dimanche 30 décembre 2018

Frédéric Pajak dans La Cause Littéraire









« Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva : qu’ont-elles en commun ? L’une est d’Amérique, l’autre de Russie. Celle-là appartient au XIXe siècle, celle-ci à la première moitié du XXe. Toutes deux n’ont jamais douté de leur art, malgré leur isolement, la censure ou l’indifférence ».
 
« Certains vont le dimanche à l’église
Et moi – je reste à la maison
Avec un merle pour choriste
Et pour voûte un verger », Emily Dickinson
« Certains sont de pierre, d’autres d’argile
Et moi – je miroite et scintille !
Mon œuvre est mouvance, mon nom est Marine,
Je suis de la mer l’écume fragile », Marina Tsvetaieva
 
 
 
 
Frédéric Pajak poursuit son inouï Manifeste littéraire, manifeste philosophique, poétique et politique. Un Programme unique, à aucun autre semblable, où les dessins de noir et blancs vêtus nourrissent en échos le roman, lui offrent à chaque planche de nouveaux éclats. Frédéric Pajak dessine comme il écrit, et c’est net et précis, luxuriant et vibrant. Le noir tourne au gris, et le gris offre mille variations : là une clairière, entre ombre et lumière, où les feuilles des arbres aimantent les éclats solaires. Ici une enfant, et deux femmes qui s’avancent sur le sable tenant leurs chaussures à la main, c’est une danse qui se dessine sous nos yeux. Un peu plus loin, le visage de Marina nous fixe, et ses grands yeux un peu perdus illuminent la page. Ou encore ces ombres noires en marche, comme une vague, vers la Révolution : les foules se soulèvent sous le drapeau rouge ; mais « le vent est mauvais juge » prophétise Marina. Qu’il s’agisse de Walter Benjamin, d’Ezra Pound, de Van Gogh, ou Gobineau, et aujourd’hui d’Emily Dickinson et Marina Tsvetaieva, l’écrivain dessinateur s’empare d’histoires et de l’Histoire, défie la mémoire et les mémoires, s’embrase pour ces destins incertains, des destins saisis par l’Intranquillité – Je me sentis soudain anxieux. D’un seul coup, le silence avait cessé de respirer (1)– ces regards et ces corps aux aguets, solitaires, ces héros et ces saints, ces artistes irréconciliables.
 
 
« La plage : c’est ici la mer de Marina – elle qui n’aimait pas la mer. Je contemple longuement son eau sacrée, sous le ciel caressant où de rares nuages s’effilochent jusqu’à s’effacer. Marina a joué avec ces cailloux tout en rondeur, les a pris entre ses doigts dans les flots immobiles ».
Frédéric Pajak est à Koktebel, un village de la mer Noire en République de Crimée, peu avant c’était Moscou, la terre de Russie, une longue et précise immersion sur les traces de Marina Tsvetaieva. Comme Cézanne peignait, Frédéric Pajak écrit et dessine sur le motif. Il ne se brise pas sur les récifs du motif mais s’en nourrit. Il dessine ce qu’il voit, mais aussi ce qu’il imagine, ce qu’il a lu et entendu, il dessine comme l’on respire l’air du large. Il dessine et il écrit l’histoire de Marina Tsvetaieva, son histoire russe.
Le siècle s’ouvre, nous sommes le 5 juillet 1906 : Marina et sa sœur Anastassia, de deux ans sa cadette, cueillent des noisettes dans la forêt. Leur mère vient de mourir. Quelques heures plus tôt, posant sa main sur leurs têtes, elle avait déclaré : Vivez selon la vérité, mes enfants. Vivez selon la vérité ! Marina Tsvetaieva gardera toute sa vie ce conseil au cœur et sur les lèvres, elle en sera digne, au risque de tout perdre et de se perdre.
 
 
 
Frédéric Pajak dessine ces arbres, cette forêt que les enfants ont traversée. On y entend des voix, un souffle, et plus loin : A quatorze ans, Marina est persuadée que si les réverbères de Moscou s’illuminent, c’est grâce à ses yeux. Qui peut lui donner tort ? Marina vit déjà en poète, autrement dit en absolue liberté libre. A Moscou, à Yalta, à Taroussa dans la datcha familiale : Cette senteur de framboises et de pluie qui entre par la fenêtre, ce lointain bleu sur fond de champs dorés, cette épouvantable tristesse, le soir, cette carrière au-dessus de l’Oka bleu sombre et scintillante, ces bancs de sable jaune, ces collines, ces près, cette liberté ! Dans les bras de ses amours, dans ses rêves d’un Napoléon russe, d’une ville et d’un poème à l’autre. Elle est pauvre, elle a froid, mais elle continue de tracer d’une plume vive son histoire russe. La guerre civile est là, elle écrit, et l’écrit, et Frédéric Pajak la dessine : Peu de gens comprennent que ce n’est pas nous qui sommes en Russie, mais la Russie qui est en nous. Cette Russie c’est celle de Léon Tolstoï, Marina et Anastassia décident d’assister à ses funérailles. Elles s’échappent de la maison et, dans le froid et le brouillard, parviennent à son domaine de Iasnaïa Poliana, à deux cents kilomètres de Moscou. C’est la Russie de Boris Pasternak, celle de l’armée Blanche, des tsaristes, des bolcheviks, celle des procès sans procès, des condamnations, celle de l’exil. Ce Manifeste Incertain est le roman de la Russie et de l’Exil : l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, Prague où l’été est merveilleux, avec ses collines mauves piquées de hauts sapins noirs. Le roman de Paris où l’exil est partagé par cent cinquante mille Russes. Le livre de Frédéric Pajak est un formidable roman d’histoires et d’Histoire, où se dessine l’incroyable destin de Marina Tsvetaieva, qui est celui en miroir de la Russie qu’elle a tant et tant aimée. Ce livre est aussi le roman des amours de Marina Tsvetaieva : Ce que j’attends de toi, Rainer ? Rien. Tout. Que tu m’accordes à tout instant de ma vie de lever les yeux vers toi – comme vers une montagne qui me protège… (lettre à Rainer Maria Rilke).
 
« Non vous ne m’avez pas trahie,
Années, ni prise de revers !
En ces cheveux déjà blancs
C’est l’éternité qui l’emporte », Marina Tsvetaieva
 
« Nul opium ne peut calmer la Dent
Qui ronge l’âme », Emily Dickinson
 
Sous les yeux de Frédéric Pajak se dessine une autre destinée, celle d’Emily Dickinson, loin de la Russie, dans l’autre monde, les Amériques. Un monde où la vie se déroule sans incident notable, sans voyage ou presque. Ici point d’exil et point de fuite, mais une obstination, une volonté christique d’écrire, d’être en poésie, même si personne ne les lit, même s’ils ne sont pas publiés, même si eux aussi restent en suspens devant la porte de sa chambre. En réalité, elle n’écrit pour personne, pas même pour elle-même : elle s’adresse à l’Eternité, une Eternité qu’elle appelle, qu’elle pressent, et qui lui répond à travers les fleurs, les abeilles, ou simplement la nuit qui tombe. Frédéric Pajak donne corps à ces fleurs, à ces abeilles, elles envahissent la page blanche, on entend leur bourdonnement, la vibration des pétales et dans l’obscurité on devine son corps, ombre qui résonne dans le silence reclus et follement habité de sa destinée. Elle vit cachée et ne laisse rien entendre de ses amours, même si elle écrit beaucoup, à Susan : Je ne fermerai pas les yeux avant que tu ne m’aies donné un baiser sur la joue et dit que tu m’aimeras ; à Samuel Bowles : Pour votre Acte exquis il ne peut y avoir d’autre Remerciement que la Honte qu’inspire la Grâce ; à un mystérieux destinataire : Maître – ouvrez grand votre vie, et prenez-moi en elle pour toujours ; et enfin à Otis Philips Lord : Incarnez-moi en vous – rose réclusion. C’est cette sensualité de chaque phrase, que Frédéric Pajak admire, qu’aimantent ses dessins de fleurs, de bosquets et d’abeilles butineuses. C’est étourdissant, comme le fut la vie de cette femme insaisissable, c’est éblouissant et lumineux.
Marina Tsvetaieva et Emily Dickinson ont trouvé leur biographe du vertige, leur fidèle portraitiste, attentif à leur vie poétique, à leurs amours, à leurs révoltes, de la chambre d’Emily à l’exil de Marina.
 
Philippe Chauché
 
 
(1) Le Livre de l’Intranquillité, Fernando Pessoa, trad. Françoise Laye, éd. Christian Bourgois, 1982 (on est en droit rêver qu’un jour Frédéric Pajak s’empare de la vie et du monde de Fernando Pessoa).


http://www.lacauselitteraire.fr/manifeste-incertain-7-emily-dickinson-marina-tsvetaieva-l-immense-poesie-frederic-pajak-par-philippe-chauche

jeudi 6 décembre 2018

Dominique Rolin - Philippe Sollers dans La Cause Littéraire




« Je relis votre livre (1) avec le même bonheur : la musique intérieure du récit qui m’avait touchée dès les premières pages recommence à chanter, rire et pleurer à la seconde lecture avec la même élasticité vibrante, si douce et si cruelle que j’en sors étrangement atteinte » (Le 7 novembre 1958).
« Je pensais en riant que lorsque paraîtra ton livre (2), la masse de tes ennemis ne l’emportera pas au paradis, merveilleuse expression qui n’aura jamais eu un sens plus exact. Ceux qui t’aiment au contraire l’emporteront, c’est-à-dire seront emportés par Paradis car ils l’auront mérité » (Mercredi 13 août 1980, 11 heures).
 
Plus de vingt ans séparent ces deux lettres, les premiers et les derniers mots de cette floraison désormais publiée sous la haute fidélité à l’écrivain, par Jean-Luc Outers, comme l’avait fait l’an passé Frans De Haes pour celles de Philippe Sollers. Des milliers de lettres échangées entre les deux écrivains amoureux, deux amoureux écrivains.
 
La langue française éclaire l’amour, et l’amour offert à Philippe Sollers par Dominique Rolin brille d’éclats étourdissants. Cette langue est celle de l’étourdissement, de l’allégresse, d’une joie immense – Jamais je n’ai pu vérifier à quel point je suis Deux –, qu’embrase Dominique Rolin, comme elle embrasse, son amour – Quand je pense au côté charnu de notre amour, de notre attente, à la gourmandise de notre joie, il me semble de plus en plus aberrant de métamorphoser tout cela en écriture, en mots, phrases, le tout enfermé dans une mince enveloppe de papier blanc.
 
Ces lettres de chair et de mots, ciselées, précises, admirables de force, de rigueur et d’offrande semblent d’un autre temps, comme si cette correspondance amoureuse marquait la fin, peut-être provisoire, d’une époque. Une époque, où écrire, se lire et se relire, plier sa lettre, l’introduire dans une enveloppe, la poster, et en retour, attendre une réponse et recommencer, était un défi au passage du Temps, une manière unique de poursuivre ce que les mots et les corps disent, leur belle passion des lettres.
 
 
 
« Je viens de lire ta lettre avec lenteur, comme si les mots tracés sur le papier de ta fine écriture prenaient à mes yeux d’autres dimensions, mystérieusement, et qu’il me fallait du temps et du soin pour en faire le tour » (Le 5 mai 1959).
« J’arrive à peu près à la moitié de l’ensemble (3), ce qui signifie pour l’artisan : à mi-chemin du départ et de l’arrivée, dans cette zone de déséquilibre extrême où il s’agit de trouver le point d’appui qui servira de motivation » (Mardi 18 juillet 1961, 11 heures et demie).
 
Les lettres de Dominique Rolin sont parfois affectées par ce déséquilibre, par une crainte, une perte redoutée, un brouillard, qui noie les âmes, mais qui très vite se dissipent. Une lettre arrive, une voix se fait entendre, une nouvelle rencontre physique, follement littéraire, à Paris, Venise ou sur l’île de son amour chéri. Et lorsqu’ils sont ensemble, les deux écrivains d’amour savent s’accorder au plaisir d’une commune faculté de silence, de retrait : l’autre est là comme une absence délicieusement profuse et chaude. Peu d’exemples d’une telle complicité amoureuse et littéraire entre un homme et une femme qui écrivent, lisent et s’écrivent quotidiennement, il y a peu d’exemples d’une telle longévité, d’une telle fidélité. Jean-Luc Outers (4) était un proche de Dominique Rolin, il s’est plongé dans les lettres échangées entre 1958 et 2008 entre les deux écrivains, elles sont conservées à la Bibliothèque royale de Belgique. Il introduit ce volume, en ami et en écrivain. Ecoutons : « Dominique Rolin et Philippe Sollers se rencontrent le 28 octobre 1958 lors d’une réception organisée par le directeur des éditions du Seuil, elle a quarante quarante-ans, lui vingt-deux… Ils ne se montreront jamais ensemble et, mis à part quelques initiés, personne ne se doutera de la nature et de la force de leur relation ». Cette histoire unique, cette aventure s’est arrêtée diront certains après la disparition de Dominique Rolin, le 15 mai 2012, d’autres liront ses livres et cette correspondance, comme un signe venue d’Outre Tombe, ou d’Outre Temps.
 
« La vue aérienne de Ré est superbe. Eau quadrillée comme un cahier d’écolier, casiers-miroirs, finesse des encadrements, des moulures de la terre, on est miraculeusement repris dans l’univers à deux dimensions qu’on n’aurait jamais dû quitter » (Mardi 3 août 1976, 11 heures).
 
Dominique Rolin et Philippe Sollers : deux écrivains qui s’aiment, qui s’écrivent, qui s’écoutent, deux amoureux complices, deux alliés, deux clandestins – Vivre est une affaire de goût, plus exactement de dégustation.
Elle écrit et dessine, il écrit et lui fait écouter Mozart et Bach, et ils publient des livres. L’un est un feu follet que l’on voit – vraiment ? – partout, elle plus discrète polie son Journal amoureux, ils continuent de s’écrire. Elle est précise, il est attentif, ils se voient et se décrivent, et c’est à chaque fois étourdissant de finesse et de justesse, de tendresse, de liberté et d’amour.
 
Philippe Chauché
 
 
(1) Une curieuse solitude (Seuil)
(2) Paradis (Seuil)
(3) Le For intérieur (Denoël)
(4) Le dernier jour (Gallimard), le Tombeau de Dominique Rolin, La mémoire oubliée, est admirable.

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