samedi 26 août 2017

Olivier Guez dans La Cause Littéraire


« En moto, à vélo et en auto, il circulait parmi les ombres sans visage, infatigable dandy cannibale, bottes, gants, uniforme étincelants, casquette légèrement inclinée. Croiser son regard et lui adresser la parole étaient interdits ; même  ses camarades de l’ordre noir avaient peur de lui. Sur la rampe où l’on triait les juifs d’Europe, ils étaient ivres mais lui restait sobre et sifflotait quelques mesures de Tosca en souriant ».
La Disparition de Josef Mengele est un roman qui s’élance à l’assaut de l’aventure des nazis cachés en Argentine, à la manière de Mané Garrincha, il drible avec le fil de l’Histoire, ses phrases filent en souplesse et en rythme vers le but, d’un changement de pied il échappe aux lieux communs, à la molle joliesse du style et au chichi. Son style est vif, acéré, musclé, aérien, c’est un roman sans graisse comme le cinéma de Robert Aldrich, un roman En quatrième vitesse. La disparition de Josef Mengele est une plongée dans l’Argentine des Nazis, une terre à conquérir et une cache parfaite, fuyant leur défaite, les procès, le juste poids de l’Histoire et de sa Justice.
Leurs noms : Mengele, l’ange de la mort, le pilote de chasse Hans Ulrich Rudel, Ante Pavelić, huit cent cinquante mille victimes serbes, juives et tsiganes, Edouard Roschmann, le boucher de Riga, Adolf Eichmann. Ils s’installent dans la patrie de Borges, souvent sous un faux nom, d’autre fois non, y font des affaires, nourrissent des illusions de reconquêtes, courtisent les militaires et Perón, ne doutent de rien, ne regrettent pas grand-chose, leur passé criminel et génocidaire est un présent, qu’ils revendiquent. Ils sentent le souffre et la mort et se pensent immortels.
« Tout le monde a profité du système, jusqu’aux destructions des dernières années de guerre. Personne ne protestait quand les juifs agenouillés nettoyaient les trottoirs et personne n’a rien dit quand ils ont disparu du jour au lendemain. Si la planète ne s’était pas liguée contre l’Allemagne, le nazisme serait toujours au pouvoir ».
La Disparition de Josef Mengele suit l’eugéniste nazi à la trace dans une argentine effervescente, prise sous les feux nationalistes de Perón, de ses admirateurs zélés. Les nazis s’approchent du pouvoir, mais Mengele sait se tenir à distance, le tueur d’Auschwitz flaire le danger, il est sur ses gardes, et Olivier Guez saisit cette tension qui le fait frissonner, d’autant plus quand il apprend que les israéliens du Mossad ont mis la main sur Eichmann, Les nazis en exil ne connaîtront plus la paix. Le corps et l’âme de Mengele ne s’en remettront pas, ils aimanteront tous ses maux. L’incendie se propage, alors il quitte l’Argentine pour le Brésil, après avoir fait escale au Paraguay. Le médecin de l’extermination de juifs d’Europe se transforme, vieillit vite, se perd, sans perdre sa meurtrière folie antisémite, une transformation romancée avec une grande précision par Olivier Guez, orfèvre qui manie les métaux rares, le roman en est un. Romancer n’est autre que s’approprier le réel, le faire sien, le roman des nazis en fuite et en terreur, Mengele tourne dans la nuit, et sera consumé par les flammes.
« Baigné d’une lumière blanche, un carrefour cerné de hauts bâtiments sans portes ni fenêtres et surmontés de cheminées qui grimpent jusqu’au ciel empeste la chair grillée. Mengele est au centre ; il a rajeuni de vingt ans et porte son uniforme SS à tête de mort. Ses bottes lustrées pataugent dans le sang, toute la place déserte est jonchée de sang et survolée par de grands rapaces noirs ».
Olivier Guez a traversé l’Amérique du Sud sur les traces du bourreau, sur les traces des nazis cachés, ensevelis un temps par les dénis de l’Histoire, vu ces lieux où les corps en fuite se sont dissimulés, lu et relu des témoignages, des récits, des romans – dont l’admirable Face aux ténèbres de William Styron –, il en a tiré un roman d’une folle ambition, suivre pas à pas ce tortionnaire. Un roman déroutant, par sa rage, par sa force évocatrice, par sa rigueur, sa saveur, sa composition, son style, qui nous plonge au cœur des Ténèbres, de nos propres ténèbres.

Philippe Chauché
 
 

mercredi 16 août 2017

Survivre dans La Cause Littéraire




« Je fais ce cauchemar de façon régulière depuis que j’ai vu la photographie sordide de la fosse du Bataclan. Quand je revois les corps troués, déchiquetés, abandonnés dans des positions humiliantes, quand je revois cette boucherie dans ma mémoire : j’ai la haine. Quand je revois le sang répandu sur le sol, un goût métallique, c’est comme si j’avais ce sang dans ma bouche, c’est comme si leur sang était mon sang, et de nouveau j’ai la haine ».
Survivre est un roman étourdissant, éblouissant, âpre, troublant, saisissant par sa force, sa rage, sa composition, un roman à l’écoute des morts. Ceux du Bataclan hantent ce roman inouï, comme ceux du 11 septembre nourrissaient celui tout aussi exceptionnel de Don DeLillo (1). Ces morts anonymes, puis identifiés, ces ombres transpercées, visages effondrés, ces corps mutilés, cette jeunesse sacrifiée, cette terreur qui s’immisce dans chaque regard, entre chaque page, font trembler Survivre, comme nous avons tremblé la nuit de ce crime contre nature, contre la vie, la pensée et la joie.
Survivre est un roman brillamment composé, comme le dirait un écrivain Girondin, composé avec la saveur de la jeunesse d’écrivain et le savoir de tous les livres lus par l’auteur, cette mémoire indestructible, cette mémoire perpétuelle de milliers de pages qui résistent au temps et aux assassins. Survivre lorsque l’on a l’âge de Rimbaud dansant dans les rues de Paris, survivre en poésie contre l’horreur, les cauchemars, les voix et les corps des morts qui vous hantent n’est pas une mince affaire, mais l’écrivain possède des armes secrètes, qui parfois du désastre le sauvent. Survivre face à l’ignominie qui se répand tel un virus mortel sur les écrans et les tablettes, survivre à la douleur et aux doutes, à l’intranquillité de la jeunesse, à la haine, ce roman exceptionnel en porte les signes et les traces, et son art romanesque en est l’âme bouleversée et bouleversante.
« J’étais désormais à l’épicentre de la tuerie. Mes pieds touchaient le même trottoir que celui foulé par les assassins. Depuis novembre, chaque fois que je me retrouve devant cette salle, je ressens un mélange de terreur et d’excitation morbide : je revis la nuit noire ; la nuit du basculement ».
Survivre à la terreur, au monde qui s’enflamme, aux crimes qui terrorisent, aux cris et aux pleurs, survivre à l’absence, aux visages crucifiés, aux corps morcelés, aux noms oubliés. Frederika Amalia Finkelstein accomplit ce basculement, traverse cette nuit noire, et écrit son basculement. Son roman porte haut l’art littéraire du saisissement, de l’effroi, du trouble et du doute, même si à son âge on n’est jamais très sérieux, elle a pour elle d’avoir dû et su composer avec la terreur, celle qui ne cesse de la suivre à la trace, de composer avec la généralisation planétaire du terrorisme, les tueries de masse et les assassinats filmés, avec la mise en images mouvantes de la mort (2), visibles simultanément sur la terre entière et sur l’écran de son téléphone portable. Alors, il a fallu composer et écrire, dans l’urgence, pour éviter la chute, écrire, le mieux possible, le plus justement, le plus précisément avant la fuite, avant le départ et l’envol vers le bout du monde.
« Ce matin, dans la rue, j’ai voulu jeter mon téléphone : l’envie m’a pris de le fracasser contre le trottoir. Rompre la corde invisible que j’ai autour du cou. Renoncer aux objets. Renoncer aux réseaux. Partir. Recommencer. Mais pas en tuant, pas en massacrant, pas en crachant de la haine. Ce n’est pas le courage qui vous donne le culot de vous suicider au milieu d’une foule ou dans sa propre chambre, au milieu de vieux jouets. Ce n’est pas le courage. C’est la peur. La peur de l’amour. La peur de la joie. C’est cela même qui nous menace : la peur d’être vivant ».
Frederika Amalia Finkelstein poursuit avec un talent rare son récit romanesque des tragédies du monde, du monde qu’elle voit, qui en permanence se rappelle à elle, elle écoute ces voix – Dante n’est pas très loin – et elle écrit. Son style, sa manière, son art précis de la composition, du trait, du détail, sa langue graniteuse, rugueuse, cette langue unique, immédiatement reconnaissable éclatait déjà dans son précédent et premier roman : Les glissements perpétuels de ma mémoire ont suffi à me surprendre, à me faire voir que le temps revient sans cesse, au point que je ne sais plus qui je suis, ce qui est probablement une chance car j’aurais eu du mal à croire à ce que l’on nomme l’identité (L’oubli). Elle sait tout du rythme, de la violence des phrases, de l’uppercut de la langue – le français est la langue des écrivains qui savent esquiver et frapper –, de l’absolu nécessité d’écrire contre l’oubli, contre l’oubli des noms des Juifs d’Europe, des victimes de l’attentat terroriste islamiste du Bataclan, des morts qui s’ajoutent aux morts, et ainsi de suite, comme une litanie terrifiante. Alors, il y a la littérature – la Beauté d’une phrase sauve du désastre –, l’art romanesque, qui donne à voir une ouverture, un passage, un chemin, autre que celui qui s’affiche jour et nuit sur les écrans des téléphones connectés à l’horreur planétaire.
La jeunesse éperdue n’est jamais perdue, elle sait qu’elle peut compter sur les poètes pour la sauver – Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser. La sève est du champagne qui vous monte à la tête… (3) – les livres sont là, plus que jamais vivants,  Survivre est de ceux-là.
Philippe Chauché
(1) L’Homme qui tombe, traduit de l’américain par Marianne Véron, Actes Sud
(2) L’occasion de lire ou de relire Daech, le cinéma et la mort, Jean-Louis Comolli, Verdier
(3) Roman, Poésies, Arthur Rimbaud, La Pléiade (édition d’Antoine Adam), Gallimard