dimanche 29 juin 2014

Martin Page



 
« J’ai des points communs avec des dessinateurs, des peintres, des biologistes, des musiciens, avec des personnes qui ne pratiquent aucun art mais qui exercent leur profession avec imagination. Je déteste l’idée de groupe et de corporatisme. Aller voir ailleurs profite toujours à notre art ».
 
Sur le ring du roman, Martin Page invite Daria, une jeune femme romanesque qui se livre à quelques exercices littéraires. Il répond à ses lettres imaginaires, comme à l’entraînement : esquive, pas de danse, jambes souples, souffle contrôlé et poings prêts à frapper, pour lui montrer ce qu’il convient d’éviter si elle veut gagner aux points. Il témoigne de ses combats permanents, de sa lutte incessante contre les assis et contre lui-même. Le doute comme une paire de gants de cuir où l’on se glisse, les incertitudes comme des cordes qui renvoient l’écrivain au centre du ring, exposition totale, où se découvrir peut être fatal. Mais aussi toujours avancer, même lorsque l’on perd du terrain. Ecrire et ne jamais baisser la garde, écrire et s’en donner les moyens.
 
« Mon bureau devient un laboratoire. J’ai mille tubes à essai et éprouvettes (logiciels de montage, de photo, de musique, stylos, crayons, feutres, encres). C’est une époque idéale pour les expériences ».
 
Entre les cordes du roman, Martin Page imagine ce dialogue avec sa jeune lectrice qui se pique d’écrire, et qui écrit. Le romancier pose plus de questions qu’il n’offre de réponses. Son expérience et son état de tremblement intérieur est un terreau littéraire. Ecrire certes, et publier, en choisissant une maison qui accueille les écrivains de styles et d’univers différents sans perdre de vue qu’il faut d’évidence un certain entraînement pour la trouver, un regard fin, une connaissance précise de son histoire et de ses fréquentations. Entre les cordes de son roman, Martin Page livre un combat incessant contre tout ce qui le désoblige, et la plus juste des réponses, c’est s’obliger à être écrivain à chaque  instant, à se glisser à la hauteur de ses propres exigences d’écriture, de vie. Ecrire, mais aussi marcher, lire, prendre des notes, convoquer nos personnages dans notre esprit, divaguer.
 
« Comme le temps me travaille, je travaille avec le temps ».
 
Sur le ring de cette correspondance, Martin Page dévoile quelques uns de ses principes littéraires, sous l’influence de la météo de ses humeurs, et il invite la jeune artiste à suivre les siennes en profitant des malentendus et en organisant son indépendance. Le combat n’est jamais gagné, les bookmakeurs misent parfois au malheur la chance : rencontres truquées, fatigue, découragement, mais aussi parfois une ouverture, l’éclaircie, l’éclair, comme un uppercut de la phrase qui relance le combat.
 
« L’art est un art de vie et de combattre. N’oublie jamais ceci, chère Daria : le monde est magique et nos pouvoirs sont infinis. Il n’y a qu’une chose à faire des violences, des jalousies, des dégueulasseries, de tous les coups et des mensonges : les dévorer. C’est notre faim qui nous sauve ».
 
Philippe Chauché
 

samedi 28 juin 2014

Jeux d'Ombres Chinoises



" Vous avez raison, maestro de maestros. Dans les feintes et les leurres dont est fait le toreo, dans ces jeux d'ombres chinoises, des passes et de postures, une vérité cure, essentielle, surgit avec une force imparable. C'est le grand paradoxe de la condition humaine, quand la vie est inséparable de la mort, quand rien ne donne plus de flamme, d'intensité et de passions à la vie que la proximité de l'extinction, surtout lorsque l'esprit humain, dans un ultime défi, construit une autre vie faite de grâce, de formes, d'élégance, de rythme et de beauté, l'art, en somme, une vie qui nous fait pressentir la chimère de l'éternité. " Mario Vargas Llosa - Monologue du taureau ( face à José Tomás ) - Dialogue avec Navegante - Au Diable Vauvert

 
16 septembre 2012, seul contre six, c'est ainsi que l'on nomme ce qui se joue là. Seul contre six et peut-être sept à bien y regarder. " Regarder la mort en face ! " disent-ils parfois, ou leur fait-on dire. Regarder le sang en face pour apercevoir la chimère de l'éternité si on suit Vargas Llosa, et nous aurions tort de ne pas le suivre.
 
" Entre 20 h 15 et 20 h 30, devant Exhortado, il s'expose une bonne douzaine de fois à son principe mortifère. La létalité, c'est son affaire, et les mortelles hésitations du toro de Martelilla, toujours prêt à décocher son coup de corne au milieu de la passe, lui permettent de mettre son évangile en application. Froidement. Avec minutie. José Tomas, blanc comme la fleur de cerisier et le visage du samouraï selon la tradition, immobile et impassible comme un cadavre en sursis, croisé au maximum comme un croisé de sa cause, a tout donné de lui à un toro qui, lui, donnait, très peu de choses, sauf ces promesses de drame et ces avis de décès improbables que les aficionados nomment les avertissements. Outre leur beauté plastique née de leur envergure, les passes de José Tomas donnaient à voir sur leur tracé la naissance et le cheminement d'une angoisse qui creusait les joues puis son apogée lorsque les cornes très pointues glissaient lentement sur ventre. Dans le olé ! déchiré et convulsif qui saluait leur aboutissement, on pouvait déceler la liquidation soulagée de cette angoisse qui allait, inexorablement, faire retour dans quelques secondes , et taper sur le tambour de Las Ventas comme un taon contre une vitre. Tauromachie du ay ! " José Tomas Roman - Jacques Durand - Actes Sud

 

La tauromachie est un roman, Simon Casas a lancé quelques petits cailloux dans le ciel nîmois aux reflets andalous, ils retombent en mille fleurs qui parfument son « envers de la cape ».
 
Vérifications : " Ecrire, prier et toréer imposent des engagements comparables : il ne faut rien attendre et tout donner. Pourtant les toreros demandent à Marie protection et gloire." mais aussi : " Nous avons essoré nos vingt ans... Et épuisé nos dires. Le silence est notre lien. Notre amarrage. Comme un anneau rouillé dans un port où les bateaux toujours gîteraient, même lorsque la mer y serait d'huile. " ou encore : " La musique joue. Ils doivent juger l'instant important ; se dire que je suis un maestro. La musique de la Maestranza est si belle. Et mon fils qui pleure... Prends ton temps, mon enfant : c'est notre temps. Tu coupes la coleta de ton père. Que ça dure éternellement. Ils applaudissent. Ils sont émus. Et quand je pense qu'il y a quelques minutes certains me sifflaient, m'injuriaient... De mes poignets, j'anime l'étoffe soyeuse de ma cape. Je pétris mon élan, je malaxe mes pulsions. Enfin, j'enchaîne les véroniques. Souples, voluptueuses. Les volumes de nos corps s'amalgament comme de joyeuses particules glissant les unes sur les autres. Ne fait-on pas pour toréer de même que pour aimer ? " mais aussi : " Je cachais une étoile de David dans le revers de mes costumes de lumière alors que je priais devant les Vierges des chapelles d'arène en Espagne, le cou bardé d'effigies de tous les saints de la chrétienté. Je la caressais des doigts de ma main gauche et je me signais de la main droite. J'étais un torero juif, en Espagne, et, inconsciemment, je m'astreignais à d'inquisitoires diktats, héritages ancestraux que je soupçonnais pas. " Simon Casas - L'envers de la cape - Fayard
 
" Un héros doit rassembler en lui, autant qu'il est possible, toutes les vertus, toutes les perfections, toutes les belles qualités, mais il n'en doit affecter aucune. " Baltasar Gracian - Le Héros - traduc. Joseph de Courbeville
 
à suivre
 
Philippe Chauché

mercredi 25 juin 2014

De Jean-Louis Bailly, d'Antoine Bréa, de l'Infini et de José Tomás.



Jean-Louis Bailly qui ne manque jamais d’humour et d’affabulation se livre là à un exercice stimulant d’écriture sous contrainte, ouvrant grand le livre des mots d’argot, rares, drôles et pétillants, qui bousculent les poèmes d’Apollinaire avec la folle envie de « les gâter » et avec « le plaisir douteux de martyriser la langue française ». Un peu comme si Audiard s’aventurait à jouer les trouble-fête avec La Chanson de Roland. On ne saurait mieux rêver d’un tel projet né d’un esprit piquant et galopant qui saute à cloche-pied d’une image à l’autre, d’un mot à un autre, qui se joue des strophes, comme un sacripan londonien (qui) divague du doux matin au soir navrant et passe de la terre au ciel après avoir lancé au hasard son chaillou dans cette marelle poétique.
 
La suite est à lire dans La Cause Littéraire :
 
 
Antoine Bréa c'est Maldoror et Dante qui rêvent et qui écrivent à voix haute le livre secret et caustique de Muhammad Ibn Sîrîn, sorte de gaz Sarin de la pensée, d'évidence le livre le plus drôle et le plus émoustillant de l'an de grâce 2014. A suivre dans La Cause Littéraire.
 
" Il est vrai que Dieu t'a fait le don du rêve mais qui te dit qu'Il t'a fait là un beau cadeau ? Le rêve est le trône de misère où Dieu s'assoit sur les visages. Le rêve est la froide chambre des reclus que ne pénètrent pas les lueurs de l'aube. Le rêve te fendra le tronc comme l'hiver. En rêve l'homme est un vautour stupide et sale comme il l'est dans l'autre vie. Le rêve est plein de musique d'église dont Satan joue les notes en bon interprète. Si la vie t'autorise à oublier le rêve après la sieste ou au petit matin remercie-la pour ses grâces. "
 

L'Infini n'en finit jamais. Marcelin Pleynet interroge une nouvelle fois Ezra Pound, écrire sur les Cantos  et donc sur la place politique du poète :

" Il sera réellement surpris et très profondément troublé que l'on considère comme une traîtrise ses émissions à la radio fasciste italienne à destination de l'Amérique. Pound s'identifie si totalement aux Etats-Unis d'Amérique qu'il ne peut comprendre que l'on ne reçoive pas ses critiques comme venant en quelque sorte du plus patriote - sincèrement patriote - des Américains.
C'est si vrai qu'à la fin de sa vie, considérant la crispation qui le conduit progressivement à un antisémitisme de propagande de plus en plus explicite, il déclarera à Allen Ginsberg : " La pire erreur que j'ai commise a été ce stupide préjugé de banlieusard, l'antisémitisme."
.... Pound ou Céline, différemment, sont insupportables parce qu'ils en disent trop. Parce qu'ils en disent plus que les simples et politiquement corrects discours des consciences masquées.
... " L'oreille " de Pound a tout entendu de la musique de ce siècle. On ne lui pardonnera pas. "

( L'Infini - 127 - Eté 2014 - Gallimard )


 
" La tonalité, les attaques, les modulations, les variations, l'échappée et l'improvisation, le scat, on peut parfois avoir l'impression physique de swinguer en écrivant, et de deux façons au moins. Si vous écrivez à la main sur du papier, la plume glisse, c'est comme un archet qui caresse la corde, vous êtes Dave Holland jouant de la contrebasse. Si vous tapez directement sur un clavier, vous êtes un pianiste, d'ailleurs le mot " clavier " est le même, c'est plus percussif, vous êtes Cecil Taylor devant son piano. Le glissé et le percussif, l'archet et le clavier, ce sont deux métaphores qui me viennent souvent à l'esprit quand j'écris. "
 
( Marc Lambron répond à Franck Médioni dans " Improjazz "  - repris dans L'Infini - 127 )
 
 
 
Septembre 2012 : 
 
" Je ne crois que dans ce que je vois, et ce que je vois n'est pas ce que vous pensez que je puisse voir, c'est tout autre chose ! "
Mais que voit-il, que nous ne pouvons saisir ?
Mais que saisit-il, que nous nous ne pouvons voir ?
L'imaginaire du réel est le réel de l'imaginaire, c'est ainsi que s'écrivent les œuvres de beauté ! Le Temps suspendu à une muleta dans sa gravité - la tauromachie n'est pas toujours chose joyeuse ! - pour se retrouver dans une trinchera que rien n'oblige sauf le savoir de l'homme - le savoir et sa profonde - templar - sagesse ancienne - qui n'attend et n'entend rien du chichi taurin dominant, mais qui est le silence absolu du toreo.

Que fait-il que les autres ne font pas ?
Où est-il dans cette histoire qui se joue sur le sable ?

" Tomás ? Un saint ou un ange. Un ange ? Un être sans ombre. On sait peu sur lui, sauf ces inclinaisons, supra, arrachées à quelques rares interviews. José Tomás parle plus à son boxer Manolete qu'aux journalistes. Et s'il se confie, c'est au toro. Autre caractéristique des anges :  ils circulent de droite à gauche ou de gauche à droite sans passer par le milieu et sans laisser de traces. Tomás se pose sans peser. Et, critère taurin absolu, sans lever la plante des pieds. Après ses meilleures faenas, on peut scruter la piste. Pas ou peu d'indices d'une présence, d'un corps. Pas de zébrures sur le sable. Celles que font les zapatillas des toreros du zigzag se replaçant nerveusement par petites courses, parce qu'ils ne dominent ni les attaques des toros ni la chamade de leur cœur. Lui se transforme en minéral ou en métal. Il l'a dit : les jours de corrida, il laisse son corps à l'hôtel. On peut en déduire qu'il veut devenir seulement une muleta, de la même façon que Glenn Gould du Naufragé de Thomas Bernhard a juste le désir d'être, non pas un pianiste, mais un piano, son Steinway, pour se passer de ce Glenn Gould qui fait écran entre Bach et lui. Le pianiste, le trop. Il respire, il sue, il s'agite dans la poussière. Les pianos ne bougent pas, et ne soulèvent pas de poussière lorsqu'ils jouent. Tomás, pas plus. Lorsqu'il joue juste, lorsqu'il torée juste, on l'imagine en apnée. Chez lui, très peu d'empreintes, et une gestuelle réduite à sa plus simple et compliquée expression. Jean Baudrillard dans Cool Memories : " Il faut être parfait danseur pour danser l'immobilité. " ( Jacques Durand )

Tomás à Nîmes, six toros et combien de faenas ? Chacun répondra ce qu'il a vu, ce dont il se souvient ou ce qu'il imagine avoir vu, note-t-il, mais les faits sont là, c'est la grammaire taurine, chaque toro est reçu près des barrières, puis en trois quatre véroniques et il est au centre, c'est bien au centre que l'on se doit d'être, non ? Le centre : exposition absolu et visible par tous, et tout d'abord par le toro. J'y suis, j'y reste, semble-t-il dire, comme l'affirment les enfants !
Économie du geste, geste de l'économie comme chez Becket, un mot, deux mots, une phrase et cela suffit, toute profusion tue le mouvement interne du déplacement et de la phrase. En deux passes trois mouvements il dit : je suis un torero classique, pas moderne, je m'accorde en un temps aux quatre temps du toro, le reste, les autres, il récitent ce que l'on attend d'eux, moi je sais et je suis. Leçon philosophique, Montaigne nous invitait à " faire court " à écrire en deux phrases trois mouvements, et ainsi dévoiler la transparence de sa pensée, celle du torero est d'évidence, et c'est cette évidence qui le rend unique, l'unique et son double invisible. Septembre 2014 ?
 
à suivre
 
Philippe Chauché
 

dimanche 22 juin 2014

De Thomas Vinau, du Ballon, de la Résistance et de José Tomás.


" Les choses arrivent sans qu'on les voie. Si les mauvais coups avaient des clochettes aux pieds on le saurait. C'est la faute à personne. Chacun obligé de mettre un jour devant l'autre. Pour être tout à fait sincère il avait un peu vu la grisaille pointer son nez. Une  sorte de déception latente dans les yeux de sa femme. Des silences fatigués. Des sourires un peu forcés. Même pendant l'amour. Tout ça dans le siphon siphonné des problèmes de sous, de voisins, de boulot, de crédit, de famille, de fuite d'eau. Beaucoup de bruit pour rien. "
 
Thomas Vinau,  toujours juste, net et précis. Son dernier opus, dont il sera bientôt question dans La Cause Littéraire, est un petit ouvrage incisif, gracieux, une fantaisie du détachement et de la fuite : disparition de l'aimée, une arche dans un cerisier, l'apparition d'une tortue vagabonde, d'une flutiste appliquée, d'un clochard céleste, et de quelques nuages dont il faut prendre soin, Altocumulus de tristesse, Cirrus de joie, voyage au bout de la nuit nuageuse sous la protection d'écrivains qui lui indiquent le sud.


 



La télévision serait bien inspirée de laisser les écrivains commenter en direct les rencontres du Mondial de football, le style sur la pelouse rencontrerait enfin celui du verbe au micro, on  peut aussi rêver que Roland Garros soit offert par exemple à Thomas Ravier - Le scandale McEnroe. En attendant des jours plus vifs et plus inspirés, on peut couper le son et ouvrir la dernière livraison de Desports - le premier magazine de sport à lire un verre de viognier à la main -.

" L'heure du Brésil a sonné, inutile d'attendre le coup de sifflet final. Les supporters tirent des feux d'artifice et agitent leurs mouchoirs, blancs, la couleur des maillots brésiliens à l'époque, une mer de coton ondule joyeusement dans les travées du stade, la plus grande enceinte du monde, soucoupe de béton et d'acier érigée par les Brésiliens pour célébrer leur futur triomphe. " (Olivier Guez)


" Le courage des hommes, leur attachement à la liberté, leur combat contre l’occupation et la dictature. Ces hommes qui n’étaient pas taillés comme des héros. J’ai revu Jean Meyer, alias commandant Gervais, lors d’une rencontre à Velleron. Aujourd’hui, à plus de 90 ans, il est cassé en deux, ses mains sont déformées comme l’acier sous la flamme. Il y avait une photo de lui, il avait 20 ans. Grand, athlétique, souriant. Ce devait être l’été, il était torse nu à côté d’une moto, avec un ami, dans une cour de ferme. Était-ce l’été 44, l’été de tous les combats, celui de la libération ? Rien ne l’indiquait, comme rien n’indiquait qu’il était en clandestinité et qu’il participait à la transmission et aux sabotages… Lui, comme tous ceux que j’ai croisés, m’ont apporté la plus grande richesse qu’un homme puisse posséder : l’humilité. L’humilité accompagnée d’humanisme, de générosité et de pardon. Ceux qui pourraient en vouloir à la terre entière pourraient nous donner des leçons. "
 
On peut en lire plus dans La Cause Littéraire :

http://www.lacauselitteraire.fr/rencontre-avec-l-ecrivain-dominique-lin



Granada, le Corpus Christi et le Torero : " 11000 personnes l'ont vu mort. La corrida s'ennuyait depuis quatre toros. Quatre petits animaux sans force ni race. Le cinquième, un Victoriano del Rio, costaud et compliqué, a foncé cinq fois dans la cape de José Tomás.  Cinq véroniques lourdes et lentes, cinq fois la croix traînée vers le calvaire. La nuit était tombée. Sur les gradins, les mille lucioles des smartphones donnaient à la scène un décor étrange. A la muleta, José Tomás l'attendit plein centre. Cinq passes données pieds joints, regard sur le sable et poignet d'osier. La faena qui suit est une merveille : plus le toro affirme la brusquerie et le désordre de ses charges, plus le torero expose calme et relâchement. Ceux qui ont déjà vu José Tomás comprennent ce qu'on veut dire. Les autres n'ont qu'à aller à León ce dimanche.  Si José Tomás y vient. Ce qui, à l'heure où nous écrivons ces lignes, n'est pas acquis. Car à la fin de la faena, après une sublime série de naturelles, il tourna le dos a l'animal et se mit en chemin, très lentement vers la barrière.  Le toro fonça. L'arène ne fut qu'un hurlement. Les peones se précipitèrent. Le toro frappa deux fois et projeta le torero : il vola longuement sur les cornes, puis on crut voir un pantin désarticulé qui gisait sur le sable.
On le crut mort.  On se signait en pleurant.
Finito de Córdoba prit l'épée pour tuer le toro. Sans y parvenir : il pinchait. Au milieu de ce désordre, soudain, l'on vit José Tomas sortir de l'infirmerie et retourner en piste. L'arène fut prise d'un délire indescriptible.
Ce n'est pas très règlementaire, mais José Tomas reprit l'épée et la planta jusqu'à la garde. Deux oreilles.
Puis la nuit, ouverte, pour rabâcher tout ça..." Joël Jacobi


à suivre

Philippe Chauché

samedi 14 juin 2014

Bernard Thomasson dans La Cause Littéraire


« Je m’appelle Charles. J’ai soixante-neuf ans la semaine prochaine. Et je me suis lancé à la conquête de l’identité de mon père. Je sais que c’était un résistant. Je connais son prénom, Pierre. Personne ne m’a révélé son vrai nom. Il faut avouer que je ne l’ai jamais cherché. Jusqu’à cet été ».

Roman de l’origine, et origine du roman, c’est le principe actif d’Un été sans alcool. Son terrain d’expérimentation : celui des eaux troubles de l’occupation et de la résistance, de ce qui a été dit et donc caché. Celui de la mémoire partielle, des affirmations et des rumeurs. Roman français, s’il en est. Sans identité, sans trace, sans visage, sans mémoire, point de récit national, et par extension point de récit particulier et romanesque. Un été sans alcool est le roman de la recherche de l’identité et de l’histoire du père du narrateur, mais aussi de sa mère.

Le temps est venu d’en savoir plus et de ne plus se contenter de ce qui s’est colporté. Le temps de Charles est compté, alors il se plonge dans ce qui a fondé son existence, sa naissance, au cœur de la guerre, de l’occupation et du maquis.

Le récit de cette aventure est porté par trois regards, le sien, celui de Matt, le jeune homme qui seul va le secourir après une agression dans un parc, et devenir son enquêteur attitré, Maika la jeune amoureuse de Matt, fruit du hasard romanesque, et en contrepoint les lettres d’amour de sa mère inconnue à son père insaisissable.

« Je reste insensible à tout depuis la blessure sur ma naissance. Un véritable cataclysme émotif, ce dimanche où j’ai appris la vérité sur mon père, lui le héros moi le pochard, et sur ma mère, abandonnant la vie pour me l’offrir. Les joies, les peines, les colères me sont étrangères, enfouies en moi sous la souffrance de leur trouble absence ».

Roman de l’origine qu’il faut lire et relire entre les lignes, en tirer mille fils, mille pistes, s’en jouer et les déjouer comme dans une enquête criminelle, mais ici le cadavre est bien vivant. Et comme dans la résistance en Corrèze, rien ne peut se jouer en solitaire, il faut s’armer de solidarités et les payer comptant.

Bernard Thomasson croit en ses personnages et en leurs raisons, comme en son temps Jean Renoir : « ce qui est terrible c’est que tout le monde a ses raisons ». Point de jugement moral, mais la morale du roman, c’est-à-dire son style, sa manière de croire dans le récit, de le prendre au pied de la lettre, autrement dit au pied de la vérité, dans sa légèreté et ses drames. La vérité découverte est troublante et éclairante, comme une lettre clandestine.

« Chéri. Je m’angoisse pour toi. Une certaine fébrilité devient perceptible en ville, ces derniers jours. Aucun évènement particulier à noter, pourtant je sens qu’on parle beaucoup dans les magasins ; pas ouvertement (tout le monde craint encore tout le monde) mais d’avantage qu’avant. J’entends dire que la fin approche, que depuis Stalingrad le vent a tourné. Des bruits courent sur la Résistance… ».

Fidélité au récit, et à ses enjeux, comme chez Simenon, à son déroulé, de Brive à Berlin en passant par la Villa Ben Pensata, à ses personnages, aux paysages qui leur font écho, aux troublants éclats de ses révélations et de ses contradictions, Un été sans alcool est un roman dessiné à la plume plongée dans l’encre de la clandestinité du roman familial, entre résistance, silence, trahisons, vengeances, mensonges et saisissements, savoir et saveur de la vérité romanesque. L’amour a des raisons que les raisons de l’Histoire ignorent.

« Vous savez, il ne faut pas se fier aux apparences. Retenez bien ce que je vous dis là. Ne croyez pas les choses évidentes. Fouillez, cherchez, interrogez-vous. Même si un avis est majoritaire, même si aucune voix ne discorde dans un discours collectif, ne prenez jamais ce qui est dit pour argent comptant. La vérité se mérite. Il faut du courage pour l’affronter ».

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/un-ete-sans-alcool-bernard-thomasson

mardi 10 juin 2014

Marseille Noir dans La Cause Littéraire





Tout écrivain est un jour ou l’autre géographe de son propre corps – s’il a lu Montaigne – mais aussi de sa ville, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Les écrivains de romans noirs, qui ont le réel chevillé à la plume, ont depuis toujours attaché grande attention aux rues et aux places qu’ils parcourent chaque jour. Qui peut oublier le Paris de Léo Malet et de son détective Nestor Burma, qui arpente les arrondissements de la capitale, du Soleil naît derrière le Louvre, en passant par Micmac moche au Boul’ Mich’, ou encore Brouillard au pont de Tolbiac et Corrida aux Champs-Élysées pour sa série des Nouveaux Mystères de Paris. La ville ne dort jamais sous la plume de l’écrivain, et si elle s’assoupit, on a toutes les chances de penser que de bien vilaines choses s’y trament.
A leur manière, les Editions Asphalte se sont lancé le même pari, tracer à l’encre noire le roman multiple de la géographie urbaine et sociale des cités contemporaines, de Barcelone à Londres, de Mexico à Washington, de Los Angeles à Dehli, et aujourd’hui de Marseille à Marseille. De l’Estaque au Stade Vélodrome, de La Belle de Mai au Panier, de La Joliette à Belsunce. Le décor, qui n’est jamais d’opérette, abrite et révèle mille fâcheux, farceurs et héros plus ou moins glorieux. L’aventure est toujours au coin d’une rue que balaye le mistral ou une arme automatique, question de climat ou de malchance.

« Le problème des secours, ça a été de choisir par qui commencer : le minot fumé à coups de 357 au pied de ses poubelles ou le charnier du rond-point de la Cayolle. Ils ont commencé par le carambolage, un problème plus complexe et moins fréquent qu’un règlement de comptes entre dealers. Parce qu’à Marseille, le vrai problème, c’est qu’il est plus facile d’aller exécuter un contrat que de circuler en bagnole » (« Le problème du rond-point », Philippe Carrese).

Tout écrivain marseillais de raison, d’adoption ou de sang, a sous la main une palette de mots et de maux qui n’attend qu’une phrase nette, claire et sèche pour éclairer ses intrigues. Une géographie de langues, de lieux plus ou moins communs, d’éclats de rire et de frayeurs, qu’il faut ramasser, concentrer, en évitant d’y ajouter trop d’eau, au risque de les noyer, comme le conseille tout garçon de café qui vient vous servir un verre d’une boisson jaune alcoolisée et de réputation mondiale.

« On sortait tous armés, c’était l’époque qui voulait ça. Les minots d’aujourd’hui ils font les durs mais ils font que faire, ils font les durs pour être durs, comme le placo chez Boulanger. Les années 1980 là ça craignait vraiment. Maintenant ils me font rire avec leurs trois cadavres par mois. Recompte un peu fils à l’époque le massacre que c’était, à Belsunce tu mettais ni les pieds ni les mains, et ta fille pour éviter le centre elle faisait tout le tour par Cassis et avant dix-huit heures » (« Katrina », François Beaune).

A leur manière les écrivains de cette anthologie marseillaise noire se livrent à des exercices de style souvent éblouissants, troublants, touchants, burlesques, où l’on croise de jeunes truands énervés, des immigrés à la dérive, un supporter de l’OM à la larme légère, un policier comorien vertueux, des dealers, des braqueurs, des amuseurs publics. Jeux de mots, et souvent jeux de malins qui finissent mal. Malice de l’écriture et plaisir du lecteur.

« Maintenant, saute, ou je t’explose la tête ! C’est ta dernière chance.
Il s’est recroquevillé. Il n’était plus qu’une boule noire sur le chemin clair. Un petit tas d’horreur. J’ai tourné le fusil vers le canal et j’ai appuyé sur la détente. La détonation a pulvérisé la nuit. Elle a cogné contre les collines, roulé dans les vallons, est allée frapper contre les rochers de la barre de l’Etoile ».

Marseille Noir, refermé, et en attendant de l’ouvrir à nouveau, on se souvient du styliste du roman marseillais, Jean-Claude Izzo qui n’est pas pour rien dans ce qui s’écrit aujourd’hui entre Le Vieux Port, Le Panier et Longchamp. Marseille ne se couche jamais, et ses nuits comme celles de ses écrivains ont mille rêves à nous raconter, des plus terribles aux plus délicieux.
« On marcha le long du quai… En silence. Serrés l’un contre l’autre. Je me demandai un instant où était ce fumier. Car il ne devait pas être loin, Narni. A nous épier. A se demander quand, enfin, il pourrait me planter une balle dans la tête. Il devait en rêver. Moi aussi » (Jean-Claude Izzo, « Chourmo », Série Noire, Gallimard).

Philippe Chauché 

http://www.lacauselitteraire.fr/marseille-noir-nouvelles-noires-presentees-par-cedric-fabre

mardi 3 juin 2014

Enrique Vila-Matas dans La Cause Littéraire





« Étant donné mon habitude invétérée d’écrire des chroniques chaque fois qu’on m’invite dans un endroit étrange pour que j’y fasse quelque chose de bizarre (avec le temps je me suis rendu compte qu’en fait tous les lieux me semblent étranges), j’ai eu l’impression de vivre une fois de plus le début d’un voyage qui pouvait finir par se transformer en un récit écrit dans lequel je mêlerais comme tant d’autres fois perplexité et vie en suspens pour décrire le monde comme un lieu absurde auquel on accédait par le biais d’une invitation très extravagante ».

Enrique Vila-Matas est un écrivain du réel. Comme le philosophe Clément Rosset, il prend le réel très au sérieux, ce qui veut dire qu’il s’en amuse, qu’il en joue comme un chat avec une pelote de laine. Plongés dans le réel, l’un et l’autre, ne manquent pas de provoquer par leur style mille éclats de fictions dont ils vont nourrir leurs écrits, à moins que ça ne soit leurs écrits qui nourrissent ce qu’ils sont en train de vivre. Enrique Vila-Matas est un joueur vagabond qui écrit des livres où il ne cesse d’enquêter sur sa propre énigme, ce qu’il est, ce qu’il vit, ce qu’il pense, ce qu’il voit et finalement ce qu’il écrit.

Dans Impressions de Kassel, sa dernière énigme, l’écrivain catalan reçoit un appel téléphonique d’un bien étrange correspondant, l’invitant à dîner chez un couple irlandais qui souhaite lui révéler une bonne fois pour toutes la solution de l’univers, la voix qui se présente comme étant celle de Maria Boston est très chaude et très belle, et même s’il s’agit d’une plaisanterie, notre écrivain accepte de la rencontrer. Mais c’est une autre qu’il verra, point de couple irlandais à rencontrer et écouter, mais une invitation à se rendre à la Documenta de Kassel, pour y découvrir les œuvres d’artistes contemporains et passer tous les matins dans un restaurant chinois pour écrire sous les yeux du public. La poupée gigogne romanesque est en marche.

« J’ai remarqué pour la première fois de ma vie que je ne trouvais pas drôle du tout de me sentir à l’intérieur du roman d’un autre, en l’occurrence à l’intérieur d’un livre de Robert Walser. Il était peut-être poétique de penser que, de la même manière que dans La Promenade, il se faisait tard et tout devenait noir, mais il me semblait plus opportun que celui qui avait écrit le livre, autrement dit Walser, vive ce moment et non pas moi ».

Enrique Vila-Matas entre dans ce livre à pas de velours, comme s’il traversait un miroir s’ouvrant sur un second, puis un troisième, c’est Alice au Pays de l’art contemporain. Et s’il lui arrive de se poser, c’est pour ronronner de sa cabane à mots et douter de ce qu’il est en train de vivre, ou d’écrire. L’écrivain pratique l’art de la suspension, du mouvement, du retrait, du doute, du saisissement de l’instant, face à son corps qui parfois se met en retrait et à l’art contemporain qui au détour d’un chemin ou d’une rue s’impose à sa vue et à son imaginaire. Dans un réel bonheur complice (sa rencontre avec son amie Sophie Calle), au centre de la gravité (Study for Strings de Susan Philipsz), dans La dernière saison des avant-gardes qui toujours recommence.

« J’ai pensé au monde de l’été, au monde des morts et des naissances, au monde des collapsus et des rétablissements, des tempêtes et des accalmies : le cycle infini des idées et des actes, de l’invention infinie, de l’expérimentation en principe perpétuelle ».
L’expérience contemporaine de l’écrivain, car c’est de cela qu’il s’agit, tisse un roman lumineux, fait de mille fausses pistes, d’éclatants retournements, de musiques, d’installations, de hasards joyeux et douloureux, d’éclats de rire, de changements d’identités, de fatigues, et d’une causerie de haut vol, où l’écrivain se livre au jeu des combinaisons hasardeuses, sans jamais se prendre au sérieux.
« J’ai continué en parlant des écrivains contemporains, dont j’ai dit qu’on peut affirmer qu’ils s’appellent tous Wyatt et ont en principe hérité de la flamme du sacré en littérature, mais rares sont les fois où l’on peut vérifier qu’ils sont vraiment Wyatt ».

Philippe Chauché 

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