samedi 27 janvier 2018

Marc Pautrel dans La Cause Littéraire



« Ton enthousiasme est extraordinaire, c’est la chose la plus précieuse chez toi, cette électricité rieuse, cette acceptation par principe de toute proposition, et la façon dont tu me salues quand j’arrive ensuite : en faisant de la main, paume ouverte dressée à la verticale dans ma direction et oscillant de droite à gauche, comme ces dizaines de mobiles de carton en forme de mains que j’avais vus une fois, accrochés avec une ventouse sur la baie vitrée de l’aéroport Marco Polo de Venise, face aux pistes d’envol… ».
 
La vie princière est une lettre à l’aimée, L.
Une adresse romanesque, ciselée, ouvragée, où chaque mot, chaque phrase semble pesée par une balance Trébuchet – il y a de la poudre d’or dans ce roman. Le narrateur séjourne au Domaine, lieu où se côtoient des chercheurs, des scientifiques, des universitaires et un écrivain. Le soir de son arrivée, le narrateur tombe sur L. « – Oh, pardon, je ne vous avais pas vue », un éclair traverse sa vie, la foudre qui s’abat sur son regard et enflamme sa peau. Elle, travaille « sur la figure du Christ chez les auteurs du XXe siècle ». Lui, écrit des livres, l’un sur « un pays lointain, ou plutôt ma succession de projets autour de mon impossible roman sur ce thème ».
 
La vie princière est le roman de leur éphémère rencontre, la musique légère de leurs croisements, de leurs regards, des frôlements, de leurs échanges sur la terrasse du Domaine, et de leur séparation, une expérience divine.
 
« Chaque seconde de ce dîner sera donc pour moi sacrée, jusqu’à la dernière, celle qui nous séparera puisque toujours je finis par être séparé des femmes dont je tombe amoureux. La séparation est devenue une constance de mon existence qui m’a forcé à changer de vie, et c’est pour ça que je me suis retrouvé romancier : je veux tout transformer en légende, créer une boucle continue, doubler l’éternité ».
 
La vie princière est un roman où la vie est « portée à son maximum, le lieu idéal, les trois mille oliviers et les trois mille cyprès, les pins parasols et les amandiers », un roman qui saisit le mouvement de la vie, ses éclairs, ses éclats et ses silences. La vie princière est un roman où le narrateur s’accorde à ce qu’il voit, et il ne voit qu’Elle, à ce qu’il ressent, il ne ressent qu’Elle, à ce qui s’ouvre sous ses yeux : la vie romanesque vécue au Domaine et la vie imaginée avec L., qui s’accorderait à la langue de Dante – « J’aurais tellement voulu que nous puissions, mine de rien, glisser dans l’italien… ». Ce beau roman est cette boucle d’éternité partagée avec L., et lorsqu’elle disparaît à jamais, comme elle était apparue, la vocation pour la joie l’emporte sur les démons qui font les mauvaises pensées.
 
« … il y a en français une expression que tu connais peut-être, parce que tu connais presque tout du français, c’est “boire les paroles de quelqu’un”, eh bien, je fais exactement ça : je bois tes paroles et elles me font escalader le ciel ».
 
Marc Pautrel a l’art d’écrire sur le fil de l’histoire, sur l’onde du Mascaret – on ne naît pas Bordelais pour rien –, de réduire sa narration comme on le fait d’une sauce, pour n’en garder que les sucs premiers des mots, les parfums les plus subtils des phrases, le cœur tendre de l’écriture.

Philippe Chauché


http://www.lacauselitteraire.fr/la-vie-princiere-marc-pautrel
 

vendredi 19 janvier 2018

Christian Laborde dans La Cause Littéraire



« La nuit est un animal qui ne dort que d’un œil. Elle sent bien que cette sortie à moto est une fuite, qu’une peau est en jeu. La nuit prend soin de Tine, de ses cheveux. C’est elle qui règle l’intensité du vent, le maintient à distance du side-car. Le vent ne doit pas décoiffer Tine ».
 
Tina fuit, elle fuit la fureur des hommes, la vengeance des vauriens de Vissos, le charivari, elle ne laissera pas ces résistants lui voler sa longue chevelure flamboyante, elle refuse les crachats, les insultes, et l’infamie. Alors, elle fuit, elle fuit dans la nuit occitane avec l’aide de Gustin, fidèle et silencieux, elle fuit vers la ville, vers Toulouse où personne ne la connaît, pour se cacher chez les Sœurs de la rue des Trois-Fontaines. Elle a une mémoire affutée Tina, comme son regard, elle ne plie pas, elle s’ouvre au monde, comme elle ouvrait ses bras à son amant Karl, l’officier allemand qui lui offrait en retour des vers de Verlaine, d’Hugo, de Musset, d’Apollinaire : « En admirant la neige semblable aux femmes nues ».
 
Tina affole et trouble tous ceux qu’elle croise, sa langue est celle de la Garonne, des pescofis, les pêcheurs à la ligne qui mâchent l’eau, comme ils mâchent l’occitan, cette langue sauvage et finement ouvragée, qui descend des montagnes et roule comme les galets des Gaves, cette langue que mâche Christian Laborde en goûtant à chaque consonne et à chaque voyelle.
 
« Comment leurs mains, armées de tondeuses, n’ont-elles pas tremblé lorsque les chevelures qu’ils soulevaient leur ont laissé entrevoir un chemin où se perdre, ont offert à leurs narines des parfums ignorés ? Comment ont-ils pu, découvrant leur blancheur inouïe, ne pas pleurer ? Et comment ont-ils pu imposer aux briques roses, aux cours anciennes, à leurs enfantins jets d’eau, un spectacle d’une telle cruauté ? ».
 
Tina est le roman du Chagrin et la Pitié, le corps a ses raisons, que les gens raisonnables ignorent. Tina traverse ainsi l’Histoire, jamais de guerre lasse. Son histoire se chante et se danse, c’est La Femme à la rose, d’Emma Liébel : « Voici mon cœur. Qui veut m’aimer ? Voici mes bras pour s’y pâmer / Voici mes lèvres. Voici mes yeux / Je vous les donne… Soyez heureux », ce sont les bals et les premiers accords de jazz, que l’on plaque loin des yeux des occupants. Rien n’empêchera Tina d’offrir ainsi ses yeux et ses lèvres, rien ne les altère, ni les trahisons, ni la fuite, ni la mort qui s’invite au bal, ni la passion de Viktor. La rue, la lune et la nuit la protègent, Gustin veille quelque part sur un chemin ombragé et propice à la fuite. Tina inonde le monde qu’elle embrasse, et Christian Laborde, en joailler précis, lui offre ses meilleurs éclats, sa liberté libre comme l’écrivait Rimbaud.
 
« La nuit les attendait, la lune aussi. Les confettis de clarté éparpillés sur les façades brunes, le chant du jet d’eau dans un square, les pierres dodues d’un porche, une lueur vacillante au fond d’une cour pavée, le cadre brillant d’un vélo cotonneux, d’un moteur de voiture : tout leur semblait complice, et l’était ».
 
Avec Tina, Christian Laborde prouve une nouvelle fois la vitalité de son style, de sa langue vive. Ce court roman finement composé, à la langue acérée, dessine des personnages qui restent gravés dans notre mémoire, Tina l’étourdissante, Gustin le juste, Karl l’officier poète, Viktor le résistant écrivain qui choisira sa chute, la troublante sœur Cécile. Tous, comme dans La Règle du Jeu ont leurs raisons, bonnes ou mauvaises, des raisons d’être et de vivre, qui comme des éclairs, électrifient ce beau roman.
 
Philippe Chauché
 

dimanche 14 janvier 2018

Michel Bernard dans La Cause Littéraire







« Les sons et les mouvements de la nuit ne les inquiétaient plus. Leurs sens s’étaient habitués. Le hululement d’un hibou sur son territoire de chasse, suave et prenant, la solitude d’un chêne, son orbe découplé sur la nuit, le vol errant d’une chauve-souris, étaient les signes d’amitié de la forêt. Ils avançaient comme des ombres dans un rêve, et c’était le rêve de la jeune fille ».
 
Le Bon Cœur est le roman d’une jeune paysanne dont le prénom deviendra un nom, et dont le nom inspira historiens, musiciens et cinéastes : Jeanne d’Arc. De Jules Michelet à Georges Duby, de Joseph Delteil à Anatole France, de Dreyer à Victor Fleming et Otto Preminger, de Robert Bresson à Jacques Rivette, sans oublier Gérard Manset, avec une passion commune, saisir le visible et l’invisible, faire voir ce qui a fait de l’histoire de Jeannette de Domremy une histoire française. Le Bon Cœur fait entendre l’histoire de la reconquête du Royaume de France, et une voix singulière et unique, qui résonne, comme celles qu’elle a entendues avant de se lancer dans cette aventure, les voix font parfois l’Histoire et souvent les grands livres. Cette voix singulière est aussi celle du roman de Michel Bernard, il conte avec finesse cette folle épopée française, qui la conduit à Orléans et à Reims, avant de tomber dans les mains des Bourguignons et des Anglais, cette traversée de l’Histoire, et des histoires, cette guerre de reconquête et de mots, où l’héroïne insaisissable et troublante écrit une Histoire nouvelle, les armes à la main.
 
« Tout le monde cherchait à la rencontrer puisqu’elle avait la faveur du roi. On lui prêtait des pouvoirs extraordinaires, on racontait qu’elle avait guéri des enfants, refermé des plaies par application des mains, qu’elle savait l’avenir. On disait qu’elle avait fait du petit roi à la triste figure un autre homme, qu’il avait changé, comme si la vie l’avait traversé ».
 
Le Bon Cœur est ainsi traversé par la vie, tout l’art du roman est souvent dans cela, dans cette manière d’être traversé par ces instants de vie, ces frémissements, où la nature veille à son enchantement, dans cette façon de convoquer l’Histoire, et de lui faire rendre raison. Michel Bernard chevauche aux côtés de Jeanne en armure, œil vif, gestes précis, parole rare, regard transperçant, un regard habité qui embrasse la nature endormie par la domination anglaise, et embrase les hommes qui la suivent. L’écrivain accompagne ses gestes et sa geste, suit pas à pas sa folle détermination, il sait que rien ne la détourne de la mission qu’elle s’est donnée, qu’on lui a donnée, et Le Bon Cœur est l’écho romanesque de cette aventure, de cette force singulière du bon sens et du bon cœur (1). Jeanne parle peu, mais agit, ne cesse d’agir, et finalement d’écrire son destin et celui de la France.
 
« Elle avait toujours ce regard droit qui le troublait. Il songea que ce soir, quand elle ne serait plus que cendres et poudre, elle continuerait de le regarder ».
 
Michel Bernard est fidèle à l’Histoire, il ne la réécrit pas, il l’écrit, non comme un historien, mais comme un romancier attentif, au style acéré et précis, il dresse le portrait de cette jeune femme qui renverse le XVe siècle, le portrait d’un pays qu’elle traverse, attentif au motif, à cette nature qui comme les hommes va se réveiller, attentif aux batailles, aux complots, aux résistances et aux soumissions. Les cœurs s’ouvrent comme les villes délivrées, les visages s’éclairent, les mains se lient, et Michel Bernard en peintre romancier en saisit les éclats, les visions, les ombres qui glissent sur la Loire, et cette jeunesse qu’elle offre aux soldats qui la suivent jusqu’aux flammes de la tragédie.
 
Philippe Chauché
 
(1) Jules Michelet, Histoire de France (citation qui ouvre le roman de Michel Bernard)


http://www.lacauselitteraire.fr/le-bon-coeur-michel-bernard