samedi 19 janvier 2019

Une Jeunesse en fuite d'Arnaud Le Guern dans La Cause Littéraire





« J’ai vécu quinze ans fin de la terre, j’y reviens chaque année, en juillet, pour une poignée de jours. Maison de famille, entre Brest et le Conquet, où habitent mes parents. La commune se nomme Plougonvelin. Je préfère le nom de la plage sur laquelle donnent les terrasses de la villa : le Trez-Hir. Mon snobisme. Là-bas, j’ai vue sur l’océan et la campagne dans le dos. Repos du guerrier urbain après trop de derniers verres. Je suis cerné par les paysages de mon enfance. Horizon balnéaire et verdure aux fesses ».

Une jeunesse en fuite est le roman de cette jeunesse balnéaire bretonne, qui s’éternise et s’étire, comme si elle sortait d’une douce sieste face à l’océan. Une jeunesse en fuite est aussi le roman mélancolique d’une chanson d’été de Niagara, Christophe, Vanessa Paradis, ou des Guns N’Roses. Une jeunesse pétillante, amusée, joyeuse, qui flirte avec la vie et ses courbes délicieuses, où rien n’a plus d’importance qu’une certaine nonchalance affective et élective. L’écrivain narrateur possède l’insouciance des personnages des films de Vadim ou des livres de Beigbeder, il lit Charles Bukowski, France Football, l’Idiot International, et Jacques Laurent qu’il préfère lorsqu’il signe Cecil Saint-Laurent.
 
Mais ce livre gracieux et léger est aussi celui d’une guerre, celle du Golfe où s’est trouvé engagé son père. Une guerre oubliée qui s’invite à nouveau lors de la disparition de Tess, la chienne de son père. Alors cette jeunesse en fuite devient le livre du nom du père, du regard profond et silencieux qu’il offre à son fils, de ses rares confidences, de ses attentions. Ce roman pourrait aussi s’appeler : Famille, je vous aime.
 
« Je crois que mon père vieillit de mieux en mieux.
Je crois que Louise sera la plus jolie fille de la ville. D’ailleurs, elle l’est déjà.
Je crois que ma mère m’a appris la douceur et la mélancolie.
Je crois que Mado me manque dès qu’elle n’est pas près de moi. Malgré sa passion pour les téléfilms de Noël. Mado est l’incarnation de la grâce tempétueuse. Ecume et soleils mêlés ».
 
Une jeunesse en fuite est un roman béni des fées, et des dieux, accordé aux éclats de rire de sa fille, un roman où la légèreté est aussi traversée par la crainte, la peur et le doute. Arnaud Le Guern oublie un instant ses fantaisies pour se plonger dans les lettres que son père envoyait du théâtre des opérations Les activités de soutien aux équipes de déminage occupent mes journées. Une chose désagréable, entre autres, est la perte totale de la notion du temps : le jour (il n’y a pas de jour et pas de nuit), le mois, la date du retour. Ces lettres en disent peu, mais suffisamment pour réveiller la mémoire de l’écrivain, et en faire un roman filial et fidèle. Fidèle à sa jeunesse aventureuse et tumultueuse, fidèle à ses passions légères, à l’idée qu’il se fait de la littérature, à cette joyeuse et pétillante intranquilité, fidèle aussi à ces instants enfouis, où les craintes les plus tenaces l’habitaient. Arnaud Le Guern laisse revenir à lui les tireurs embusqués, les mines enterrées, l’absence, l’attente, les craintes, les lettres oubliées, pour en faire un beau roman, comme un Feu follet.
 
« La vie de mon père est un roman breton avec escales à Lyon, Joigny, Metz, au Tchad, au large de Chypre, sur les rives du lac Léman, à Riyad, dans le Var, à Koweït City. Un roman d’aventures. A moi de le raconter ? Dans la famille, j’ai la place de l’écrivain. Identique à celle du mort, en voiture. Gare aux sorties de routes ».

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/une-jeunesse-en-fuite-arnaud-le-guern-par-philippe-chauche

samedi 12 janvier 2019

Les cartes et le territoire de la guerre - Philippe Annocque et Michel Bernard dans La Cause Littéraire



 
« … J’ai reçu aussi une aimable carte de Mme Gillet qui m’envoie aussi ses veux ainsi que ceux de sa famille. Elle se met à ma disposition pour m’envoyer des livres si j’en ai besoin. Présentez-lui mes remerciements et mes meilleures amitiés pour elle et toute sa famille. Les formules de politesse prennent de la place sur une carte où chaque centimètre carré est compté. La politesse est peut-être l’équivalent de la propreté ou du soin vestimentaire, une affaire de dignité », Le 26 janvier 1917, Mon jeune grand-père.
 
« Les grandes choses ont un égal besoin d’évidence et d’incertitude. L’évidence établit la conviction, l’incertitude la foi. Le Barrois mouvant, qui n’est plus la plaine champenoise et ce n’est pas encore la vieille campagne lorraine, qui est la France sans l’être encore, sombré dans l’ignorance et l’oubli, est la terre des obscures fidélités. Les historiens lui ont donné un contour géographique, celui des traités et des mémoires. Il a un aspect, celui des bois », La tranchée de Calonne.
 
On pourrait dire de ces deux petits livres qu’ils sont les cartes et le territoire de la guerre dans la littérature française. Celle qui traverse les siècles, façonne les plaines, les collines, et les villages, celle dont la terre garde une trace, une voix, celle de Jeanne d’Arc et de Charles de Gaulle. Sous le regard de Michel Bernard arpenteur romancier, et d’une plume, celle d’Edmond, qui d’une belle et élégante écriture, livre sur des cartes postales, que son petit-fils Philippe Annocque déchiffre, et romance, le récit de sa captivité en Allemagne de 1916 à 1918. Michel Bernard arpente ses terres de France, un désert qui ne dit rien à l’univers, mais qui pour moi est un intarissable bavard, de l’Ardenne française au nord de la Bourgogne. De la présence des ombres et des voix, il fait un roman, un roman français, où s’invite la voix de Jeanne d’Arc, où se dessine, avec la finesse d’un jouailler, l’esquisse du Bon Cœur, le roman de Jeanne la Révoltée qui viendra plus tard. La tranchée de Calonne est aussi le récit romanesque d’une terre que l’Histoire a façonnée et fascinée. Loin de cette terre de France, Edmond écrit à ses parents de la terre allemande. Il y reçoit leurs lettres et leurs colis, il écrit avec grande application, qu’il va pour le mieux, qu’il pense à eux, les mots sont pesés et choisis, ils disent la météo et les colis reçus, comme si en détention, certains secrets ne peuvent être partagés.
 
 

« Pour changer de solitude, Charles de Gaulle prit souvent la route des Vosges, allant du désert des collines au désert de la montagne. Là-haut, on n’est pas plus seul, mais le reste du monde s’étale aux pieds. On voit les choses comme plus tard, mort, on les verra peut-être. J’imagine que les êtres humains en vieillissant recherchent les points de vue élevés », La tranchée de Calonne
 
« Pour Beaugez, j’espérais qu’il avait pu se (je crois que c’est “sauver”, mais je n’arrive pas à lire), mais maintenant il n’y a plus que 2 hypothèses : il est tué ou blessé et soigné dans un hôpital allemand. Ce présent, “il est tué”, retient mon attention. Sa mort est présente. La mort évidemment est partout présente. Le temps s’est remis au beau depuis plusieurs jours, il fait même très chaud. C’est déjà la manière d’Edmond : ne pas s’attarder sur les choses qu’on est quand même obligé de dire, quitte à passer sans transition aux banalités. Les banalités sont là pour dire que la vie est toujours la vie… »,  Le 26 juin 1916, Mon jeune grand-père.
 
Pas à pas, carte à carte, Philippe Annocque et Michel Bernard dessinent, gravent deux images, deux territoires, deux destinées. Celle d’un grand-père soldat, celle d’une terre qui a enfanté un destin français, un destin romanesque : Le visiteur est prévenu. Le paysage de Sion est une figure littéraire, une cornique de papier avec vue sur la Grande Guerre. Des cartes qui dessinent le territoire d’une présence, lointaine, contrainte, et rassurante, une telle présence, une telle force, aurait pu être celle d’un personnage de La Grande Illusion, tant on entend sa voix complice et fraternelle : A part ça rien de neuf, je travaille toujours un peu. Nous pouvons encore faire de bonnes promenades car le temps est encore beau. Philippe Annocque en écrivain curieux et précis accompagne, lit, relit, commente, imagine, complète les cartes de son grand-père, il en fait un roman épistolaire, une correspondance à travers le passage du temps, un hommage léger et surprenant, le miroir d’un nouveau siècle qu’il tend au soldat emprisonné à la plume légère. Michel Bernard est un mémorialiste, qui sait d’où il vient, un écrivain tout autant attaché à l’Histoire qu’au style, difficile de se passer de l’une comme de l’autre. Il trace une cartographie admirable de la France, de ses victoires, de ses défaites, de ses tremblements et de ses admirations, sur la route de Verdun, dans les livres de Maurice Genevoix, ou à l’écoute de la voix de Jeanne d’Arc lors de son procès. Il s’agit là, de deux belles réussites, deux éclaircies, deux éclairs romanesques nourris de l’histoire des hommes et de celle de la mémoire éternelle de la terre de France.

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/les-cartes-et-le-territoire-de-la-guerre-dans-la-litterature-francaise-par-philippe-chauche