dimanche 21 décembre 2014

Philippe Annocque dans La Cause Littéraire





« Donc, si j’ai bien compris le programme, dans dix jours, je meurs ».
 
Le narrateur de cette fiction échevelée change de peau, de sexe et passe de vie à trépas avec une facilité déconcertante. Tout est follement sérieux et sérieusement décalé dans cette Vie des hauts plateaux. Chaque petite histoire tient dans un mouchoir de poche. Chaque courte excursion romanesque est comme la pièce d’un puzzle qui se suffit à elle-même, même si rien ne nous empêche de vouloir lui trouver sa place dans le tableau général et méticuleux de la fiction, car toutes se répondent et s’emboitent. Philippe Annocque fourmille d’idées et de projets pour ses personnages mouvants. Idées et projets qu’il prend à la lettre et met en œuvre en deux phrases trois mouvements. Pas étonnant que cette fiction assistée soit née sur son blog, au jour le jour. A chaque jour suffit son histoire, d’où quelle vienne, très conscient de n’être pas à moi seul l’auteur de mes livres (se croire complètement l’auteur n’est à mes yeux qu’une illusion)*. Il s’en joue et en joue, qu’il aille à la pêche, qu’il meure, qu’il se marie, ou qu’il fasse un enfant à sa nouvelle épouse. Tout n’est que jeu, jeu du réel et de l’absurde.
 
« Il faut le savoir : quand on a une casquette, c’est pour la vie. On fait son sport avec. On nage avec. On dort avec. On prend sa douche avec. On fait l’amour avec. On meurt avec.
Je parle de casquette parce que j’en ai une ; mais avec un chapeau melon, c’est pareil ».
 
Philippe Annocque joue à cache-cache avec le réel qu’il imagine sous l’éclairage à la fois de l’Oulipo et du Surréalisme, dans ce que ce dernier a de plus réjouissant, son humour noir. On ne peut s’empêcher de voir dans ces histoires minuscules des matières en fusion, des exercices littéraires joyeux et décalés, à la manière des Papous dans la Tête, mais sous ces transformations à vue, sous ces brillantes esquisses loufoques se cachent également des tensions plus profondes qui hantent le(s) narrateur(s) de cette Vie des hauts plateaux.
 
« Ma précédente femme était noire. Bien sûr, que je l’avais choisie pour sa couleur (et puis aussi, et surtout : parce qu’elle passait par là, évidemment). Je voulais voir si nous aurions des enfants vert foncé, pour changer. Et bien non : ils étaient soit noirs comme elle, soit vert clair comme moi. C’est comme ça que ça marche. J’ai du renoncer à avoir des enfants vert foncé ».
 
Philippe Annocque est un fabuliste, qui écrit dans une langue souple et simple, avec la simplicité de l’évidence*, et qui a un sens aigu de la chute et de la tragi-comédie, j’ai l’impression que nous vivons pris dans un perpétuel hiatus entre l’évidence et l’opacité du monde, et c’est quelque chose de cet ordre que je souhaite faire sentir*. Les situations qui alimentent ses histoires sont fantomatiques, étranges, surprenantes, troublantes, follement drôles, comme saisies sur le vif d’un réel irréel, reflétées dans un miroir qui a réfléchi à deux fois avant de renvoyer leur image, comme dans les films de Buñuel.
 
Après La vie mode d’emploi, la voici venue des hauts plateaux, un exercice d’équilibriste qui a le bon goût de ne pas se prendre au sérieux.
 
« Finalement je ne suis pas mort. La vie s’est arrêtée avant ma mort. Deux jours avant ma mort pour être précis ».
 
* l'auteur à son éditeur
 
Philippe Chauché
 
 

dimanche 14 décembre 2014

Dubuffet - Moreau dans La Cause Littéraire


« … voilà des siècles (des siècles elliptiques) que mes mots bégaient “peinture”, “peinture”. Je pense cette fois que c’est la vôtre qu’ils voulaient dire. Une couleur, une forme qui soient tribales, tripales, qui résument avec des dévergondements, des commencements de gâchis rattrapés par le feu, la torture nue du destin », M. M. à J. D. 23 février 1969.
 
« Votre lettre tournoyante et trépidante comme un vol de papillon dans le rayon d’un phare. C’est la danse du oui-non, de la visée-vision, de l’ébullition gelante. Votre lettre jaillissante en figure d’éruption, d’explosion. Je suis grandement touché de l’affection qu’elle me manifeste », J. D. à M. M. 8 avril 1969.
 
Après Personne n’est à l’intérieur de rien (Jean Dubuffet, Valère Novarina) recensé ici même, voici un nouvel opus de correspondances entre le peintre et un écrivain. Marcel Moreau, auteur des hauteurs, écrivain du risque permanent, de la mise en danger de la phrase et du corps. Ma main qui éprouve la chaleur de mon corps en mesure à la fois la finitude et la toute-puissance (Les arts viscéraux).
 
Les deux artistes vont échanger une soixantaine de lettres de 1969 à 1984, des lettres qui circulent comme du sang dans les artères du temps, au rythme des publications et des expositions. Lettres admirables d’admiration réciproque, lettres vives et précises, lettres de feu : vous enflammez tout sur votre vaillant passage, vous donnez à la vie son sens et son éclat, Mon adhésion à vos griffures, à vos nervures, à vos cassures, lettres de résistance aux têtes molles, lettres d’énergie vitale, car l’art est là, dans chaque ligne échangée, brut, vivant, survivant, résistant à la pensée mortifère.
 
« Lorsque je pense à votre œuvre en expansion permanente (verticale, horizontale, oblique, giratoire), mon enveloppe mentale se dilate », M. M. à J. D. 24 novembre 1971.
 
« Mon violon se réjouit très fort de rencontrer si enflammé archet », J. D. à M. M. 26 novembre 1971.
 
Jean Dubuffet, peintre des empreintes et des monolithes n’a cessé de correspondre avec des écrivains qui ont croisé son destin d’artiste en mouvement perpétuel : Raymond Queneau, Claude Simon, Witold Gombrowicz, Alexandre Vialatte : le jardinier du Grand Magma, Jean Paulhan, Gaston Chaissac, le peintre de la Neuve Invention, attentif au vif du sujet et aux hasards objectifs, au Drame de la vie Je vous ai envoyé cet été au moins 83 pneumatiques mentaux, 42 lettres télépathiques et 21 cartes en pensée… (Valère Novarina), et aux frissons des arbres : vos forêts sont entrées en moi par les racines(Marcel Moreau).
 
« J’admire très fort l’ardeur qui flamboie dans votre pensée et la prodigieuse mise en œuvre du langage qui la véhicule », J. D. à M. M. 8 mai 1979 à propos du Discours contre les entraves.
 
« J’ai un jour rêvé que je faisais un livre avec vous. Moi le texte, vous les dessins. Vous les dessins, moi le texte », M. M. à J. D. reçu le 16 novembre 1979.
 
Ce livre rêvé ne verra jamais le jour, le peintre est occupé à de petites peintures (où plutôt des assemblages de morceaux découpés dans les peintures) qui ne peuvent déboucher sur un livre, puis à sa biographie. L’écrivain ne cesse d’écrire, d’être publié et parfois refusé, sans jamais se départir de son être écrivaindans le déploiement des espèces langagières en liberté. Les deux artistes réunis par leur farouche opposition à l’asphyxiante culture.
 
Philippe Chauché
 


vendredi 5 décembre 2014

Du Chambon dans La Cause Littéraire





" En regagnant le parking, il souriait. Il se sentait comme un passager clandestin. Qui aurait pu devenir ? Yugurthen Saragosti, juif et berbère, inspecteur de police au commissariat du 1er arrondissement, suivait les préceptes des sages ismaéliens, et d’un groupe de prière animé par des soufis. Parfois même, déguisé, il se rendait à la mosquée, pour garder le contact. Et d’autres fois il se rendait à la synagogue. Certains jours, Dieu était là ».

La littérature noire est toujours une question de style, de personnages et de langue. Marseille et Paris en savent quelque chose. Elles ne s’opposent pas seulement sur les terrains de football – le style, sur le climat, le mistral affute l’imagination, le soleil la fixe. Mais aussi sur le territoire des opérations, enquêtes, meurtres, vols, truands, dealers et flics – la langue. Marseille ou la démesure des règlements de compte, vieux souvenir de la French Connection, comme si parfois les voyous se prenaient pour des personnages du Parrain, de la folie, qui est tout sauf douce, dans la violence mafieuse. Dans les années 90, Montale ne pouvait opérer et rêver qu’entre le Panier et le Vieux-Port.
 
Yugurthen, nouveau venu dans le paysage, se glisse dans son ombre, protégé par Notre Dame de la Garde, et un maître Soufi. Izzo, à son corps défendant est devenu la statue du Commandeur du polar marseillais, Chambon le sait, mais il a le talent de s’en éloigner d’un coup d’aile, comme une mouette de la Pointe Rouge, sans jamais le perdre de vue. Yugurthen est un flic presque comme les autres, armé et souriant, têtu et drôle, colérique et stratège, un flic qui ne s’en laisse pas compter, il a la loi pour lui, mais aussi le style et la langue.
 
« D’où peut parvenir une idée de génie ? On prend son temps, on laisse vagabonder sa pensée : on est choisi, on ne choisit pas ; on ne cherche pas, on trouve, selon le célèbre mot de Matisse que Picasso prétendait sien ; on se laisse dériver, glisser, partir au fil de l’eau. Les poètes le savent. Les autres gens le savent moins ».
 
Yugurthen va se laisser glisser au fil de l’eau de l’enquête sur la mort violente de Sadak. Un Maghrébin retrouvé près des Arnavaux, peu d’indices d’entrée de jeu, mais petit à petit un écheveau de signes et de personnages : une carte postale ancienne de Marseille, un certain N2C, monsieur Je-Sais-Tout de la pègre locale, un vrai faux poignard Corse, un dealer, un notable, un flic véreux, un faux témoignage, une prostituée. Des pistes qui se croisent, et s’entremêlent, des mensonges et des aveux qui se tissent et débouchent sur des éclaircies et sur Mélodie qui va en quelques regards mettre en musique la nouvelle vie de Yugurthen.
 
« Le mois de septembre venait de s’ouvrir, tout chaud, et Marseille s’éveilla, encore toute chaude et duveteuse du sommeil de l’été. Yugurthen se sentait heureux, content, prêt à parcourir les cieux de Provence en Deltaplane ».
 
Bertrand du Chambon déploie son roman avec le talent d’un joueur de poker, prenant le temps de dévoiler une à une les cartes qu’il tient en main, les pires comme les meilleures, et son intrigue blanche et noire tient dans ce dévoilement, jusqu’à la mise sous les verrous du meurtrier de Sadak, du moins de celui qui s’en accuse. Yugurthen n’est dupe de rien et de personne, même s’il se fait parfois rouler dans la farine, il ne s’en laisse pas compter, et se prend souvent très au sérieux, en flic lettré certes, mais en flic sans fard.
 
« – Mais qu’est-ce que j’ai fait pour que vous me… ?
– …Me haïssiez ainsi ? Justement, tu ne m’as rien fait, mais je te déteste. Je hais les dealers. Vous attirez les minots dans la poudre et vous les tenez comme un poussin dans la pogne du chasseur. Vous niquez leur vie jusqu’à l’os ! Pour moi, vous êtes pires que des pointeurs car, eux, ils niquent les gosses qu’une ou deux fois ! Vous, les dealers, vous niquez les gamins pour la vie ».
 
La littérature noire marseillaise peut donc compter sur un nouveau flic, même si à la fin du roman, il prend le large, elle peut compter sur un flic de l’entre deux, entre les deux rives de la Méditerranée, entre vérités et mensonges, passions et justice, un flic presque comme les autres, comme Marseille est une ville presque comme les autres.
 
« Le soleil n’avait pas trop voulu s’attarder sur Marseille. A peine le port et les gros chats blancs et noirs que figuraient les ferries se furent-ils réchauffés sous ses rayons bienfaisants qu’il s’en fut, sans doute pour assécher l’Afrique de l’Est et autres contrées bénies. Le soleil brille où il veut, songea Volpellio ».
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/yugurthen-bertrand-du-chambon

mercredi 26 novembre 2014

Aristote dans La Cause Littéraire



Parions pour commencer qu’il s’agit là d’un bain de Grèce, comme l’on parle d’un bain de jouvence, où la vitalité du penseur de Stagire gagne par strates celle du lecteur. Une nouvelle vitalité portée par le Temps et son déroulement, par ses successifs traducteurs, commentateurs, « le maître de ceux qui savent » pour Dante, et passeurs. Parions qu’une pensée molle, comme certaines têtes, ne résiste pas à ce passage du Temps, et qu’à l’inverse, une pensée dure – qui embrasse l’éthique, le politique, la physique, la métaphysique et la mathématique – ne cesse de prouver son actualité, notamment par son étude précise de la multiplicité du réel. Aristote, « le philosophe », est cela et plus encore, et cette édition de la Pléiade des Œuvres le vérifie par la vérité de l’œuvre mise à jour dans l’organisation de son Corpus, la mise à l’épreuve du réel par l’Athénien, et la finesse de sa mise en lumière par les nouveaux passeurs-traducteurs que réunit Richard Bodéüs.

De La Vertu et du Milieu : « Ainsi, quiconque s’y connaît fuit (alors) l’excès et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et c’est lui qu’il prend pour objectif. Et ce milieu n’est pas celui de la chose, mais celui qui se détermine relativement à nous. Dès lors, si c’est ainsi que toute connaissance réussit à remplir son office en gardant en vue le milieu et en œuvrant dans sa direction – d’où l’habitude de déclarer, à propos des œuvres réussies, qu’on n’y peut n’y retrancher ni ajouter quoi que ce soit, dans l’idée que l’excès et le défaut ruinent la perfection, tandis que la moyenne la préserve –, et si, de leur côté les bons artisans, comme nous le disons, l’ont en point de mire lorsqu’ils travaillent, mais que la vertu, comme la nature, surclasse toute forme d’art en rigueur et en valeur, alors la vertu est propre à faire viser le milieu ». Ethique à Nicomaque – La Vertu – traduit, présenté et annoté par Richard Bodéüs.

Parions, pour poursuivre, que l’élève de Platon, lu par Montaigne, qui ne se privera pas de le critiquer avec la vigueur qu’on lui connaît, lu et relu par Heidegger qui n’a cessé de se penser en Etre Grec, lu aussi par Clément Rosset, ce qui n’a rien de surprenant pour le penseur du réel, parions donc que ses Œuvres ici rassemblées, et pour une grande part retraduites, vont pour le moins dissiper quelques malentendus, ou plus radicalement quelques mal-lus. Le savant succès d’Aristote ne change rien à l’affaire, on peut même dire qu’il l’aggrave, tant l’empreinte est puissante, étouffante, privant par son ombre portée tout lecteur épris de lumière, même accidentelle, il suffit donc de la contourner pour la voir réellement, comme si la réalité du philosophe devait pour bien se lire se voir de biais.

La vertu parfaite et l’homme de bien : « Pour qui allie beauté et bonté, par conséquent, les mêmes choses, en l’occurrence, sont à la fois avantageuses et belles, tandis que pour le grand nombre, il y a là désaccord, car les choses bonnes dans l’absolu ne le sont pas pour le grand nombre aussi, mais le sont pour l’homme de bien, et pour qui allie beauté et bonté, ce sont aussi de belles choses. C’est en effet à cause d’elles que lui exécute de belles actions en grand nombre, alors que celui qui croit devoir posséder les vertus en vue des biens extérieurs, c’est par accident qu’il exécute de belles choses. L’alliance du beau et du bon est donc vertu parfaite ». Ethique à Eudème – La vertu parfaite – traduit et présenté par Richard Bodéüs et annoté par Louise Rodrigue.

Parions une nouvelle fois que le philosophe de l’expérience sensible gagnera à être lu et relu en papier bible, ce qui au bout du compte lui va bien. Parions que cette œuvre savante et savoureuse se lira en toute liberté, sans que sur elle ne pèsent quelques doctes commentaires qui n’ont cessé de l’accompagner depuis des siècles quitte à la priver de ses nerfs et de ses muscles. Misons surl’étonnement admiratif que procure la lecture pas à pas et ligne à ligne d’Aristote.

Du plaisir et des arts d’imitation : « Puisque apprendre procure du plaisir tout comme admirer, sont aussi forcément agréables les choses telles que celles-ci : les arts d’imitation, comme la peinture, la sculpture, la poésie, et toutes les bonnes imitations, même si l’objet imité n’est pas lui-même plaisant ; car ce n’est pas cet objet qui réjouit, mais on infère qu’il est comme ça, si bien qu’à l’occasion on apprend quelque chose à son sujet. Sont aussi agréables les évènements imprévus et le fait d’échapper de peu à des dangers, tout cela suscitant, en effet, un étonnement admiratif ». Rhétorique – Du plaisir – traduit et présenté par André Motte, et annoté par Vinciane Pirenne-Delforge et André Motte.

Philippe Chauché 

lundi 24 novembre 2014

Eric Laurrent dans La Cause Littéraire





« (C’est pourquoi) il me semble que j’étais destiné, dans le fond, à l’adoption plutôt qu’à la génération. Il était dit que je n’allais pas donner la vie, mais que j’en sauverais une.
Je ne ferai donc pas souche, mais greffe ».

Berceau est le récit de cette greffe. L’adoption de Ziad ne sera pas simple, elle passera non sans mal à travers le filet du grand projet de réislamisation des sociétés arabes, par rejet des idéaux séculiers du monde occidental, lancé par les Frères musulmans, le « Printemps arabe » est aussi passé par le Maroc. Durant plus d’un an, l’auteur et sa compagne vont quotidiennement voir et accompagner à la vie leur enfant en devenir. Berceau est ce récit à prendre à la lettre, comme l’on prend à la lettre les romans de l’écrivain.

« Ayant donc compris que j’étais un homme de lettres, autrement dit que les mots exerçaient sur moi une puissance de séduction, Ziad s’est toujours fait fort de me parler, et cela très tôt. Les premiers temps, il n’était pas rare que, ce faisant, des bulles lui vinssent aux lèvres. Enfermeraient-elles des mots ? me demandais-je alors, penché au-dessus de son visage, la main placée en cornet autour du pavillon de l’oreille ».

Berceau est cette bulle qui s’élève à mesure qu’avance le récit. Une bulle vivante, vivifiante, transparente, troublante, touchante, souriante, effervescente. Une bulle de mots et de phrases qui témoigne tout autant de l’attente de l’adoption autorisée et définitive, que de sa transcription littéraire. La littérature l’emporte toujours ici, comme ailleurs, face à l’arbitraire ancien ou nouveau. Ce récit est le roman de l’enfant devenu, sous le regard et la plume du père-narrateur. L’enfant devenu, Ziad, ignore encore toute la foisonnante richesse du style de son père, cette phrase tissée d’éclats de nacre et d’or comme un lever de soleil sur l’Atlas. Cette grâce du savoir et de la saveur du mot qui en épouse un autre pour enfanter une phrase.

« Il est vrai que les fées se sont penchées sur son berceau : carnation soyeuse, au teint de caramel ; crâne d’une rotondité parfaite, de l’occiput jusqu’au bas du front ; grands yeux noirs aux longs cils curves et moirés ; lèvres charnues et mignardement ourlées – Ziad est sans conteste un enfant magnifique. Il est en outre extrêmement gracieux ».

Berceau est sans conteste un récit extrêmement gracieux, dans sa joie et sa gravité, béni par des fées attentives au destin de l’enfant devenu, de l’écrivain et de sa compagne, témoin d’un instant du temps raconté et de l’Histoire marocaine vécue. Récit qu’illumine le regard de l’enfant Ziad, éclair qui dilate l’attente et emballe les cœurs des parents devenus.

« C’est l’odeur du monde que je transporte avec moi, le parfum de l’ailleurs ».

On ne pouvait imaginer plus beau berceau pour l’enfant devenu, la langue française, terreau de cette greffe qui est en train de prendre vie.

Philippe Chauché 


 

vendredi 21 novembre 2014

Montaigne et Marie Le Jars de Gournay




« C’est alors que… – et là est le pouvoir du récit, ou le destin d’un Grand Homme – c’est alors qu’il découvre sur le guéridon la lettre de Marie Le Jars de Gournay. A 16 heures précisément, son cœur se met à battre à la volée. La lettre d’une jeune femme : Cher Maître, Michel est flatté, j’ai vingt-trois ans et j’ai tout lu de vous (Il y a une légère confusion orthographique entre “lu” et “bu”, Michel préfère y lire “bu”) ».
 
C’est alors que… c’est alors que la foudre frappe le moraliste. Un nouveau coup de foudre, d’une toute autre nature que celui provoqué par la rencontre avec Etienne de La Boétie, d’une nature plus charnelle. Marie de Gournay a lu et ne cesse de lire les Essais, Andréa Marot, projection romanesque de Claire Tencin, en sait beaucoup sur Montaigne, mais très peu de Marie, cette femme savante. Au hasard des rencontres, elle est saisie par l’histoire de cette fille par alliance et son Proumenoir de Monsieur de Montaigne, miroir où se déploie l’arc électrique de la passion amoureuse. Les Essais électrisent Marie de Gournay. Elle ne cessera de vouloir vérifier si le corps de Montaigne peut s’accorder à cette admiration, comme celui de l’amant de Bordeaux d’Andréa. Il y a de l’électricité romanesque dans l’air, et Claire Tencin va en quelques éclairs saisir ce qui s’est joué entre le Maître et son élève et ce qui se joue entre Andréa et son professeur. Quand j’admire, j’admire, quand j’écris, j’écris, quand j’aime, j’aime, le réel est toujours à prendre à la lettre et au sérieux.
 
« Cette jeune âme l’effleure comme la brise, l’emmène dans sa fantaisie, le délivre de lui-même, de cet objet sur lequel il s’est penché quotidiennement pendant presque vingt ans. Au fond, il attendait cette délivrance depuis la mort d’Etienne ».
 
Montaigne et Marie, question de phantasia, d’apparition, d’apparence, mais aussi de tempo libre. Marie de Gournay ne cessera sa vie durant de s’y accorder, et de vivre intensément l’indépendance absolue du corps et de l’âme, sous le vent léger et troublant des Essais qui ne cessera d’effleurer ses livres. Marie et Andréa, sœurs lettrées savent que la plus belle des conspirations est celle du trait de la pensée au galop du corps. L’une a passé sa vie à le vérifier, l’autre s’y emploiera le temps du roman. Montaigne enveloppé dans sa retraite, dans sa librairie, ne dira rien de cette fantaisie dans le château de Gournay, de cette victoire sur la mortde ces noces clandestines, suivant la destinée de ses Essais, les complétant, les perfectionnant jusqu’à sa mort, sans jamais pourtant oublier sa fille d’alliance.
 
« Ces trois mois au château de Gournay l’ont ragaillardi, c’est un fait. Il a cessé de songer à la mort. Sa douleur est devenue moins cruelle. Durant ces trois mois, Michel viendra et repartira. Le duo corrige inlassablement les Essais. En catimini, le Proumenoir de Michel de Montaigne s’invente dans l’esprit échauffé de Marie. Elle sait déjà qu’elle l’écrira pour lui ».
 
Aimer et ne pas l’écrire, est le roman gracieux de cet échauffement, de cette rencontre étourdissante, entre le moraliste, son élève, et Andréa Marot, dont le nom apparaît en lettres noires sur un panneau signalétique à quelques centaines de mètres du domaine de Montaigne, c’est sûr, il y a quatre siècles, ils se sont connus ici.
 
Philippe Chauché
 

samedi 8 novembre 2014

Brendel dans La Cause Littéraire







« Attaque -  Il existe peut-être des interprètes qui préparent une attaque, une attaque contre le public. Le son du piano leur rendra la monnaie de leur pièce.

Tenons-nous-en à des mots plus aimables, comme touch et toucher.

Que l’on me comprenne bien : on peut avoir un grand jeu, et même un jeu immense, sans enfoncer le son à travers les touches comme avec un couteau. »

D’Accents à Zarzuela pour piano seul, en passant par Danse,  Fantaisie et Scarlatti, Alfred Brendel livre ici son petit abécédaire d’un pianiste, un pianiste qui n’a cessé et ne cesse d’être au cœur même de la musique, que ça soit avec Mozart, Haydn, Schubert, Liszt, ou Beethoven. Il faut le voir jouer la fantaisie après une lecture de Dante de Liszt, ce précurseur radical de la modernité,  le voir danser devant une partition de Bach face à son élève le jeune Kit Armstrong dans le film de Mark Kidel, et le lire.

« Caractère – Mettons aussi en garde les musiciens qui construisent tout sur le sentiment : même si nous reconnaissons celui-ci comme le point de départ et le but de la musique, nous ne devons pas oublier que seul le contrôle, le filtre de la raison, permet l’œuvre d’art. Alors seulement, le chaos devient ordre. »


« Contrôle – Je partage l’opinion de Robert Musil qui, dans L’Homme sans qualités, fait exprimer par Ulrich, son antihéros, l’idée d’un « secrétariat général pour la précision et pour l’âme ».

Que l’on de s’y trompe pas ce petit livre n’est pas réservé qu’aux musiciens plus ou moins accomplis, il s’offre également aux mélomanes amateurs, curieux des rapports qu’entretien le pianiste aux grosses lunettes d’écaille avec son et ses pianos, les grands maîtres - la grandeur, le génie et la maîtrise sont des mots dont mon vocabulaire ne peut faire l’économie - ou simplement la musique, cette musique qu’il a servi avec le sérieux des hommes de fantaisie,  au plus haut point de l’interprétation. Alfred Brendel homme de notes, est aussi écrivain, poète, fin connaisseur de la littérature, un lettré Con gusto : Jadis on avait du goût, désormais on a des goûts, mais dites-moi, où est le goût de ces goûts ? (Schiller).

« Interprète – Une définition antique affirme que les rhéteurs doivent enseigner, toucher et divertir. L’interprète est un rhéteur. Il doit donner des normes au public, et non jouer vers lui en abaissant le niveau. Il doit nous émouvoir, mais  ne doit pas exhiber ses sentiments comme sur un plateau. Et il ne doit pas avoir peur d’être distant et léger, comique et ironique quand la musique l’exige de lui. »


http://youtu.be/6rxU31_CGV4
Rigueur absolue du pianiste de goût dans ses interprétations et dans cet Abécédaire d’un pianiste, précision des remarques et des analyses, justesse du tempo, élégance du propos, qu’il touche à  un compositeur, l’orchestre ou l’interprétation, Alfred Brendel en musicien inspiré livre là, un petit livre qui lui ressemble.

Philippe Chauché


 http://www.lacauselitteraire.fr/l-abecedaire-d-un-pianiste-un-livre-pour-les-amoureux-du-piano-alfred-brendel









dimanche 2 novembre 2014

Thinez dans La Cause Littéraire




« En retard pour l’école, Jean Thinez court de toutes ses jambes d’enfant. Allez Zátopek lui lance un voisin au passage. Jean Thinez accélère. »
 
« Tout dans la course est révolution, le circuit qui ramène invariablement au point de départ, les jambes et les pensées, tout tourne en rond. »
 
Après La Chanson du Mal-Aimant de Jean-Louis Bally (recensé ici même), les Editions Louise Bottu publient un nouvel opus sous Contraintes. La contrainte est ici un tweet, 140 signes et 140 tweets pour faire gazouiller les lendemains, qui on le sait ne chantent plus depuis bien longtemps. Marc-Emile Thinez a plus d’un tour dans les tweets qu’il attribue à Jean Thinez, son double romanesque, et sous ses chaussures de sport. S’il court ce n’est pas pour distancer le vieux monde, c’est pour forger son âme tout en musclant ses mollets et ses aphorismes, sans manquer entre deux accélérations d’en rire.
 
« La course est automatisme. Les jambes tournent, l’esprit vacant. Le sage, Montaigne et le champion le disent, lorsqu’on court on court. »
 
« Répété à l’envi, n’importe quel geste. Courir, tourner les pages, écrire… Tout geste, quel qu’il soit, par sa répétition recrée le monde. »
 
« Adieu transition, Conseils, autogestion… L’idée de Révolution d’année en année s’améliore. Comme Sylvie Vartan. J. Thinez, fan de variétés. »
 
Jean Thinez met la Révolution au risque de ses tweets, de la course à pied, et inversement, ce qui ne manque pas de piquant. Il court, il tweete, le furet des temps modernes, passe par Montaigne, repasse par Marx, Cioran – grand spécialiste de la propulsion de l’aphorisme -, sans oublier Céline et ses tweets de châtelain, Echenoz et son Zátopek, dont le corps au carré se glisse entre les pages. Il s’amuse des répétitions de l’Histoire, des illusions,  du bavardage, et des écrivains qui croient filer droit vers leur destin, alors qu’ils tournent en rond sur leurs phrases, ce qui pour un coureur à pied est une aubaine.  
 
« S’identifier à l’homme archaïque et à Jean Thinez, se voir en Emile vu par Jean Echenoz, citer à tout va… ce qu’on appelle être singulier. »
 
« Tu peux toujours courir disait Jean Thinez qui ajoutait, le point de départ n’est pas l’origine. Tourner en rond vers l’objectif imaginaire. »
 
« Un jour l’Histoire ne repasse pas les plats ; le lendemain elle se répète… On ne sait plus quoi inventer pour se faire bien voir du Temps. »
 
Marc-Emile Thinez ne cherche pas midi à quatorze heures, la contrainte des 140 signes l’amuse, il ne pose pas pour la postérité, c’est la postérité qui lui tourne autour. Il n’invente pas un genre littéraire nouveau, tel un coucou il s’ébroue dans l’art du roman bref,  avant de reprendre sa course en 140 foulées, et de le laisser tout froissé.
 
Philippe Chauché

jeudi 30 octobre 2014

Marc Pautrel dans La Cause Littéraire





« A chaque fois, les premières semaines, avec les hommes elle essaie de garder ses secrets. Mais ces secrets sont trop lourds et les évidences sont là, impossibles à dissimuler : elle n’a plus ses parents. Elle ne dit pas qu’ils sont morts, ou disparus, ou qu’elle les a perdus, non, elle dit : Je ne les ai plus. Ou parfois, plus violemment encore : Je n’en ai pas, comme si ses parents avaient été à jamais inconnus, ce qui n’est pas le cas puisqu’elle porte leur nom ».
 
Si Marc Pautrel était musicien, nous pourrions dire de lui qu’il marche sur les pas de Paul Bley, concision, précision, immersion dans la mélodie, dans sa structure, ses échos, richesse de l’harmonie, qui montent de son clavier comme une brise légère venue du large. Si Marc Pautrel était peintre, nous pourrions évoquer les dessins de Matisse, feuilles, arbres, visages de femmes, natures endormies, ligne pure, trait blanc, net, face à face avec le modèle, travail permanent sur le motif.
 
Marc Pautrel écrivain, et donc musicien et peintre, est saisi comme Osiris par la puissance magique des mots et des phrases, leur faisant tout simplement dire ce qu’ils ont à dire, du temps et d’un corps qui sombre, se relève, s’élève, jusqu’au rêve de la délivrance. Son Orpheline ne cesse de parler en même temps que les larmes lui viennent. Ses mots : la perte, l’absence, mais aussi l’exil, l’isolement, et par instants, l’embrasement du motif : les Landes, ses arbres, l’océan, le Mexique, son petit autel édifié sur une colline pour la Nuit des Morts, ses rêves, son amoureux mathématicien et le tremblement permanent de son enfance.
 
« Elle est au bras de son amoureux, le temps s’est arrêté, elle est heureuse. Le couple passe devant une vigne vierge agrippée au mur de pierre d’une des propriétés qui longent la rivière, les feuilles en cette saison sont devenues écarlates, on dirait qu’elles s’enflamment, elle veut prendre en photo son compagnon devant cette vigne vierge mais il refuse et la prend, elle, en photo, superbe chevelure noire découpée sur le rouge du feuillage, les yeux sombres allumés comme des feux ».
 
Marc Pautrel, écrivain, a l’attention, la précision d’un musicien et d’un peintre pour harmoniser ce portrait de femme, Orpheline, hantée par la perte de sa mère et les reproches anciens qui ont fissuré son âme, et qui avec l’alternance métrique des marées et des vagues recouvrent son corps d’écume blanche. Après l’esprit de la forêt qui illuminait L’homme pacifique, la femme d’Orpheline est traversée par d’autres esprits des lieux. Marc Pautrel n’écrit pas de nulle part, mais de ce territoire entre terre, dune et océan, territoire d’écrivains – Montaigne, Mauriac, Sollers, Veilletet, Manciet – où le tressaillement des corps s’accorde à celui de la nature, des larmes comme un Mascaret qui inonde le visage de son Orpheline.
 
« Elle entend les oiseaux dehors qui continuent leur concert perpétuel, dialogue entre les merles et les pies, les martinets et les pigeons, les moineaux, les mésanges, elle les reconnaît tous. Ils ont été son plus grand bonheur, avant les voyages, avant les hommes, avant la musique, avant le soleil, avant les fleurs, et les fruits, et tous les arbres du printemps, les oiseaux et seulement eux ».
 
Vitalité du style, de cette manière si particulière, si attentive, patiente, précieuse, délicate, de Marc Pautrel écrivain. Ses romans sont toujours très courts – leçon  de courtoisie –, vifs, concentrés sur son récit qu’il tient en main comme la bride d’un cheval de course. L’Orpheline comme Polaire ou Un voyage humain sont nourris de cette ambition romanesque : dire peu pour dire vrai. Choisir avec une belle précision romanesque chaque phrase et croire dans leur équilibre, qui révèle l’Orpheline, son destin, ses passions, ses terreurs, ses rêves, ses joies, ses éblouissements, et cette révélation est à prendre au mot. L’Orpheline est là, d’une présence renversante, motif vivant. Marc Pautrel porte à ses phrases la même attention qu’un musicien aux notes qu’il glisse dans sa grille harmonique, la même passion qu’un peintre déploie dans son dessin face à son motif.
 
Philippe Chauché
 

lundi 20 octobre 2014

Prague, faubourgs est, dans La Cause Littéraire





 
« J’étais parti. Quand tout était devenu trop confus dans ma tête. Une sorte de déserteur. Déserteur au temps du fleurissement de la nation. A l’arrivée des magnats allemands, des investisseurs américains, des émissaires européens, du vent de la liberté, des foules libérées en costume-cravate, des grosses berlines, des crédits à la consommation, des Tesco ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, j’étais parti. »
 
Marek, le déserteur, revient, comme l’on revient toujours sur les lieux du crime. Il a vécu sous la glace communiste, puis au centre de La Révolution de Velours, avant d’aller voir ailleurs, ce qui s’y danse, de l’autre côté de l’Atlantique. Il revient à Prague, pour y saisir ce qui s’y trame, y retrouver Jakub et Katarina, ce passé ensorcelé que le temps précipite dans une dérive qui ne débouche sur rien, sauf sur quelques frémissements de nostalgie. Le Théâtre des Opérations n’a pas vraiment changé, on y boit toujours beaucoup, la drogue circule, les corps se vendent et se louent en plein jour. Les personnages de Timothée Demeillers ne croient plus à grande chose, ils dérivent entre deux arnaques, et trois mauvaises passes. A croire que tous les malfrats de l’Est se sont installés à Prague, à croire que tous les promoteurs véreux de la planète s’y sont donné rendez-vous, à croire que le velours de la révolution cachait en ses trames des lames de rasoir, et ce n’est pas le Roi qui est nu, mais son peuple.
 
« Du lait, c’était du lait. De la farine, de la farine. Du poulet, c’était du POULET merde, pas de l’émincé de volaille aux herbes de Provence et à la truffe blanche d’Alba. Mais tous voulaient du choix, de la couleur, et puis des ingrédients exotiques. Alors ils ont pris leurs clefs, leurs drapeaux, et ils sont sortis faire du bruit, faire tomber ces dinosaures qui trônaient là-haut, sans partage et sans compassion, dans des sphères grises et poussiéreuses depuis Mathusalem. »
 
Timothée Demeillers a trempé sa plume dans le vitriol pour écrire ce premier roman, marchant sur les pas de Thomas Bernhard avec la même souplesse de style. Et s’il y a de la matière à Prague, la manière de s’en saisir en fait un roman acide, terrifiant, volcanique, dont les phrases retombent en mille éclats acérés, comme des mines anti-personnelles. Prague à la dérive et son faubourg est ravagé comme le sont ces hommes qui s’enlisent dès le petit matin aux comptoirs des cafés.
 
« (Pourtant), quinze ans plus tard, ces mêmes beautés florissantes, gracieuses et agiles avaient fané avec le temps, et s’étaient enracinées au paysage, composant, au même titre que la flotte, le béton, le gris, les capotes, les vieux toboggans, les skinheads et les seringues, un bien triste tableau de désolation urbaine. »
 
Marek le déserteur va repartir comme il était venu, une dernière désertion qui sera la bonne, Jakub et Katarina à jamais enfouis dans ses souvenirs, glacés comme son quartier du faubourg est aux prises avec de nouveaux acteurs de l’Avenir Radieux. La ville sombre comme sombrent les ombres portées de ces jeunes gens pressés d’en finir avec l’ancien et le monde annoncé. Prague, faubourg est, est un livre racé, un tremblement littéraire qui n’en a pas fini de précipiter les corps et les âmes de ses personnages dans un volcan en perpétuelle irruption.
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/prague-faubourgs-est-timothee-demeillers

vendredi 17 octobre 2014

Rentrée Littéraire






« Ainsi c’est Frankenstein qui m’apprit à mourir et à renaître. C’est sa mort, dans les eaux glacées fictives d’une scène, qui m’a fait résister au monde tel qu’il se présentait pour accéder à celui de l’invisible. Dans la peur et la conscience du danger. Je vis que dans l’histoire on avait le droit de se révolter pourvu qu’on joue sa vie ».

Naissance du roman : une ville, un corps, une tempête théâtrale dont les éclats scintillent de page en page, mais aussi, un poète en disgrâce et en Acte permanent, des amours gagnés et perdus, des passions, et une certitude chevillée à la peau : la littérature sauve des tumeurs du monde. De Bordeaux à Londres en passant par Naples et Rome, la vie incandescente du Cercle des tempêtes embrase les corps et les idées, celles de Shelley, Fanny, Harriet, Mary, Byron, guerre sociale permanente dans l’Europe du début du 19° siècle. Frankenstein, Prométhée délivrée, Les Cenci, ils sont là sous nos yeux ces livres de tous les dangers qui flamboient sous la main romanesque de Judith Brouste, qui sait qu’être attentif aux révoltes qui se lèvent revient à être soucieux de la manière dont tout cela se vit et s’écrit.

« Un jour de juillet, il est au café, chemise et gilet ouverts. La chaleur est immense. Dehors, sur les pavés, résonnent le sabot des chevaux, le cliquetis des harnais, le grondement des roues. Harriet, la fille du cafetier, encore écolière, s’assoit à sa table : Elle avait seize ans, une belle allure, légère, active et gracieuse. Pour la première fois, il se confie, parle de ses projets : vivre différemment, à part ».

Vivre différemment et écrire différemment, voilà le projet de Shelley que poursuit Judith Brouste et voilà sa réussite. Le cercle des tempêtes est à mille lieux du roman historique, de sa frigidité installée. A chaque poème, à chaque phrase du roman, il s’agit d’enchanter les corps et la révolte, même si la chaleur est immense, même si la douleur s’invite, les trahisons, les renoncements, les créanciers, les espions, même si la mort tourne dans la nuit comme les sorcières de Shakespeare, même si les plus belles raisons s’enflamment dans les plus troublantes déraisons. Suivre page à page la vie tumultueuse de Shelley, voilà l’aventure romanesque qu’insuffle l’écrivain, voilà l’aventure qu’elle s’offre et nous offre, vitesse du roman, de l’amour, de la guerre sociale et de la poésie prise entre glace et feu.

« En poésie, c’est toujours la guerre. Comment s’échapper de cette vie ? Elle est ailleurs. Il faut lutter pour exister, face aux autres, face au monde insignifiant, satisfait de sa médiocrité. Pour Shelley, il s’agit alors de tenir, de créer sa propre loi. Écrire est la clé de voûte de ce dispositif ».

En littérature c’est toujours et plus que jamais la guerre du goût, et il n’est pas surprenant de savoir que Le cercle des tempêtes soit publié par un expert, Philippe Sollers. Shelley, l’aristocrate sans qualités, l’ami des corps, des rebelles, de la nature et du verbe, trouve dans ce roman le plus beau des miroirs, en s’y penchant il découvrira les ombres portées de Cravan et Debord, deux autres figures de mauvaise réputation, et en prenant un peu de recul, la vibrante évocation de sa liberté libre. La propre loi du roman a échappé aux lecteurs professionnels des prix littéraires, pas lu, pas pris, pourrions-nous leur répondre.

« Où est Shelley ? Que fait-il ? Il continue de donner des nouvelles du monde, dans le secret troublant de la naissance du temps ».

Où est Judith Brouste ? Que fait-elle ? Elle continue d’écrire Le Cercle des Tempêtes, errance stylée dont elle trace les lignes vibrantes, le cœur intact au milieu des flammes.








« Affirmer que j’allais là-bas pour une cure, était-ce dire la vérité ? Jusqu’à quel point était-ce vrai ? A quelle strate de la vérité cette affirmation appartenait-elle ? Etait-elle vraie pour tout le monde ? En tout cas, elle ne l’était pas pour moi. Ni pour ma mère. N’empêche que lorsque P. m’a demandé pourquoi je voulais y aller, j’ai répondu, pour faire une cure, et je n’ai pas éprouvé de remords ».

Partir pour trouver un nom et un visage. Le nom, le visage, le regard du père, et pour cela passer par la maladie et la douleur. Han le narrateur du roman de LEE Seung-U fait ce voyage armé de quelques lectures troublantes : Rilke, Gary, Kafka, et accompagné du bacille qui le colonise. Partir pour trouver ce qui l’empêche de marcher, une perte, un doute, un pressentiment, comme une frontière militaire qui sépare sa Corée de l’autre. Le Regard de Midi est un livre où le moindre geste, la moindre parole, l’acte de vie est saisi par ce tremblement, cette terreur souterraine, signe que la maladie fait son chemin. Tout y est gris, sombre, désespéré, même si par instants le narrateur laisse son regard s’illuminer par les éclats de la nature qui l’entoure.

« De temps à autre, je sortais me promener. Des pins pignons, émanait un parfum intense et apaisant. Le vent, cette main immense de la nature, caressait les arbres et les herbes, les oiseaux chantaient chacun de son timbre distinct, certains avant le lever du soleil, d’autres après son coucher. Un jour, au crépuscule, j’ai vu un lapin couleur de cendre sautiller comme pour épargner les herbes ».

Écrire pour vérifier que l’on a toutes les raisons du monde d’exister, que celui à qui l’on doit la vie est bien réel, vivant, qu’il n’attend que cette rencontre pour retrouver la mémoire vive de sa jeunesse. Vérité du narrateur ou mensonge du roman ? Le Regard de Midi est cette recherche du père perdu, imaginé courant nu dans la forêt, deviné derrière les murs de la ferme Yonghwa, croisé dans un meeting électoral, senti dans la nuit. Han accumule les preuves de sa présence, il s’obstine, il veut l’entendre lui demander : pourquoi es-tu venu me trouver ?

« Je ne sais pas ce que ses antennes ont perçu et saisi. Sans se départir de son sourire, il a hoché la tête à plusieurs reprises pour acquiescer, mais à quoi ? J’ai tout de suite compris que son sourire, sa main tendue mais aussi ses hochements de tête n’étaient rien d’autre que des gestes, des tics où il n’y avait pas de cœur ».

Partir pour écrire sa destinée, se laisser prendre par l’ombre du château de K, tisser la toile qui va se refermer, se laisser entraîner par ses rêves et ses espoirs, se faire enfermer par un étrange ange noir au bras inerte pour ne pas troubler le jeu électoral de son père, LEE Seung-U construit un roman sombre, sec, peuplé de fantômes, terrifiant par instants, où l’on se demande si le narrateur n’a pas par surprise traversé la frontière militaire qui le sépare du Nord et de sa dictature.

« J’étais assis, seul, sur un canapé au cuir râpé par endroits, assez large pour accueillir trois personnes. Trois clous pointaient au mur au-dessus de ma tête, de vieux clous survivant à quelque fonction abolie. Devant moi, un téléviseur seize pouces, éteint, écran noir, et rien d’autre ».

Partir pour écrire sur un regard fuyant, un manque, une fuite, une douleur, tout est vrai, mais tout est comédie et tragédie, seul reste le bois de Chonnae, où le narrateur rêve de se perdre pour y retrouver l’homme nu qui court et le hante, et courir à son tour dans ce rêve insensé, mais P. son invisible amoureuse le sauvera en chanson : « Toi qui es né pour être aimé… »

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/le-regard-de-midi-lee-seung-u




jeudi 25 septembre 2014

L'art du Tao du Toreo dans La Cause Littéraire








« Tu possèdes la magie d’une question sans réponse,
Question à la vie et à la mort
Qui renaît au sable des arènes
Entre une ligne d’ombre et un sas de soleil. »

Une date, le 16 septembre 2012, comme un sas de soleil qui monte de l’ovale de Nîmes. Un sas de mots et une ligne noire. Des mots et des lignes de fusain qui se croisent comme se croise José Tomás. Un dimanche matin inspiré, le torero s’avance sur le sable pour un solo, laissez-moi seul, seul face à six toros, pour à son tour dire le je ne sais quoi. Le Tao du Toreo est le saisissement sur le vif de l’art éphémère du torero. Velter, Ernest Pignon-Ernest, Tomás à Nîmes, combien de phrases, de dessins, de passes au centre de l’arène et du livre ? Économie du geste, geste de l’économie, un mot, deux, trois, une phrase, un dessin et cela suffit. Il en reste l’éclair et l’éclat.

« Chaque geste a retenu son amplitude,
Chaque avancée s’est voulue sur la réserve,
Chaque sursaut a anticipé son arrêt,
Chaque appel à suscité un écho assourdi,
Jusqu’à rêver d’un mouvement immobile. »

Il a donc fallu que ce 16 septembre ait lieu pour que tout s’accorde, il a fallu l’incroyable pour voir le croyable. André Velter et Ernest Pignon-Ernest s’accordent à cet instant suspendu, cet enchantement, ce bouleversement, cette immobilité rêvée,  cette voie royale, devenus une évidence. Evidence du mouvement de poignet du dessinateur, comme l’est celui de José Tomás, évidence de la cadence des phrases d’André Velter, comme le sont les naturelles du torero de Galapagar.

« Sa loi n’appartient à nul autre.
La connaissant il est en ordre avec lui-même.
Etant sans rival il triomphe.
Triomphant il recouvre les yeux de ses dix ans. »

Ce 16 septembre fut à chaque instant unique, parfait, les souvenirs le deviennent tout autant. Ce petit livre en est la trace, la mémoire libre. Plus que n’importe quel homme de lumière, José Tomás inspire les écrivains - Jacques Durand, Mario Vargas Llosa, Simon Casas -, par sa gestuelle réduite à sa plus simple et compliquée expression (Durand), par son style unique, la profondeur de chacune de ses passes, cette absence totale d’affectation lorsqu’il toréé – Un héros doit rassembler en lui, autant qu’il est possible, toutes les vertus, toutes les perfections, toutes les belles qualités, mais il n’en doit affecter aucune – Baltasar Gracian – Le Héros –. Son histoire est celle d’un héros, la mort l’a embrassé  plusieurs fois, la dernière étreinte Mexicaine aurait pu lui être fatale, mais il en est revenu, comme il était parti, comme si de rien n’était.

« Il agit, ô combien, sans agir plus que ça
Pour détourner la charge,
Placer le leurre en vérité
Et se retrouver arpenteur funambule
A toréer dans l’inconnu. »

Une force fondamentale coulait dans les veines du torero ce dimanche matin, une éthique unique, une part très chinoise et très ancienne qui en fait un être à part. Torero certes, mais à des années lumières de ce qui se montre ici et ailleurs dans les arènes,  une attention sacrée au moindre mouvement, au moindre geste, un art martial, une beauté unique qui conduit à l’éternité et au chavirement du poète et du dessinateur.

Philippe Chauché 


samedi 20 septembre 2014

Bye Bye Elvis dans La Cause Littéraire





« L’amour cette fois encore lui échappe. Toujours Ginger file, lui à peine endormi, elle file comme la jeunesse et la beauté d’Elvis filent chaque jour un peu plus, elle est un reflet de son passé disparu ».

« Chez lui c’était parfois comme si entre la jeunesse et la grande vieillesse, il n’y avait rien eu, comme s’il y avait de moins en moins. John White était une chandelle brûlée par les deux bouts, et vierge au milieu ».
 
Ce livre pourrait s’appeler Reflets dans l’œil de l’écrivain. Reflets de l’idole mondiale du glamour et du rock and roll dont la légende se fissure, reflets d’un autre américain à Paris qui n’en finit pas de tomber sous le regard d’Yvonne entrée par hasard à son service. Les hommes chutent sous les yeux de Caroline De Mulder, Elvis et John que le destin aimante vers le plan final, comme un dernier carton qui sert de point final à leur histoire, à leur film, où une main maladroite griffonne The End. Les héros du livre chancellent, se relèvent, ne sont dupes de rien, et surtout pas de ce qu’il leur arrive, l’un accepte tout, les concerts et les films les plus farfelus sous l’œil de vautour du Colonel, l’hystérie générale qui lui colle à la peau, l’autre s’invente les richesses qu’il n’a plus, joue son va tout, alors qu’il sait que son corps n’en peut mais, mais il y a Yvonne, cet ange gardien, qui ressemble tant à sa mère fauchée en pleine fleur.
 
« La foule, il sait par où la prendre. Parfois elle est sous le choc, à voir cette garçonne ses jambes ses hanches, mais elle pardonne tout d’avance et elle le bénit. Elvis est tout en tendons, et les secousses de ses membres inférieurs, qui à son public paraissent si coquines, si provocantes, sont surtout de la nervosité ; les plus perspicaces se demandent s’il va tomber ».
« John White, c’était un magasin de porcelaine dans un éléphant. Il déplaçait la boutique précautionneusement, à tout petits pas et en s’appuyant sur sa canne pour bien équilibrer. Il manquait sans cesse de trébucher, au moindre mouvement tutoyait le désastre. Mais quand il ne bougeait pas, le pire était à craindre. Le pire a fini par arriver. D’un coup ».

Face au pire qui se glisse comme une chanson dans ce roman, Caroline De Mulder mise à la fois sur de beaux instants d’admiration pour Elvis, elle l’accompagne en chaloupant dans les pires instants de sa carrière. Sous la plume de l’écrivain, il résiste, en devient même attachant, on comprend ce qui l’habite profondément, ce qu’il croit de la musique noire de son enfance, ce qu’il sait des mirages qui l’assaillent. Même chose avec Yvonne et John White ce couple impossible qui résiste, qui vit ses éclats et ses folies sous la main de l’écrivain, belles manières de faire confiance à ses personnages et à son style, les uns ne vont pas sans l’autre.
« Elvis est suivi de près : tous les jours des injections multiples, de vitamines notamment, et en continu un traitement musclé pour la gorge – la fameuse « angine de Las Vegas » dont souffrent la plupart des artistes, à cause de l’air du désert si sec, si poussiéreux. Il traite sa gorge à en perdre la tête ».
« Comme il avait l’air étrange, énorme, rasé, les cheveux ondulés sur le dessus de la tête, avec ses lunettes de soleil démesurées en plein mois de décembre. Quand je l’accompagnais au solarium ou au Freedom, tout le monde se retournait sur nous. John White était ravi ».

Elvis et John n’ont cessé de malmener leur corps, et ces corps s’avancent avec une belle pudeur dans Bye Bye Elvis. Même au pire instant, l’écrivain sait leur donner leur chance, il suffit d’y regarder de près, ce qu’elle fait, de voir au-delà des apparences pour magazines, du stress et des drogues. Ils ne cessent de bouger, même lorsqu’ils restent sans envies, assis ou couchés sous l’œil des gardes du corps ou d’Yvonne, deux corps dont le souvenir persiste comme une ritournelle que l’on croyait oubliée et que l’on murmure du bout des lèvres sans trop savoir pourquoi.
 
Philippe Chauché