants, qu’il croise à Jérusalem. L’écrivain-photographe habite sa ville, dont il connaît chaque rue, chaque place, chaque maison, et sa ville se livre comme une offrande, il y est chez lui, comme il est chez lui chez les écrivains qui l’accompagnent durant ce journal Infini. Didier Ben Loulou, quand le confinement ne l’astreint pas à faire le tour de son bureau, est un marcheur, un pèlerin qui se confond avec le paysage qu’il arpente, à sa droite un jeune berger arabe qui surveille ses moutons, à sa gauche un olivier millénaire qui abrite la mémoire de cette terre, dans le ciel un rapace veille sur lui, il arme silencieusement son appareil photographique, il peut viser, cadrer, il est invisible, comme le sont les penseurs Juifs qu’il lit en silence.


« Te tenir toujours là-bas au loin pour voir si tes rêves y sont ».

« Atteindre la clarté, voilà ce qui te motive le plus dans tes images ».

« Le vieux rabbi : De quoi a-t-on besoin dans cette vie ? De pain et de livres ».


Didier Ben Loulou a écrit son journal du deuil de l’amour, de l’amour en fuite, mais aussi un journal des passions vives, celles d’écrivains, de collines, de fleurs, de visages, de pierres, de villes, du Sud, et de phrases qu’il saisit, comme il saisit un visage ou le mouvement de la mer Méditerranée. Ce journal est une confession, un dialogue intérieur qui s’articule autour d’heureuses citations d’écrivains et de penseurs Juifs qui habitent sa vie errante, sa mémoire et les photographies qui l’accompagnent. Il a composé son journal avec l’attention d’un imprimeur-éditeur avisé et savant, choisi les polices d’écriture des citations, leur articulation, leur résonance, et ainsi, il fait parler son journal, pour nous faire voir ce qu’il voit et ce qu’il ressent. Une année de solitude est à l’image de la photo de couverture du livre : sol pierreux où quelques herbes poussent, un arbre recouvert de fleurs blanches, sous un ciel que se partagent nuages et éclaircies. Durant un an, les nuages ont assombri la vie de l’écrivain-photographe, mais sans que le bleu du ciel ne s’estompe. Durant un an, il a noté ses impressions, son ressenti face à la pandémie, et à sa vie un instant mise sur pause, recopié des citations et des confidences, cadrant sa vie, pour la réenchanter et sentir à nouveau les « onze encens de la beauté du monde ».


Philippe Chauché 


http://www.lacauselitteraire.fr/une-annee-de-solitude-didier-ben-loulou-par-philippe-chauche




mercredi 1 septembre 2021

Mon maître et mon vainqueur de François-Henri Désérable dans La Cause Littéraire



« Le ravissement a deux acceptions : celle d’enchantement, de plaisir vif, mais celle aussi d’enlèvement, de rapt. Et c’est précisément cela que depuis quelque temps Tina éprouvait, le sentiment d’être enlevée à sa propre vie : celle d’une femme qui aimait un homme, qui lui était fidèle, et qu’elle allait épouser ». 

Mon maître et mon vainqueur est un roman d’amour vif, éclairé de ravissements dans ses acceptions. Un roman de raisons, et de déraisons, un roman où le narrateur témoigne devant un juge d’instruction et son greffier, de ce qu’il sait de son ami Vasco, et de Tina qui sera le centre tellurique de cette passion. Vasco, interpellé pour avoir tiré, sans grandes conséquences, sur son rival Edgar, qui épousait Tina, alors qu’il voulait ne pas cesser de la posséder, tiré avec le revolver acheté lors d’enchères fantasques, que braqua Verlaine sur Rimbaud, tout un roman ! Une histoire d’amour qui saisit Tina et Vasco et qui ne cesse de bouleverser Edgar. L’art romanesque est souvent possédé, enchanté, par des histoires d’amour, de trahisons, de renoncements et de vengeances. Mon maître et mon vainqueur est un roman enflammé d’amour. Tina prend littéralement feu dans les bras de Vasco au sous-sol de la BnF. Mon maître et mon vainqueur est un roman où des êtres se rencontrent et se donnent sans pudeur, faisant conjuguer la volupté avec le secret et les regrets, un roman charnel, placé sous le charme de ses personnages, qui ont un corps et cela s’entend, et le style de François-Henri Désérable nous offre le bon goût du corps et des corps romanesques. Vasco entraîne Tina à la BnF et lui montre les épreuves corrigées des Fleurs du mal, l’exemplaire original d’Une saison en enfer, la Bible de Gutenberg, témoins avec d’autres livres rares et uniques de leurs ardeurs. On assiste aussi à un fric-frac, le cœur de Voltaire subtilisé pour l’amour de Tina. On séjourne dans la chambre 42 – Paul Verlaine – de l’hôtel Arthur Rimbaud : aux âmes dépassionnées la passion est obscène. Mon maître et mon vainqueur est un roman d’aventure amoureuse et d’amour aventurier. Son adresse à ses lecteurs pourrait être : au cœur de ce roman, des livres qui enflamment les cœurs et les corps, et un cœur qui les unit. 

« Pour lui raconter cette histoire – la raconter au juge, c’était la raconter au greffier –, je convoquais mes souvenirs, or mes souvenirs étaient passés au prisme déformant de la mémoire, et je songeais qu’il pouvait bien y mettre tout son zèle, le greffier, et taper scrupuleusement, consciencieusement chacun de mes mots, ça n’était jamais qu’au passé recomposé qu’il la mettait par écrit, cette histoire ». 


Mon maître et mon vainqueur est un passionnant périple en mer agitée de relations amoureuses, dans cette forte houle se déploie le roman, comme une voile tendue. François-Henri Désérable conjugue avec l’agilité, l’adresse et la force de l’hockeyeur qu’il fut, le roman et la poésie qui nourrissent ce roman. Vasco en est épris de poésie et de poèmes, et dans son cahier, qui donne son nom au roman, il en a recopié plusieurs, empruntés, inventés, transformés, dédiés à Tina, et qu’elle pourrait fredonner. Ces poèmes, ces haïkus, sont devenus des pièces à conviction romanesque : Ni Colt ni Luger / Ni Beretta ni Browning / Bois ta coupe Edgar. François-Henri Désérable glisse dans l’histoire qu’il imagine, comme il glissait, patins aux pieds, sur la glace, il virevolte, se retourne, repart d’un nouvel élan et paraît ainsi s’envoler. Ce roman au passé recomposé confirme tout le talent narratif de l’écrivain voltigeur, sa passion pour le récit, l’intrigue heureuse et amoureuse. Tout y est fluide et léger, tout y est lumineux, dans la joie ou les tensions vives. François-Henri Désérable n’a qu’un seul maître avoué : le roman, à la manière de l’amour chez Proust, où l’espace et le temps sont rendus sensibles au cœur. 


Philippe Chauché