lundi 29 mai 2017

Jean-Henri Fabre dans La Cause Littéraire

« Que de fois aux dernières lueurs du soir, ne m’arrive-t-il pas de le rencontrer lorsque, faisant la chasse aux idées, j’erre au hasard dans le jardin ! Quelque chose fuit, roule en culbutes devant mes pas. Est-ce une feuille morte déplacée par le vent ? Non, c’est le mignon Crapaud que je viens de troubler dans son pèlerinage ».
 
Merveille des merveilles, plaisir absolu de relire ces portraits d’insectes de Jean-Henri Fabre, le poète scientifique, l’entomologiste du roman de la nature, le génie de l’observation, du détail, l’homme qui se penche dans son jardin de l’Harmas à Sérignan-du-Comtat et voit tout, tout un univers en mouvement permanent, comme sa pensée qui virevolte telle une abeille. Dans sa préface éclairante, Philippe Galanopoulos note : « Fabre conserve (au contraire) le plaisir d’écrire et fait du style une marque de distinction. Il ne se soumet pas à l’orthodoxie du siècle : jamais il n’oppose la littérature à la science ». Jean-Henri Fabre a bouleversé la science, l’observation, et son style, sa manière, cette matière vivante, a passionné ses lecteurs depuis leur première édition en 1879, les scientifiques du monde entier, les lettrés et les écrivains – Victor Hugo, Remy de Gourmont, Maurice Maeterlinck, mais aussi André Breton et Roger Caillois sans oublier le subtil Gilles Deleuze, et Edmond Rostand : « Ce grand savant pense en philosophe, voit en artiste, sent et s’exprime en poète ».
 
 
 
Dans sa maison du Vaucluse, non seulement il observe, classe, dessine des insectes et peint des champignons, ses aquarelles visibles à L’Harmas sont éblouissantes. Les insectes vagabonds ont trouvé leur élégant observateur, il voit et il écrit, et sous sa fine plume Cigales, Grands Paons de Nuit, Scarabées, Abeilles, Pompiles, Bembex et Chalicodomes se révèlent, et vous révèlent leur monde, leurs histoires, leurs comportements. On ouvre avec Jean-Henri Fabre le livre de l’Odyssée des insectes – Victor Hugo le surnommait l’Homère des insectes –, l’aventure est là sous les yeux du vieux professeur, curieux de tout, et par tout ébloui, l’homme curieux et le savant savoureux.
 
« On s’agace dans les airs, on se poursuit, on se lutine. Lassé des ébats, tantôt l’un, tantôt l’autre des valseurs reprend pied sur les lilas et s’abreuve à l’amphore des fleurs. Tandis que la trompe plonge et suce au fond de l’étroit goulot, les ailes, en une molle oscillation, se dressent sur le dos, s’étalent de nouveau, se redressent ».
 
Beauté secrète que révèle le fourmillement du jardin, Jean-Henri Fabre est attentif au moindre frémissement, les Fournis le passionnent, il les suit au mot près, les Minotaures l’éblouissent, il surprend la Cigale et se laisse séduire par le Grand-Paon, il évite les Scorpions et croise les Mantes religieuses. Il est à l’affût et affute son regard et sa plume, il est précis, documenté et lettré, c’est un paysan de l’Académie, un chasseur Encyclopédiste, un aventurier du jardin, de cette savane de L’Harmas – sa Terre en friche en provençal –, sous l’heureuse protection du Ventoux et de Pétrarque qu’il a peut-être croisé en chemin.
 
 
 
« En juillet, aux heures étouffantes de l’après-midi, lorsque la plèbe insecte, exténuée de soif, erre cherchant en vain à se désaltérer sur les fleurs fanées, taries, la Cigale se rit de la disette générale. Avec son rostre, fine vrille, elle met en perce une pièce de sa cave inépuisable. Etablie, toujours chantant, sur un rameau d’arbuste, elle force l’écorce ferme et lisse que gonfle une sève mûrie par le soleil ».
 
On ne peut que se réjouir que le Castor Astral publie quelques portraits d’insectes de l’entomologiste et demande à Pierre Zanzucchi des dessins à la plume, Papillons, Fourmis, Minotaure, Mantes, gris et noirs, saisis sur l’instant entre deux lunes. Ce petit livre gracieux aurait d’évidence ravi le professeur de Sérignan-du-Comtat, il donnera l’envie de lire l’intégralité des Souvenirs de l’écrivain des talus, des chênes, des herbes sauvages et des insectes curieux.
 
Philippe Chauché


http://www.lacauselitteraire.fr/portraits-d-insectes-jean-henri-fabre

samedi 20 mai 2017

Philippe Sollers dans La Cause Littéraire




Rencontre avec Philippe Sollers, bureau de L’Infini, Gallimard, Paris, le 25 avril 2017.
 
« Si tu attends comme il faut, les choses viendront à toi d’elles-mêmes, elles ne peuvent pas faire autrement », Beauté
 
Portraits d’écrivains vivants, belles photos exposées dans l’entrée de la maison Gallimard qui en a vu tant et tant passer. Nous avons rendez-vous avec l’un d’eux : Philippe Sollers, de son vrai nom Philippe Joyaux, admiré, détesté, courtisé, calomnié, trop présent, se mêlant de tout, et au bout du compte un isolé absolu, galant homme, courtois et prévenant, curieux et passionné. Il travaille dans un minuscule bureau à l’étage de la maison, le bureau de L’Infini qu’il occupe avec son ami et complice de toujours Marcelin Pleynet. Sur sa table de travail des livres, beaucoup de livres, les siens, une traduction récente en chinois de Mémoires, des exemplaires de la revue L’Infini, des livres d’amis, un petit cendrier d’argent. Ecoutons, lisons :
 
La Cause Littéraire : Philippe Sollers, commençons par le début, ce qui fonde, cristallise le profond intérêt, cette passion de la langue française et de ses aventures, c’est l’écriture, l’art du roman, finalement, un art de vivre qui est visible dans chacun de vos livres. Dès le début, tout cela s’entend dans Une Curieuse solitude, votre premier roman paru au Seuil en 1958. Un roman écrit en pleine lumière et traversé par la lumière.
 
Philippe Sollers : J’ai donc, quand le livre paraît, vingt-deux ans. En ce moment-là venait d’être publié Un certain sourire de Françoise Sagan, et pendant un certain temps nos deux noms ont été associés avant qu’ils divergent complètement, parce que nos façons de vivre ont été très différentes, comme la promesse d’une nouvelle génération qui prenait la parole et qui introduisait quelque chose de nouveau. D’où par exemple des jugements très favorables d’écrivains déjà très célèbres comme Mauriac qui a traité Sagan « d’adorable petit monstre » et moi de « phénix nouveau », et Aragon qui lui-même a repéré ça très vite. Et tout ça en 1958, et c’est intéressant, c’est un changement d’époque, comme nous y sommes aujourd’hui, d’une autre façon, toute autre. C’est-à-dire que l’on pouvait considérer que pendant dix ans, au moins jusqu’à 1968, et après, il y avait un mouvement très fort de renaissance de ce pays que l’on appelle la France. Ça reste à analyser, mais enfin ça reste une époque, où il n’y avait pas tellement de chômage, où il y avait quand même l’ombre de la guerre d’Algérie, que l’on ne pouvait pas appeler la guerre d’Algérie, mais le « maintien de l’ordre », et certains de mes amis ont été complètement détruits, avec la figure, tout à fait centrale pour cette époque, de Pierre Guyotat dont le livre vient d’être traduit aux Etats-Unis, et je vois avec plaisir que mon nom figure comme préfacier d’Éden, Éden, Éden, après Tombeau pour cinq cent mille soldats, que ma préface et celle de Barthes et Leiris sont publiées désormais en anglais.
 
Personnellement c’est une époque qui va me conduire, un peu plus tard, dans les hôpitaux militaires dont j’ai la plus grande difficulté à me tirer, et je dois la vie, car je pensais aller jusqu’au bout d’une grève de la faim que j’avais entamée dans l’Est de la France pour ne pas faire cette guerre, j’ai été sauvé, il n’y a pas d’autre mot, par André Malraux, et quand je lui ai envoyé un mot de remerciements, il m’a répondu sur une carte de deuil, je crois que ses fils venaient de mourir : « c’est moi qui vous remercie, Monsieur, d’avoir pu au moins une fois rendre l’univers moins bête ». Voilà comment s’exprimait un Ministre de la Culture du général de Gaulle à l’époque, vous voyez que c’était encore le grand style romantique et tout à fait magnifique.
Il faut prendre la mesure de ce qu’est devenu ce pays par rapport à ce qu’il était à ce moment, et ce qu’il était va être de nouveau devant nous, dans combien de temps, je n’en sais absolument rien, compte tenu du tunnel qui s’annonce.
 
« Cette femme est stupéfiante, amusante, très déterminée », Un vrai roman, Mémoires
 
Pour l’histoire, j’attire votre attention que paraîtra en octobre le premier volume des lettres à Dominique Rolin qui est un amour de ma vie à ce moment-là, les siennes viendront par la suite. Ce qui me paraît notable maintenant, c’est qu’à l’âge de vingt-deux ans, je sais écrire. Ce qui est très intéressant c’est d’avoir une histoire très belle avec un écrivain de sa dimension, et ce qui était, compte tenu de la différence d’âge, puisqu’elle avait 22 ans, 23 ans de plus moi. Elle avait 45 ans, elle en paraissait 35, et moi-même j’étais probablement plus mûr que le sont en général les garçons de 22 ans, je vous parle de la faculté d’écriture. Nous sommes dans cette période où nous sommes en train de parler, où en effet, nous avons un Président probable de la République qui vit avec une femme plus âgée que lui, il a été son jeune étudiant. L’évolution des mœurs atteint là des choses très, très intéressantes, car il n’était pas du tout question en 1958 de pouvoir afficher la moindre liaison de ce type, qui aurait fait scandale, c’était interdit, ça visait ni plus ni moins qu’un fantasme d’inceste entre mère et fils bien entendu.
 
« Et, de ce nom (Concha) qui signifiait à la fois crique, écaille et coquillage – mais aussi la plage elle-même –, j’entrevoyais la beauté ronde et rugueuse, crissante comme le sable qu’on fait jouer entre les doigts mouillés… », Une curieuse solitude
 
La Cause Littéraire : Une curieuse solitude, votre premier roman, en dit beaucoup de cette naissance à la littérature et donc à la vie ?
 
Philippe Sollers : Tout se passe à Bordeaux. J’ai raconté comment enfant, je suis né dans une famille anglophile, c’est-à-dire que je n’ai pas eu à porter le poids de la culpabilité de la France au sujet de ce que vous savez, puisque la rafle du Vel’ d’Hiv’ revient sans cesse sur le tapis, et d’autres histoires de ce genre. Les anglais, pour ma famille, avaient toujours raison, peut-être pas sur le plan de l’Irlande. Et la banque de ma famille c’était la Westminster. Donc, ça donne un enfant, qui dès l’âge de cinq, six ans, va avec ses parents, calfeutré dans les greniers, écouter Radio Londres, c’est-à-dire les Français parlent aux Français. Ici Londres, les Français parlent aux Français ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Et voici quelques messages personnels, la radio était évidemment brouillée (il s’amuse à faire entendre le brouillage allemand) et là, je découvre l’extraordinaire féérie du langage : Les renards n’ont pas forcément la rage, je répète Les renards n’ont pas forcément la rage ou bien J’aime les femmes en bleu, je répète J’aime les femmes en bleu ! Qu’est-ce que c’est que ces messages ? Donc c’était des messages ciblés pour prévenir de telle ou telle action de résistance et ça c’est dans les greniers. Bordeaux est occupé par les Allemands, ils viennent d’arriver, donc ils ont réquisitionné tous les bas des maisons. Avant il y a eu l’arrivée des Espagnols, dont ce personnage de femme extraordinaire qui est plus âgée que moi, qui a trente-deux ans, quand j’en ai quinze, donc je commence très tôt sur le terrain, si je puis dire, le seul qui existe au fond, en tout cas pour moi. Et vous avez aussi cette chape de plomb de la collaboration, qui ne fait pas de moi un coupable, outre le fait que je n’ai pas mon visa d’origine modeste, qui est très, très demandé à la douane, je n’ai pas non plus de bagage de culpabilité, ce qui fait de moi un innocent dans un mode coupable. Pour moi, c’est Bordeaux, et je n’en finirai pas de vous raconter ce que ça a été comme bonheur. Et chaque fois que je reviens vers là, vers le Sud-Ouest, je ressens la vérité suivante, qui n’a rien d’écologique, c’est beaucoup plus profond que ça. C’est que la nature est divine, et on a grand tort de ne pas lever les yeux, de passer son temps à consulter des tablettes et des portables, plus personne ne sait voir le ciel, la mer, les mouettes…
 
La Cause Littéraire : Votre ami Roland Barthes descendant en voiture vers Urt sur les bords de l’Adour, où réside sa mère, et où il repose aujourd’hui à ses côtés, parle de la lumière du Sud-Ouest : Une lumière lumineuse, et à l’automne, liquide, rayonnante, déchirante puisque c’est la dernière belle lumière de l’année.
 
Philippe Sollers : Il faut ajouter que je me sens absolument solidaire de la France des Ports. J’ai vécu beaucoup à Barcelone d’autre fois, une ville magnifique, et en Allemagne je vais à Hambourg, c’est une ville anglaise au fond, où Hitler n’aimait pas aller, ou alors Amsterdam.
 
La Cause Littéraire : Et Bordeaux bien-sûr ?
 
Philippe Sollers : Il y a deux civilisations, c’est-à-dire, ce n’est pas seulement les paysages, c’est aussi l’art de vivre, et le savoir-vivre de ces gens qui ont été élevés dans le vin. J’ai fait des études au lycée Montesquieu, avant d’aller au lycée Montaigne, la lecture était tout à fait recommandée. Il fallait rester sur un passage des Essais de Montaigne, notamment sur le premier chapitre où il est question du Prince Noir, du Black Prince, puisque ça fait deux siècles d’Angleterre dans la région. Ou Aliénor d’Aquitaine, et puis Montesquieu. Montesquieu et ses admirables Lettres PersanesL’Esprit des Lois bien-sûr. Vous êtes à Bordeaux, vous êtes dans cette ville qui été nettoyée de sa punition du 19e siècle, elle était noire, je l’ai connue noire. Et maintenant elle est resplendissante. Et c’est, il faut le dire quand même, c’est Alain Juppé qui a réussi cette merveille, bien qu’il soit landais et qu’il n’ait rien de bordelais, mais il s’est fait admettre dans la plus belle ville de France, comme dit Stendhal en 1825. Il y a le climat, et puis il y a les personnages. Dans mon dernier livre, Beauté, je m’étends un petit peu sur ce personnage ahurissant qui n’est autre qu’Hölderlin qui est venu à Bordeaux en 1802, il croyait qu’il allait en Grèce, mais il est là et il ressent la divinité.
 
La Cause Littéraire : Donc, il est un peu en Grèce ?
 
Philippe Sollers : Il y est puisqu’il le croit ! Il est très en avance sur les gens. Il remarque immédiatement les corps, la physique, la virtuosité par rapport à la mort et puis : « Les femmes brunes / Sur le sol doux comme une soie », ce poème « Souvenir », chaque fois où je peux, je le réintroduis parce qu’il est porté par le vent du nord-est, que nous appelons nous quand nous sommes sur la côte ou dans l’Île de Ré le nordé. J’ai eu des marins dans ma famille, c’est-à-dire des arrières grands-pères qui faisaient « le long cours », j’ai des livres de marines, des descriptions des côtes. C’est très, très vivant pour moi. Et c’est un autre pays, je ne vous apprends pas que lorsque l’Hexagone s’effondre, tout le monde va à Bordeaux. C’est de là que le Général de Gaulle prend l’avion pour Londres, quand la Chambre, sauf Mendès France entre autre, vote les pleins pouvoirs à Pétain. Et j’insiste toujours beaucoup sur les dates et l’Histoire. Mon parti politique, c’est évidemment les Girondins auxquels à mon avis on ne rend pas assez hommage, il y a pourtant La Colonne des Girondins à Bordeaux, que les nazis ont tout de suite démolie, il a fallu longtemps avant que ça soit reconstruit, et son inscription à l’intérieur : « Honneur aux vaincus », c’est extraordinaire.
 
La Cause Littéraire : Au Seuil, vous publiez notamment des livres essentiels de Roland Barthes : Le degré zéro de l’écritureLe Plaisir du texte, et bien sûr Fragments d’un discours amoureux. Vous écrivez : « On se voyait une ou deux fois par mois, rendez-vous à La Coupole, dîner au Falstaff, conversation libre, projets communs (par exemple, refaire l’Encyclopédie, rêve que je crois avoir réalisé en grande partie plus tard avec La Guerre du goût et Eloge de l’infini) ». J’y ajouterais Discours parfait et Fugues.
 
Philippe Sollers : Refaire l’Encyclopédie, c’était vraiment un sujet de discussion. Il avait fait un grand texte sur les Planches de l’Encyclopédie et il adorait cela. Si la Cour de France avait pu négocier avec les Encyclopédistes au lieu de les persécuter, il y aurait eu, encore une fois, peut-être une autre Histoire. Là c’est Diderot, personnage qui a tout fait en somme, mais il ne faut jamais oublier Voltaire, mon camarade de combats. Comme disait mon ami René Pomeau, le biographe de Voltaire, que j’allais voir à l’époque en son pavillon à Saint-Cloud. Il me disait souvent « mais vous êtes un voltairien atypique », oui cher Monsieur, je suis atypique en tout. On avait des conversations sur Voltaire, absolument merveilleuses, et tout d’un coup, il se mettait en colère, « là c’est encore un coup des rousseauistes ! ». C’était extraordinaire, il pleuvait, on était dans la féérie du temps. Je crois que c’est le seul être humain que j’ai connu qui avait lu toute la correspondance de Voltaire, qui a été beaucoup plus célèbre et étudiée en Angleterre qu’en France. Les dévots ne l’aiment pas et la gauche ne l’aime pas non plus, il n’a pas été martyr, il détestait le martyr. Ce sont 13 volumes en Pléiade. Il faut signifier aux lecteurs de La Cause Littéraire d’acheter toute la correspondance de Voltaire, qu’ils économisent un peu, ils en lisent une par jour, et la vitamine est immédiate !
Je suis obligé de défendre ici le maudit Céline, parce que c’est exactement la même fermeté, la même immédiateté, le même style direct. Céline qui lui-même a dit : j’ai voulu voltairiser la langue française. Alors vous voyez où nous en sommes, cette langue n’est plus vouée qu’à la communication immédiate, d’où crise, crise…
 
La Cause Littéraire : Et la revue Tel quel que vous cofondez et publiez au Seuil, qu’en dites-vous aujourd’hui ?
 
Philippe SollersTel quel était une revue, dont il est encore question dans l’Histoire, elle est là, alors que beaucoup de revues concurrentes ont quasiment disparu. Le Seuil est le seul éditeur, à ma connaissance, qui a créé deux revues concurrentes pour essayer d’affaiblir cet îlot de liberté. Ça été Change de Jean-Pierre Faye et Poétique où se sont illustrés des gens de très grand talent comme Gérard Genette ou Tzvetan Todorov, et ça été drôle, parce que le fidèle ça a été Barthes, du début à la fin. Nous avions deux protections pour notre turbulence, Barthes et Lacan sur place. Ils meurent, ça devient tout de suite, très, très difficile car on fait du bruit, il y a le voyage en Chine, donc l’éditeur commence à émettre des doutes et des réserves.
« On a beaucoup travaillé sans avoir l’impression de travailler, on s’est beaucoup amusé », Un vrai roman
 
La Cause Littéraire : L’occupation ne cesse si je puis dire de vous occuper, et vous ne cessez également de défendre l’écrivain Céline, vous venez d’en parler, vous avez d’ailleurs réuni vos textes dans un petit livre baptisé Céline, publié aux éditions Ecriture. Mais que dire des pamphlets ?
 
Philippe Sollers : La seule édition critique des pamphlets est disponible au Canada, aux éditions 8, édition critique de Régis Tettamanzi, et c’est cette édition-là, probablement, qui sera enfin publiée en France, c’est un scoop que je vous donne là, c’est ce que m’a confirmé Antoine Gallimard. Lucette Destouches qui refusait cette publication vient de donner son accord, vous savez elle a 105 ans aujourd’hui. Une édition critique, ça change tout. Au lieu que les gens se fournissent de clichés ou de phrases détachées de leur contexte, vous avez une étude critique de l’époque. Qu’elle était cette époque ? Où Céline apparaît comme une fusée, certes qu’on peut juger abominable, mais d’abord, il y a le talent littéraire qui est ce qu’il est, et puis voilà on n’y peut rien. S’il fallait être bien sur le plan des opinions pour être reconnu grand écrivain, ça serait facile.
 
La Cause Littéraire L’Infini, la collection cette fois, nous semble ne répondre à aucun critère, sauf à celui de vos choix et de votre envie d’éditer, d’accompagner un auteur, parfois inconnu, et si on feuillette le catalogue, si l’on regarde les livres et les auteurs publiés, que voit-on, que lit-on : Daniel Accursi – réjouissant pataphysicien –, Frédéric Berthet et notamment son Journal de Trêve, François Meyronnis et Yannick Haenel – fondateurs avec Frédéric Badré (disparu lui aussi) de la revue Ligne deRisque, que vous soutenez depuis le début – ou encore Valentin Retz et votre ami Marcelin Pleynet, ou encore Marc Pautrel, Louis-Henri de La Rochefoucauld et sa formidable Révolution Française, Nicolas Idier, Éric Marty et Cécile Guilbert.
 
Philippe Sollers : Mes copains de Ligne de Risque, oui, vous avez raison de citer Frédéric Berthet, qui me manque beaucoup, c’était un écrivain de très, très grand talent.
 
La Cause Littéraire : Frédéric Badré a écrit un livre formidable sur Jean Paulhan, Paulhan le juste, publié chez Grasset en 1996, quels étaient vos rapports ?
 
Philippe Sollers : On a eu des rapports d’observations réciproques, parce que j’avais décidé de faire concurrence à la NRF, il était très subtil, manœuvrier de génie, c’est des gens qu’on est content d’avoir connus. Il m’invitait chez lui et me donnait des livres que je ne trouvais pas à lire, des traductions du chinois, c’est lui qui m’a fait lire Orthodoxie de Chesterton. Très curieux bonhomme avec des tas de secrets, Histoire d’O bien sûr. Il avait une puissance d’action considérable. Vous avez également bien raison de citer Valentin Retz, là, il vient de redonner un manuscrit, qui s’appelle Les neuf portes, pour l’instant, qui est un roman fantastique, entièrement axé sur des épisodes de magie noire, c’est très, très fort.
 
La Cause Littéraire : Aujourd’hui, il y a Beauté votre dernier roman, un surgissement, un roman qui s’écoute, comme la musique se voit, un roman du goût des fleurs (le nom d’un autre livre qui semble être oublié) et des dieux grecs. Beauté est un roman contre la terreur, et on constate chaque jour qu’elle s’installe, alors vous répondez aux éclats d’acier, par des éclats de Beauté : « Je crois fermement que les dieux nous donnent le talent, la force des bras et l’éloquence », ou encore « Les mortels doivent tout ce qui les charme au Génie », un roman écrit sous la protection de Pindare.
 
 
Philippe Sollers : C’est très gentil ce que vous dites de Beauté. Vous me faites grand plaisir en insistant sur Pindare, franchement il me devra beaucoup ! (rires) Quel est le pays qui a célébré un poète de génie ? Vous allez me dire, l’Angleterre : Shakespeare, mais alors Shakespeare, c’est la Renaissance, c’est autre chose. Mais alors dans l’Antiquité, le contraire du poète maudit, c’est Pindare. La Grèce s’arrachait Pindare. Les tyrans lui donnaient de l’argent, pourquoi ? Parce qu’il y avait ces Jeux Olympiques qui étaient des Jeux Cultuels. Il y avait une religion. Je regrette la disparition des dieux grecs. Il ne faut pas les appeler en latin, il ne faut pas dire Jupiter, il faut dire Zeus, Minerve ça ne va pas, c’est Athéna ! Pour moi, tout ça c’est vivant ! Alors, ça a l’air assez fou, mais je préviens tout le monde, si vous supprimez le grec et le latin, ce qui est en cours, vous allez droit dans le mur. D’autant plus que le français trouve là ses racines les plus évidentes.
 
La Cause Littéraire : Les dieux grecs s’invitent dans votre roman Beauté, mais aussi, une pianiste Lisa, très concentrés, elle aussi très vivante.
 
Philippe Sollers : Il fallait un personnage de musicienne, parce que la musique pense plus qu’on ne le croit, surtout Jean-Sébastien Bach ou Mozart si vous voulez, mais il fallait aussi la poésie. J’écris des romans pour célébrer la poésie. Je n’écris pas de poèmes, ça n’aurait aucun sens. Ça continue à se faire, de même que l’on continue à écrire des tragédies du temps de Voltaire, lui-même en écrivait, et il ne s’est pas rendu compte que c’était Candide son chef d’œuvre. Que c’était ses lettres qui survivraient. Mais enfin, il faut retrouver la poésie, qui est dans un état de misère, il faut la retrouver dans l’expérience de vécu, dans la nature divine et qui vous apparaît ou pas, tant pis. Il y a un  moment où je me dis, cette tranche de lumière, cette mouette, difficile, parce qu’Athéna peut se présenter en mouette, je me dis les dieux sont là, voilà !
 
La Cause Littéraire L’Isolé Absolu, le film documentaire d’André S. Labarthe, nous montre votre écriture, votre main au travail.
 
Philippe Sollers : Ma main me dit où j’en suis. Vous voyez, ça c’est du chinois (il désigne une belle calligraphie placée au mur de son bureau), il faut que tout le corps passe par le souffle. Là, vous n’avez pas droit au repentir une fois que vous avez commencé ce poème, qui se lit de haut en bas et de droite à gauche, calligraphie superbe, je l’ai ramené de Pékin. La plupart des gens, les occidentaux, croient que c’est une décoration.
 
 
La Cause Littéraire : Revenons si vous le voulez bien à votre collection L’Infini chez Gallimard, à la revue L’Infini, pourquoi si peu de commentaires, pourquoi ce silence autour de ce que vous éditez ? C’est la faute à Sollers ? comme on le disait et on le chantait c’est la faute à Voltaire.
 
Philippe Sollers : Sollers est trop. Et surtout le fait d’être incontrôlable. Ça c’est une communication (il nous montre un texte imprimé) que j’ai faite dans un château de Bordeaux, Château du Tertre en 2002, le Président de l’Académie du Vin, qui s’appelle Alexandre de Lur-Saluces, je crois qu’il est marquis ou quelque chose comme ça (en fait il est comte), en tout cas, il possède le château Yquem, il me reçoit très gentiment et il a trouvé une citation, qu’il a relevée me concernant, et il la lit : « Voici, le plus reconnu et le plus combattu, le plus sollicité et le plus secrètement haï, le plus turbulent et le plus gênant, le plus incontrôlable donc le plus intolérable, bref le moins localisable des écrivains contemporains ».
 
La Cause Littéraire : C’est ce que l’on entend au tout début du film L’Isolé Absolu, d’André S. Labarthe.
 
Philippe Sollers : Il est intéressant de noter que Labarthe en a fait deux autres, un sur Antonin Artaud, l’autre sur Georges Bataille. Et dans Beauté, je fais venir très vite Georges Bataille et Le Bleu du Ciel qui est un livre essentiel, si on veut bien se rendre compte de ce qui pèse vraiment dans l’Histoire. On ne perd pas de temps à lire Bataille ou Céline, on va droit à la chose dérangeante, qui apparaît.
« Toujours vivant ?… Oui… C’est drôle… Je ne devrais pas être là… Flot de musique emplissant les pièces… Elle se souvient de moi, la musique, c’est elle qui m’écoute en me traversant… », Le Cœur absolu
 
La Cause Littéraire : Mais quelle est la logique de L’Infini, votre collection chez Gallimard ?
 
Philippe Sollers : La logique, c’est le fait que c’est écrit de telle façon, que c’est absolument évident qu’il faut le publier. Je reçois dix ou douze manuscrits par semaine. Je vous assure que c’est vite vu. Il y a une voix ou pas premièrement, deuxièmement, il y a une composition latente qui se reconnaît, ce n’est pas seulement de savoir si c’est bien écrit, c’est de savoir si c’est composé comme en musique. C’est très vite vu, un paragraphe suffit ou une page ou deux. Le témoignage de Pautrel m’importe beaucoup, Une jeunesse de Blaise Pascal et le Chardin, c’est admirable. Alors vous allez me demander pourquoi il n’en est pas plus question ?
 
La Cause Littéraire : Et oui, je vous demande pourquoi il n’en est pas plus question ?
 
Philippe Sollers : Les gens n’aiment pas la beauté, ils n’aiment pas ce qui les renvoie à leurs petites affaires. J’essaie de publier l’essentiel. J’ai un certain don des langues et je peux soutenir des livres très contradictoires. Il y a simplement une démission voulue, instrumentalisée, je n’ai pas peur de parler de complot, ce sont des gens qui  appliquent des règles du groupe, ça s’appelle le marketing. Tout le monde s’appelle marketing désormais. Vous avez Jean-François Marketing, Marie-Laure Marketing, etc. etc. Moi, je ne cherche pas du tout à savoir si ces livres que je publie auront du succès, et ils le savent. Ils sont dans la servilité volontaire, et ils le savent. Alors vive La Cause Littéraire ! Très beau titre. Prenons Le Monde des Livres, où grâce à Josyane Savigneau, j’ai pu écrire pendant dix-huit ans des textes que vous retrouvez dans mon encyclopédie, La Guerre du Goût par exemple et les autres. C’était une joie, c’est Pautrel qui en témoigne. Il n’avait pas d’intérêt à lire, c’est en lisant ce que je faisais, mon encyclopédie à travers un journal, qu’il a commencé à lire les classiques. C’est un témoignage extraordinairement précieux. Et, je crois que c’est ça le problème. Qui lit encore ?
 
La Cause Littéraire : Et qui lit encore pour vous suivre, qui lit encore Baltasar Gracián que vous avez défendu ? Qui lit le jésuite ? L’auteur entre autre de L’Homme de Cour ?
 
Philippe Sollers : Chasser les jésuites, c’est ne plus vouloir de latin et de grec et donc c’est très grave. Je vous dirai simplement que ça consiste à donner le plus possible de significations en le moins de mots. La concision. Le français est fait pour ça, mais l’espagnol porté à ce niveau de Gracian, c’est quelque chose. Une seule citation, écoutez comme c’est beau : « Vite et bien, deux fois bien ».
J’ai passé mon été avec L’Ethique de Spinoza, c’est du latin admirable, que dieu soit comme la nature, ça lui a causé des ennuis, son excommunication qui est d’une sauvagerie invraisemblable, Voltaire en a fait l’éloge. Tous ces esprits de liberté sont rassemblables et c’est ce qu’il faut faire. Même s’ils ne sont pas de la même époque, même s’ils n’ont pas les mêmes opinions, ce n’est pas l’opinion qui est importante. Les derniers mots de L’Ethique, de L’Ethique ou de la puissance de l’esprit humainde la liberté humaine, bienvenue Spinoza ! C’était charmant, j’avais les mouettes, et je lisais Spinoza, vous voyez, le paradis, et la dernière phrase c’est : « Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare ».
Voltaire, et tous ceux dont nous parlons, étaient des aventuriers, très difficiles à éliminer. Comme les surréalistes, comme André Breton. La dédicace dont je suis le plus fier, en somme, 1962, réédition du Manifeste du Surréalisme, André Breton que j’allais voir rue Fontaine, écrit : « Pour Philippe Sollers, aimé des fées ». C’était quand même un spécialiste !
Les transmissions se font comme ça, d’une façon très étrange. Les aventuriers ne sont pas prévus au programme et ils le seront de moins en moins. Il faut réenchanter l’aventure, et avoir une vie romanesque permet d’écrire des romans qui sont moins ennuyeux que les autres. J’ai souvent l’impression de commencer une chanson de geste, ça me plaisait bien tout jeune La chanson de Roland, et ça vient ou ça vient pas, il faut se concentrer. J’hésite à employer le mot littérature parce que plus personne ne sait ce que c’est. Oh vous pourriez mettre comme tire La Cause, c’est Cosa Nostra ! (éclats de rire) Voilà !
 
La Cause Littéraire : Enfin, j’aurais dû commencer ainsi, comment allez-vous Philippe Sollers ?
 
Philippe Sollers : Plus ça va mal, mieux je me sens ! Je me suis appliqué les principes du Jeu d’Echec : renforcer les points forts, jamais les points faibles.
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/la-cause-de-philippe-sollers-par-philippe-chauche

samedi 13 mai 2017

Yves Charnet dans La Cause Littéraire




« Vous étiez le nouvel amour. L’espace s’était de nouveau remis à trembler. Une brûlure bleue ; une lumière balbutiée. Il y avait de nouveau quelque chose dans l’air. Quelque chose d’imperceptible. Je vous avais parlé de cet air bleu sur le fond duquel se découpait, aux yeux de Frédéric, toute la personne de Madame Arnoux. Scène de l’apparition dans L’Education Sentimentale ».
 
Dans son regard aux lèvres rouges est justement un roman de l’apparition, roman vécu, peut-être une autofiction, sûrement une autofriction, le narrateur est l’auteur, et l’acteur de ce qui se joue là sous ses yeux, sur sa peau et donc dans sa main. Dans son regard aux lèvres rouges ne craint rien de la force de la littérature – qu’on la qualifie comme on le souhaite ! il y risque son corps, il y risque sa phrase, et son style dans ce corps à corps avec Romy B. Il dévoile, se dévoile et dévoile son amoureuse, s’avance et avance la jambe, à l’image des toreros qu’il admire – c’est ainsi qu’il se place, avançant la main et guidant la charge de la corne opposée du toro et de Romy. Il se dit, ma vie doit être libre, joyeuse, mystérieuse, évidente comme le sourire radieux de Romy, mais, car il y a un mais permanent dans ce roman, Romy hésite, ne cesse d’hésiter entre son époux et son amant de la péniche, même lorsqu’elle s’offre c’est en hésitant. Cette hésitation est l’une des tensions du roman.
 
« Après ma lecture nous sommes sortis très vite de la librairie. Trottoirs brûlés ; toujours cette terrible canicule. Nous avons marché en silence. Le Pont-Neuf ; l’autre rive de la Garonne. Nous sommes allés sur la Prairie des Filtres. Un peu d’ombre ; le bord de l’eau. Nous nous sommes allongés sous un arbre. Sans un mot ».
 
Dans son regard aux lèvres rouges se glisse le narrateur, Yves Charnet, l’auteur dévoilé, chaloupé par cette éphémère apparition qui va le bousculer, le renverser, qui va l’illuminer. Yves Charnet offre là un roman d’amour, un vif récit sexuel, cruel, charnel et charmeur, où le narrateur se débat dans les filets de cette chimère bariolée, qui ne sait où aller, qui choisir, que faire, de sa vie, de son destin, de son corps et de ses passions. De cette aventure romanesque, de ces instants réels soumis à la littérature, Yves Charnet en tire un récit juste et net, souvent mélancolique, brutal, parfois amusé, il a tiré sa vie à la courte-paille, à qui gagne perd, et inversement.
 
« Je gribouille ces lignes sans les relire. Sur une petite table dans la chambre de mon hôte. Il est presque trois heures du matin. La Brouilly, la migraine, les brouillons. J’écris ce livre comme on boit. Pour oublier. J’écris ce bouquin pour oublier Romy. De mille façons ».
 
Yves Charnet porte le deuil de cette rencontre, de cette rencontre charnelle qui devient une illusion, le deuil du rayonnement de Romy, et de sa fuite, de sa disparition, de sa détresse, une détresse partagée. Il a beaucoup lu et beaucoup fredonné de chansons de Serge Lama, il a traversé des villes, des hôtels, construit ainsi phrase à phrase une géographie amoureuse, du Rhône à la Garonne en passant par l’océan. Dans son regard aux lèvres rouges vibre de cette géographie, de ces allers-retours, de ces trains, de ces doutes, de ces espoirs, d’un regard toujours présent, même s’il s’efface. Roman au présent, roman présent, vivant, survivant, Yves Charnet sait les blessures et les joies, il en fait un roman rouge comme un baiser.
 
Philippe Chauché

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