mercredi 26 avril 2017

Roland Jaccard dans La Cause Littéraire


" Fieffé égoïste, je me soucie peu des autres, surtout quand je ressens de leur part une sollicitude excessive. Je revendique ma solitude avec obstination. C’est d’ailleurs la seule rébellion qui vaille ».
« La morgue avec laquelle mon frère revendique son indépendance et justifie sa muflerie m’a toujours laissé pantois. Il se réclamait de Stirner, de Nietzsche et de Cioran. Poussé dans ses derniers retranchements, il s’en tirait avec une pirouette, quand il ne vous jetait pas au visage un aphorisme d’un nihiliste viennois ».
 
Station terminale est le dernier voyage romanesque, du plus amusant des nihilistes suisses. Roland Jaccard qui a longtemps et avec talent dirigé la collection Perspectives Critiques du PUF, édité Georges Sanders (1) et Rüdiger Safranski (2), fréquenté Emil Cioran, lu Schopenhauer, publié des chroniques dans un quotidien du soir, écrit quelques livres – Les chemins de la désillusion, La tentation nihiliste, Une fille pour l’été – où il dévoile ses passions amoureuses, philosophiques, littéraires et cinématographiques.
 


 
 
L’écrivain oisif qui fréquente les palaces et le café du Flore, où il filme ses rencontres amusées et paradoxales, signe là un petit roman électrique et électrisé. Station terminale est donc son dernier roman après sa mort, le dernier journal d’une faillite annoncée, commenté par son frère. Un roman de sexe et de sarcasmes, d’aéroports, et de Palaces, comme on le disait au siècle passé de gare, écrit entre la Suisse et l’Asie, entre Lausanne et Tokyo. Deux vies se regardent, celle de Roland, l’écrivain sulfureux, et celle de son frère, le lecteur honorable, l’homme sans histoire, trop sage pour être vraiment sérieux, dédicataire des envolées diaboliques de Roland.
 
« J’avais même un frère. Un peu falot. Il ne jurait que par Sartre et Camus, le pauvre. Il a même soutenu le Mouvement de Libération des Femmes… un vrai révolutionnaire en peau de lapin ! »
« Qu’il se soit senti plus proche de Cioran que de Sartre, je suis prêt à l’admettre. Mais pourquoi tant de mépris, tant de misogynie et si peu de compassion ? Faut-il avoir un cœur sec pour évoquer un frère qui ne désespérait pas d’être un jour son ami en ces termes ! »
 
Station terminale est le dernier roman d’amour d’un cynique – Le cynique est l’homme qui rappelle à Dieu qu’il fait fausse route –, un rien oisif, amateur de jeunes femmes asiatiques, de ping-pong, de palaces, de piscines, et d’aphorismes explosifs. Station terminale est le journal d’un homme qui a un stylo à la place du cœur, qui pratique l’art de la rupture, s’en mord les doigts, et n’en dit mot, fidèle à quelques écrivains de la désespérance amoureuse et lettrée, et qui finit par rencontrer Marie, une nouvelle liaison dangereuse qui dure encore.
 
« La jeunesse est une calamité, répète-t-elle. Vivement la guerre qu’on rigole ! Bref, elle n’est ni pacifiste, ni jeuniste, ni féministe. Un spécimen assez rare de pétroleuse : il était assez naturel qu’elle s’éprenne de moi ».
 
Roland Jaccard, comme son complice Cioran, est trop doué pour se suicider. Ce roman lui permet une nouvelle fois d’inventer une fin rêvée, en compagnie de sa belle amie – Il était temps de monter dans ce train qui part pour nulle part. Elle avait sa place réservée à côté de moi –, une fin hollywoodienne, complice des grands suicidés qu’il admire, une sortie de route, belle métaphore d’un roman en devenir, et qui est devenu. Roland Jaccard est au bout du compte un écrivain de l’allégresse et du désespoir amusé. L’amateur d’aphorismes et de Pinot Noir est décidément trop jeune pour mourir, c’est ce qu’il doit murmurer à l’oreille de son complice japonais Richard Brautigan, en regardant son Smith & Wesson, son arme romanesque.
 
« Arthur Schnitzler et Stefan Zweig du côté viennois. Henri-Frédéric Amiel et Benjamin Constant du côté suisse romand. Quel bel héritage ! Je ne pouvais rêver mieux ».
 
Philippe Chauché
 
 
(1) Mémoires d’une fripouille
(2) Schopenhauer et les années folles de la philosophie


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jeudi 13 avril 2017

Alexander Dickow dans La Cause Littéraire

 
 
 



 
« Vers la fin novembre apparaît sur les étals un genre de tomate d’un orangé irritant et maladif, un orangé aux splendeurs fictives, aux fièvres acides. Le présentoir de ces fruits moulé comme un carton d’œufs empêche que des chairs ne s’entrechoquent ou s’éclatent ».
 
Rhapsodie curieuse est un livre de chants, de contes d’éclats, d’envolées, et de pirouettes dans et avec la langue. Au tout début était le kaki – un mot grec (diospyros), japonais (kaki), algonquin (piakimina) –, ce fruit rare qui se livre à nos yeux et à nos papilles vers la fin novembre, un fruit qui, comme l’auteur, en sait plus qu’il ne veut bien en montrer, et qui s’épanouit dans cette rhapsodie. Comme le petit livre d’Alexander Dickow, il faut ouvrir un kaki pour le voir, comme pour le croire d’ailleurs. L’écrivain, tel un rhapsode, porte sur la place littéraire ses contes – Vivaient en Chine un père avec un fils, Yang Wu et Yang Mo, apiculteurs l’un et l’autre… Dans un lointain tout au fond d’ici vivait un grand roi nommé Lev, généreux, sensible et tyrannique… – et notations, ses aventures où les phrases et les mots se décousent, se retournent, s’aiguisent, dans un livre singulier, qui comme le fruit dont il porte le nom, aiguise lui aussi l’appétit, avec une vive envie de langue et de langues.
 
 
 
Goûter les mots, goûter aux mots (l’éditeur Louise Bottu a tout d’un goûteur de romans), comme l’on goûte la chair d’un kaki, des mots râpeux ou âpres, des mots tanniques, acides, des mots et des phrases qui inventent d’autres résonnances, des mots et des phrases qui sont des approximations ajustées avec précision et rigueur. Les choses ont des noms, et les mots sonnent comme une romance.
 
« Les groseilles à maquereaux que mon beau-père appelait des pétasses,
Et puis la sucrée grenadille,
Le madd du Sénégal telle une bardane acidulée piquante,
Le durian fameux au fumet à nul fruit pareil, puis le coing frais et la carambole… »
 
Rhapsodie curieuse est le livre des fruits frais et des mots juteux. Un roman qui glane sur les étals des paysans et des paysages, en se décalant – rendre du jeu aux pieds –, quelques fruits juteux et colorés. Alexander Dickow, lecteur éclairé de Queneau et de Ponge, mais aussi de Rabelais, de Cendrars et de Tzara, se plaît à faire frissonner la syntaxe, et reconnaît aimer la justesse de l’entorse et du déboitement, ouvrez un fruit et tout adviendra. Alexander Dickow pratique l’art des digressions astronomiques. S’il semble s’éloigner de son sujet, et du kaki, s’il paraît vagabonder ce n’est qu’en apparence. Il suit son chemin, le kaki n’est jamais très loin, même lorsqu’il devient japonais. Il passe, non sans s’en amuser, du kaki aux nèfles et des nèfles aux mesles – … l’antique fruit d’hiver, originaire d’Asie Mineure, appelé aujourd’hui nèfle d’Allemagne, cultivé en Europe de l’Ouest depuis plus de deux mille ans, enfin tombé en désuétude et devenu inconnu, si ce n’est pour désigner une chose sans valeur, un rien. C’est un délice et ce n’est pas rien ! Comme dans le conte du roi Lev, il énumère les noms des fruits qui glissent sous ses doigts, le temps d’en retrouver le velouté, le fruité, la couleur, le miracle, qui est n’est autre que celui de l’amour.
« Dans notre monde si étroit, une poignée de mots pour en dire un peu et moins encore qu’on pourrait toucher. Une poignée de mots comme un remède, une poignée de mots à se triturer en patience, comme Galatée façon Pygmalion ».

Philippe Chauché

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lundi 10 avril 2017

Gérard Guégan dans La Cause Littéraire

 
 
« Avec le temps, c’est devenu un réflexe : lorsque Hemingway se prépare à affronter l’inconnu, il ne se libère de ses angoisses qu’en bâtissant une fiction dans laquelle les dès roulent en sa faveur. Il appelle ces moments-là des Ballades avec un autre soi-même ».
 
Deux écrivains, deux anciens compagnons de route du Parti Communiste, l’un sur tous les fronts où se vérifie l’art de la vie et du roman – l’Espagne en guerre sociale, l’Italie, les armes, les taureaux et les femmes, l’Afrique, Paris et les peintres, autant de théâtres des opérations –, l’autre signe le plus beau braquage de l’histoire du roman noir, flirte avec la nuit, l’alcool, un Faucon Maltais et Hollywood. Deux compagnons écrivains, détestés par McCarthy et sa clique, suivis de près par le FBI, deux frères d’armes qui se sont perdus de vue, fâchés, séparés par des mots, et un océan. Et puis Hemingway décide un jour de quitter son repaire dans les Rocheuses pour tenter de retrouver son vieil ami, le temps presse se dit-il, alors le vieil homme se lance dans une nouvelle aventure.
Il traverse l’Amérique et échoue dans un taxi que conduit Geena, une jeune femme noire, pour le moins troublante. Le mélodrame est annoncé et amorcé, le roman se dessine, nourri des concordances du temps et des télescopages. En trois dialogues et deux situations, nous sommes à la fois au cœur d’un roman d’Hemingway et d’une histoire de Sam Spade signée Hammett, force des dialogues, vivacité des situations, roman inspiré, visité, électrique comme dans une scène de North by Northwest d’Alfred Hitchcock. D’autres personnages s’inviteront, un cinéaste et son fils, Dorothy Parker, un agent du FBI, et l’ombre permanente du sinistre Edgar Hoover.
 
 
 
« Ses soûleries à répétition, son donjuanisme effréné, son goût des femmes à la dérive et sa fréquentation des bas-fonds n’étaient pas séparables de ses livres, de ses pensées et de ses activités politiques ».
 
Deux écrivains, saisis par instants de remords, à chacun son remords, à chacun ses morts, dont la rencontre hautement littéraire fait advenir l’histoire politique du siècle passé, Moscou, Staline, l’Espagne en guerre et en révolution(s), le POUM, mais aussi le FBI, la révolte armée des noirs, la traque de compagnons de route des communistes américains, mais aussi Drieu dont l’ombre dramatique se pose sur ce mélodrame. Ce roman est l’histoire de ces deux écrivains au pied du volcan américain, sous le regard et la plume vive et libre d’un autre écrivain, Gérard Guégan.
 




 
« On ne devient écrivain qu’avec le concours de ses oreilles. Si vous savez écouter, vous saurez trouver les mots justes ».
 
Trois écrivains qui savent écouter, et donc écrire et lire, et pour l’un éditer. Ils écoutent du jazz, le cliquetis des machines à écrire, le silence des arènes, les clubs, la rue, les balles des franquistes, et tant et tant d’écrivains, Flaubert, Stendhal, Aragon, Drieu, des russes et des américains. Deux américains et un français tout aussi présents à la langue et à sa musique, deux langues pour trois styles. L’oreille fine, attentif et témoin actif des années de révoltes. Paris Mai, et ses passions, Paris Mai et ses révoltés. Paris Mai, et l’art du dialogue, cette mèche lente qui enflamme le roman. Paris Mai et cette manière unique de conduire un récit, par touches vives et précises, frapper juste et frapper fort bien ancré sur ses phrases, le roman comme art martial. Hemingway, Hammett, dernière, est un éblouissant roman, un fascinant tête à tête, un corps à corps, un mano a mano entre Hammett et Hemingway. Les deux géants ont encore un roman à écrire, et ce sera d’évidence le dernier, il fallait qu’avant que tout ne s’effondre, en 1961, un cancer pour l’un, un suicide pour l’autre, qu’ils se revoient une dernière fois, et ce roman est celui de cette dernière fois.
 
Philippe Chauché


http://www.lacauselitteraire.fr/hemingway-hammett-derniere-melodrame-gerard-guegan

dimanche 2 avril 2017

Thomas Vinau dans La Cause Littéraire






Ouvrir un livre de Thomas Vinau, c’est mettre à jour des pépites, des éclats romanesques, c’est vif, précis, lumineux, souvent soyeux. Thomas Vinau a l’art de saisir un mouvement, une couleur « Il y a ce bleu immense au-dessus de sa tête, un bleu sans limite, uppercut, percutant, un bleu ouvre-boîte et son crâne est une conserve tempérée que ce bleu vient décortiquer », un geste. La nature s’y glisse, le doute s’y perd parfois, les mots s’échappent et vibrent d’étranges passions. L’écrivain est un romancier du geste, du corps à corps. Si c’était un animal ce serait une belette, sautant de ligne en ligne, de page en page, curieux, savoureux, savant des saveurs du monde, au coin de sa maison, dans son jardin, il marche, sous le soleil ou la pluie, il déploie ses mondes, et l’on ne s’en lasse jamais. « On dirait / le ventre d’une baleine / un rapace / aux ailes de neige / une géante de craie / qui se déplie et de déploie ».


 
La Cause Littéraire : Ce début d’année littéraire est marqué par 2 nouveaux livres (en attendant d’autres publications !), « Collection de sombreros ? » et « Il y a des montres qui sont très bons ». Un recueil de très courtes histoires, des histoires oubliées, comme un manuscrit jeté à la poubelle, et qui s’en échappe écrivez-vous en hommage à Richard Brautigan (l’un de vos compagnons de lecture et d’écriture), et illustré par votre éditeur Vincent Rougier, et puis un recueil de poèmes, où les « nuages dessinent des tigres sauvages ». Nous pourrions commencer par tenter de définir ce que vous entendez par poésie, par fiction, par récits ?
 
Thomas Vinau : Ha bin ça commence sérieusement tout ça. Ce ne sont pas des questions que je me pose tous les matins en me rasant. Y’a qu’à voir l’état de ma barbe. Mais bon je vais tenter la chose. Disons que la poésie c’est d’abord pour moi un positionnement, un pas de côté, un point de vue. Elle se cache dans les rouages d’une mécanique toute simple qui va du voir-autrement-pour-dire-autrement au dire-autrement-pour-voir-autrement. Le récit lui, a une autre cible en ligne de mire, celle de raconter dans toutes les variations sémantiques du mot. Quant à la fiction elle se place au revers d’une tentative (vaine d’après moi) de n’écrire que le vrai, à l’inverse donc de toutes les démarches de sciences humaines ou de philosophie. Une fois ces trois définitions posées, je reprends une gorgée de café et je me situe parce qu’on me le demande et que je suis poli. D’abord toute écriture est fiction, l’homme s’invente en se racontant et le mensonge dit autant de lui que la vérité, donc déjà, j’abandonne le chemin des sciences humaines et autres et je me dirige d’un pas décidé vers les fictions parce que je crois qu’elles ont le pouvoir de dire des choses de nous que ne peuvent pas dire les sciences humaines. Je décide d’écrire, de raconter. Mais je n’y parviens pas vraiment jusqu’à ce que je rencontre la poésie, sa lecture et sa pratique, qui affute mes yeux et qui nettoie ma langue de toute sa graisse. Et en particulier la poésie américaine (les Bukowski, Carver, Brautigan et compagnie avant de rencontrer la poésie française contemporaine) qui me montre joyeusement qu’elle a tous les droits, qu’elle peut aller directement de la vie à la vie, qu’elle ne s’épargne aucune forme de réalité, que plus elle est simple plus elle est efficace, qu’elle peut se servir de tous les registres (du plus soutenu au plus familier), tous les tons (du plus grave au plus léger), aborder tous les sujets (des plus triviaux aux plus nobles), bref qu’elle peut tout faire tant qu’elle est honnête et même raconter des histoires. Et c’est là que les domaines se mélangent. Et c’est là que je trouve mon petit coin. La poésie peut être narrative, raconter des petites scènes, des histoires, se servir du récit comme d’une corde à son arc puisqu’elle est flèche d’un cœur à l’autre. Et puis je me suis rendu compte que la pratique de la poésie avait modifié ma façon d’écrire. Passé la boue au tamis. Et qu’elle me permettait de mieux écrire des récits. De mieux raconter. Alors j’habite dans cet entre-deux. Et je laisse aux libraires aux éditeurs et aux lecteurs le soin de classer mes petites saloperies dans l’une ou l’autre des rangées de leurs bibliothèques. Pour ce qui est des deux ouvrages récents, poésie et narration sont totalement mêlées. Sous la forme de petites micro-fictions pour Collections de Sombreros ? qui disent l’aventure de chacun chaque jour. Et sous la forme de poésies narratives pour Il y a des monstres qui sont très bons, du jeu, de l’exploration, le bizarre familier, l’étrangeté intime, nos vies de monstres tendres.
 
 
 
Depuis plus de dix ans vous ne cessez d’écrire, des petits livres, parfois illustrés, chez des éditeurs souvent modestes et discrets : Vincent Rougier dès le premier livre, mais aussi, Cousu main, Le Pédalo ivre, Alma, La Boucherie Littéraire, ou encore La Fosse aux ours, Donne à voir, et Le Castor Astral. Des noms de maisons d’édition qui pourraient être des titres de vos livres (titres toujours réjouissants et fantaisistes pour le lecteur curieux). Comment se font et se sont faites ces rencontres avec vos éditeurs ? Vous vagabondez de l’un à l’autre ? Vous êtes fidèle à plusieurs éditeurs ?
 
A la base je ne connaissais personne. Je propose mes projets à des éditeurs qui me plaisent. Petits ou grands. J’ai commencé à publier en poésie, il y a dix ans. D’abord revues, puis internet puis petit éditeurs. Jamais à compte d’auteur. La poésie est un monde foisonnant, très vivant, assez précaire, mais où les gens se mouillent, dans lequel s’agitent beaucoup de petits bras de l’ombre qui défendent une même cause et un même goût. Seulement c’est une niche comme on dit, c’est à une autre échelle, des tirages moindres, pas de presse, peu de lecteurs, pas beaucoup d’argent. Mais du coup aussi, le revers du revers de la médaille, une vraie liberté, un vrai souci de l’objet, des rencontres, des gens, des textes. C’est un milieu qui a ses qualités et ses défauts comme partout, ses égos, ses écoles, mais ce n’est pas la mare aux requins. Et moi c’est l’endroit où je suis né en tant qu’auteur, on m’y a adopté, rejeté parfois, mais j’y ai grandi. Et mis à part un ou deux rares cas où humainement ça n’a pas marché, je leur reste fidèle. Et si vous regardez, il y a souvent plusieurs projets, au fil des années on se retrouve. Mais je n’ai jamais renoncé à être diffusé plus largement, défendu, voire même soyons fou un peu payé pour ce que je faisais. J’ai eu la chance au moment où je trouvais ma forme et où je recommençais à aller un peu plus sérieusement vers la narration, vers le roman, donc dans un domaine moins confidentiel, de rencontrer Alma, grâce à Décapage et Jean-Baptiste Gendarme. Depuis on avance ensemble et je grandis avec eux. Et tout en faisant un beau travail d’éditeur, ils me permettent d’atteindre un peu mieux les lecteurs. Grâce à eux en plus je suis en poche chez 10/18, l’éditeur de tous les américains que j’admire. Depuis des années je rêvais à des éditeurs comme Le Castor Astral ou La Fosse aux ours, pour leurs catalogues, leur intégrité, leur travail. Et voilà qu’ils finissent par rencontrer mes textes et qu’à présent j’y suis. Donc je suis comblé. J’ai 4 familles. Celle de ce qu’on appelle la microédition de poésie, à laquelle je veux rester fidèle (ce qu’on peut voir ce printemps avec Vincent Rougier, ou le Pédalo Ivre). Il y a « les historiques » comme Gros textes ou Les Carnets du dessert de lune, Motus ou Donner à voir pour les albums jeunesse, mais aussi ceux qui me permettent des collaborations avec d’autres artistes comme Le Réalgar, La Boucherie Littéraire ou Cousu Main, et puis j’aime bien les façonneurs d’objets comme les Fireboox de Voix éditions, ou les si beaux livres faits-mains des Venterniers-Nuit Myrtide, ou de Sun-Sun. Deuxième famille, Alma et 10/18 pour mes romans. Troisième, La Fosse aux Ours (qui fêtent leurs 20 ans cette année) pour mes proses poétiques. Et celle enfin du Castor Astral pour mes Clochards Célestes et une partie de mon travail poétique. Suivant l’objet et le projet je propose aux uns ou aux autres.
 
Nous évoquions Richard Brautigan, dont vous dessinez le « portrait » dans « 76 clochards célestes ou presque » (Le Castor Astral), un livre où l’on croise également d’autres écrivains qui semblent vous accompagner depuis longtemps : Pierre-Autin Grenier, Nicolas Bouvier, Charles Bukowski, Auguste Le Breton, Jules Renard ou encore Jack London et Cravan, le poète boxeur. Des écrivains au bord de la chute, des « sales types », des « voyageurs légers » écrit Eric Poindron dans sa préface. Pour vous ce sont des compagnons de littérature qui vous ont « invité » à écrire ? Comment d’ailleurs est née cette passion littéraire, cette nécessité d’inventer des mondes, de conjuguer poésie, fiction et récits, de décrire ou d’inventer le monde, les mondes qui vous entourent ?
 
76 Clochards célestes ou presque est un livre d’amour. Ce ne sont que des portraits d’auteurs et d’artistes que j’aime, qui m’ont nourri, consolé, renforcé, parfois sauvé. Dans une vie il y a des rencontres. On peut rencontrer des humains et on peut rencontrer des livres. Et lorsque la rencontre se fait pour de vrai le trou est un peu plus grand dans le mur, et il y a un peu plus de lumière et de chaleur qui entre. Il y a une longue liste de remerciements à la fin, des revues, des humains, des auteurs, parce que nous ne sommes que des relais. Pour mon histoire personnelle, très vite les arts en général puis la littérature en particulier se sont imposés comme les seules choses, avec l’amour et la fête, qui valaient le coup. C’est la seule chose que j’ai faite vraiment sérieusement dans la vie. Avec ma famille. C’est la place que j’ai trouvée dans ce drôle de monde pour continuer à profiter du spectacle, continuer de voir l’horreur et la merveille, à regarder la vie dans les yeux sans devenir fou, sans brûler trop vite.
 
Dans Initiales, le Magazine des libraires indépendants, vous précisiez : « Je ne suis pas du tout dans l’autofiction, plutôt dans la narration intime », des narrations qui s’aventurent parfois sur les terrains de jeux d’enfants, vous affectionnez la lumière, le chant des oiseaux, les éclairs électrisants, la terre, les sentiers, les chants d’oiseaux, les fleurs, les promenades amoureuses qui réveillent les souvenirs, décrire les dérives, l’instant de la chute, évoquer le hasard, les doutes et les tremblements, toujours avec une grande attention portée aux mots choisis, et la précision d’un artisan écrivain, sans chichi, mais avec à chaque fois le plaisir d’écrire et de décrire. Vous souscrivez à ces remarques ?
 
Complétement. Et je vous en remercie. J’essaie de capter, de voir, les petites choses qui nous sauvent ou qui nous achèvent. « Bricoler dans l’essentiel » dit Pierre Autin-Grenier à propos de la poésie. Garder le plaisir de la bricole et garder le souci de l’essentiel. C’est le chemin de toute une vie. S’amuser aussi, se jouer de la farce qui nous joue. Rire de nous. Sans se moquer. J’essaie d’écrire honnêtement sans tomber dans la facilité. C’est pas facile. Parfois j’y arrive je crois, parfois pas. Et pour ça je me sers plutôt de la matière que je connais. De ce que j’ai vécu, de ce que j’ai sous les yeux. De ce que je peux pêcher dans ce gros fleuve boueux. Je ne veux pas limiter le récit, plutôt trouver la matière juste pour inventer avec. Depuis deux ou trois ans je vais voir un peu ailleurs si j’y suis aussi. J’essaye d’élargir. Continuer à creuser, mais élargir. Pour ne pas m’enfermer, pour ne pas trop me reposer et pour m’amuser. Pour ce qui est du roman, je pense que les trois premiers formaient un ensemble qui est achevé maintenant. Le prochain qui arrive en septembre chez Alma est une nouvelle étape, un projet très important pour moi. Que j’ai mis trois ans à écrire. Plus éloigné de ma matière du quotidien, de l’intime et en même temps plus proche de ce que je suis, dans lequel je livre des choses qui m’animent profondément. Il s’appelle Le Camp des autres.
 
Enfin qu’est le livre que vous rêveriez d’écrire, et celui déjà écrit par un autre, que vous auriez aimé imaginer ?
 
Un mélange entre Moby Dick de Melville et La route de Cormac McCarty ou entre Serpent d’étoile de Giono et Mémoires sauvées du vent de Brautigan ou entre L’insurgé de Vallès et Et quelque fois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey, ou entre La métamorphose de Kafka et Au sud de nulle part de Bukowski ou… je peux continuer longtemps comme ça…
 
Philippe Chauché