mardi 26 février 2019

Scène de la vie conjugale de Philippe Limon dans La Cause Littéraire



« Je lui ai encore demandé depuis quand elle avait eu l’intention de coucher avec quelqu’un d’autre pendant mon absence, si c’était seulement depuis qu’elle avait revu son ancien partenaire sexuel occasionnel d’autrefois par hasard, un soir de printemps, si c’était depuis qu’elle avait regardé les photographies du temps jadis, ou si, avant ça, elle avait déjà tout simplement envisagé de coucher avec le premier venu ».
 
Scène de la vie conjugale est un premier roman, publié par L’Infini, la collection que dirige Philippe Sollers chez Gallimard. L’éditeur écrivain nous confiait qu’il n’avait pas grand mal à décider de la publication d’un roman : « Il y a une voix ou pas premièrement, deuxièmement, il y a une composition latente qui se reconnaît, ce n’est pas seulement de savoir si c’est bien écrit, c’est de savoir si c’est composé comme en musique ». Scène de la vie conjugale est un roman qui a de la voix et du style, avec ses variations et ses vibrations de colère. Une voix et une composition qui sautent aux yeux.
 
Philippe Limon, dont on ne sait rien, offre là une sonate qui déroule un ressentiment, une colère, une rancœur face à cette tromperie d’un soir. Le narrateur revenu d’une courte absence découvre que sa femme a été infidèle, il en tient la preuve, une culotte souillée, une preuve qu’il serre dans la main. Elle va l’accompagner tout au bout de la nuit, une longue nuit enflammée de mots vengeurs et plus rugueux les uns que les autres, à mesure que le temps défile dans la chambre nuptiale. Un côte à côte, comme un face à face, avec son épouse dans ce lit conjugal, qui devient la scène de ce théâtre du ressassement. Scène de la vie conjugale, tel un torrent roule et déroule sa rage, entraînant sur son passage verbes et mots qui le font scintiller comme s’il s’agissait de pépites d’or. Un roman fougueux, que surplombe Scènes de la vie conjugale, le film d’Ingmar Bergman, dont s’inspire le roman, passant du pluriel au singulier, et que le narrateur admire.
 
« Elle a répété qu’elle en avait assez de moi à ce moment-là, que je commençais même à ne le savoir que trop, mais que j’ignorais en revanche pour quelles raisons elle en avait assez de moi à ce moment-là, comme elle ne cessait de le proclamer depuis le début. A aucun moment elle ne m’avait donné l’ombre d’une explication à ce sujet, elle avait pris soin de ne pas le faire et j’attendais qu’elle le fasse ».
 
Scène de la vie conjugale est un monologue au vitriol, une longue tirade qui pourrait s’allonger lors d’autres nuits et d’autres jours, où le narrateur creuse, fouille l’âme de son épouse, et la sienne, ses silences, ses hésitations, ses approximations, ses affirmations, ses raisons et ses mots, ses phrases, et leurs raisons de s’inviter dans le lit partagé, alors que plane l’image de son ancien partenaire sexuel occasionnel d’autrefois, comme si cet incident devenait la destinée de son couple. Scène de la vie conjugale est un roman de fissures et de scansions, un roman musical avec ses riffs, ses éclats, ses déchirements, ses dissonances, ses silences, ses reprises, ses suspensions et ses claquements, un roman où les mots sifflent comme des balles.
 
« Si bien qu’à bout de nerfs, excédé par tous (ses) ces sous-entendus à peine sous-entendus, j’ai fini par lui demander si elle s’attendait à ce que je la remercie pour sa franchise, pour son honnêteté et pour sa vertu, si elle croyait par hasard que sa franchise, son honnêteté et sa vertu conjuguées auraient le pouvoir d’effacer, comme par magie, ce qui s’était produit pendant mon absence, et de lui fournir, par-dessus le marché, une justification, une prescription, une absolution, une bénédiction, ma bénédiction indulgente, en somme, en plus de la sienne ».
 
Philippe Limon porte son roman avec fureur jusqu’à son terme, servi par une langue affutée, tendue, une langue qui a du souffle et de l’ampleur, de la force et de la vigueur. Un roman qu’il faut écouter, entendre, en le lisant. Soumettre un livre à une lecture à haute voix est un exercice salutaire, les mauvais livres sont inaudibles ou ils vous vrillent les tympans, les bons romans, les romans vivants et vifs, dansent dans votre oreille longtemps après leur lecture.
 
Philippe Chauché
 

mercredi 20 février 2019

Robinson Crusoé dans La Cause Littéraire




 Déjà une terrible tempête mugissait, et je commençais à voir la stupéfaction et la terreur sur le visage des matelots eux-mêmes. Quoique vaillant sans relâche à la conservation du vaisseau, comme il entrait ou sortait de sa cabine, et passait près de moi, j’entendis plusieurs fois le capitaine proférer tout bas ces paroles et d’autres semblables : Seigneur, ayez pitié de nous ! Nous sommes tous perdus, nous sommes tous morts !… ».
 
Près de soixante ans séparent cette nouvelle édition de Robinson Crusoé (enrichie des gravures de Dumoulin), de celle publiée par la Bibliothèque de la Pléiade sous la direction de Francis Ledoux en juin 1959, il s’agissait du 138ème livre de cette collection unique. Cette bibliothèque française n’a jamais aussi bien porté son nom, que lorsqu’elle s’attache à publier les orfèvres de la langue et de l’aventure littéraire. Daniel Defoe est l’un de ces témoins de la grandeur d’une langue, et Pétrus Borel (1809-1859) son éblouissant traducteur : Il en appelle à une langue « pure, souple, conteuse et naïve. Seuls lui importent le style qui, plus que tout, traduit un écrivain ainsi que certaines formes orthographiques » (Jean-Luc Steinmetz).
 
La langue de Daniel Defoe est d’une grande souplesse, d’une grande pureté, d’une fluidité marine, et d’un grand style. Signature s’il en est, de ce début du 18esiècle, qui doit beaucoup à celui qui le précède. Cette langue vivace, légère, allègre, porte ces récits d’aventures, ce roman fondateur, ce destin exceptionnel, loin du tumulte de la civilisation anglaise, mais au cœur d’une île oubliée et bientôt conquise, entre rêves et fidélité (Vendredi), ciel et mer, dans le mouvement des marées, sur le qui-vive permanent, entre craintes et ravissements, Robinson Crusoé est un roman moral.
 
« Au bout d’environ dix ou douze jours que j’étais là, il me vint en l’esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de livres, de plume et d’encre, et même que je ne pourrais plus distinguer les dimanches des jours ouvrables. Pour éviter cette confusion, j’érigeai sur le rivage où j’avais pris terre pour la première fois un gros poteau en forme de croix, sur lequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cette inscription :
J’ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659 ».
 
 
 
Robinson Crusoé, magnifiquement servi par le temps – il donne aux vins comme aux grandes œuvres littéraires cet arôme, cette force, cette grâce, qui les rendent immortels. Le temps joue toujours en faveur des chefs-d’œuvre –, est un livre exceptionnel, un roman d’aventure(s), comme l’est Don Quichotte de Miguel de Cervantès, que Daniel Defoe a lu, et bien lu : Aussi, lorsqu’un écrivain aussi sot que malveillant, parla, dans tout l’épanchement de son fiel, du donquichottisme de R. Crusoé – comme il disait –, il montrait de toute évidence qu’il ne connaissait rien de ce dont il parlait ; peut-être sera-t-il un peu saisi quand je lui dirai que ce qu’il avançait comme un sarcasme était en réalité le plus grand des éloges (Daniel Defoe, Préface de Robinson Crusoé aux « réflexions sérieuses » 1720). Cette histoire dans sa première partie, est devenue immortelle, la mer rejette sur une île un jeune homme devenu marin par le désir irrésistible de courir le monde. Daniel Defoe nous entraîne dans ce périple marin, au cœur de l’île qui le sauve et l’abrite durant vingt-huit ans, près de l’embouchure de l’Orénoque. Pour vivre en aventurier, il s’invente un monde et en apprivoise un autre, avant qu’un navire ne le sauve de cet exil. Entre temps se déploiera sous nos yeux un roman flamboyant, habité par la nature, les saisons, la sidération de voir des hommes se dévorer, d’autres tenir leurs lointains voisins en esclavage, nourri de pensées et de réflexions sur la Providence, et le destin : La folie est ordinairement le lot des jeunes têtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairement l’exercice d’un âge plus mûr ou d’une expérience payée cher. Les vents marins affinent son jugement, le hasard de l’exil, son regard.
 
 
 
« Or, le troisième jour, vers le soir, la mer étant douce et le temps calme, nous vîmes à la surface de l’eau en quelque sorte couverte, du côté de la terre, de quelque chose de très noir, sans pouvoir distinguer ce que c’était. Mais un instant après, notre second étant monté dans les haubans du grand mât, et ayant braqué une lunette d’approche sur ce point, cria que c’était une armée ».
 
De nouvelles aventures vont frapper à la porte de la métairie de Robinson Crusoé, il pensait devenir un gentleman campagnard, mais le sort brise sa vie, et son épouse disparue, il reprend la mer. Ce sont alors de nouvelles escapades maritimes qui s’ouvrent, de nouveaux voyages à travers trois régions du globe, avec des coquins et des brigands, des sauvages et des cris, de la poudre, de la colère et de la fureur. L’art du récit est ici à son apogée, art de conter la mer et ses guerres. Un mythe est né, qui inspirera Jules Verne et Michel Tournier. Ces voyages dans les mers du globe, dans les mers du sud, avec leurs surprises, et leurs cauchemars, avec leurs ravissements et leurs gloires, sont admirables, tant le style de Daniel Defoe est brillant, ouvragé, vif et prenant, il tient sa langue comme l’on tient un cap sous les alizés. L’art du roman, comme dans Don Quichotte, est ici à son apogée, s’y aventurer est une joie et une grande surprise à chaque page renouvelée, une littérature d’une grande beauté, à hauteur d’homme, de rêves et de raisons.
 
Philippe Chauché
 

samedi 2 février 2019

Hans Limon et Marcel Moreau dans La Cause Littéraire









« Il me faudra du temps pour écoper ton spectre
et détourner mes pas de tes appas, Electre.
Mon corps à bout de cœur a besoin de repos.
Il faut parfois muer pour conserver sa peau ».
Poéticide, Rideau, Hans Limon
 
« Beffroi, c’est tout autre chose. Pendant ce temps-là, il pousse à travers la ville. Ses yeux sont noirs et ils sondent. Ses bras en battoir, son torse de corsaire. Rire qui siffle. Cheveux sales, pense sa voisine, dans le tramway. Il en descend, disparaît. Sa façon de s’enfoncer dans une foule : comme une machette. Tout autre chose. Pendant ce temps-là, il boit ».
A dos de Dieu, Marcel Moreau
 
 
 
 
L’écriture est souvent affaire de cadence, et à leur manière Hans Limon et Marcel Moreau sont des écrivains musiciens. Le style dansant et chantant – un cri de rage est aussi un chant –, syncopé, s’entend dans les premières lignes de ces deux livres. Un demi-siècle sépare les deux écrivains, un demi-siècle et des dizaines de livres, pour l’un, trois éclats bref pour l’autre. La langue inspire et aspire. Hans Limon et Marcel Moreau respirent dans les puits sans fond, comme dans les hautes sphères. Ils marchent, arpentent, sculptent, déchirent, et se jouent des mots et des phrases, leur langue est un tremblement permanent, une vague, un raz de marée, qui retourne toute l’histoire littéraire sur son passage.
 
Poéticide est un roman poétique, un recueil romanesque, une nuée de dialogues, une incursion et une excursion dans l’histoire de la poésie, dans le corps et le cœur de l’auteur. Une adresse vive et claquante aux poètes : Car la poésie (…), c’est la respiration, la pulsation, c’est couler avec le bateau pompette et trouver ça sublime de couler avec lui, une adresse aux écrivains, aux assis, aux frileux et aux ombrageux. Poéticide est un livre aux poèmes rayés d’un trait noir : je ne consens à boire ma soupe que si j’y ai préalablement craché un peu de bile, histoire de lui donner meilleurs goût et consistance, aux dialogues coupant comme l’acier des épées. Un Chant inspiré et féroce, Maldoror s’est glissé dans le corps fragile d’un écrivain qui sent le souffre et l’explosif : en mal d’aurore les clandestins / ne sortiront plus qu’à la brune / et les sabots de l’air chagrins / traîneront leur dégoût sous la lune.La poésie doit être bousculée, renversée, retournée, transpercée, c’est le programme littéraire et littéral de Hans Limon, lecteur attentif de Pessoa et de ses hétéronymes – Il y a des métaphores qui sont plus réelles que les gens qu’on voit marcher dans la rue. – d’Artaud – Ça geint, grimace, pue, se contorsionne, réclame. – de Baudelaire, Shakespeare, Rilke, et Rimbaud – En croyant tuer la poésie, le poéticide lui donne un second souffle. – Hans Limon écrit comme si sa vie en dépendait, comme s’il jouait sa survie à chaque phrase, comme s’il éprouvait sa peau et son corps au contact de ces phrases gravées dans les dictionnaires poétiques, comme s’il fallait tout reprendre. Alors il reprend mot à mot, phrase à phrase ce qu’ils lui ont légué, et c’est un foisonnement, une explosion d’images et des sensations. Sa vue s’aiguise, sa plume s’affermit, et il transforme le verbe en pierre volcanique.
 
« Je vous vois / depuis ma vitre éviscérée / je vous embrasse
depuis mon embrasure de plein été / ma nudité matinale détonne
et mon corps frêle / entonne l’ire / embase l’azur / essouffle échauffe les délires
je suis un loup-voyeur… ».
Poéticide, Loup-Voyeur, Hans Limon
 
 
 
 
« Ce jour-là, je reconnus Beffroi à cette espèce d’exaltation rythmique avec laquelle je fus soudain plongé par lui, à plusieurs reprises, au cœur de l’infection générale. Il procéda de la sorte jusqu’à ce que je fusse incapable de la moindre résistance à l’horreur. Le monstre se délectait de ma nausée. Son rire faisait trembler les ordures autour de moi ».
A dos de Dieu, Marcel Moreau

A dos de Dieu est un roman radical hanté par la figure romanesque de Beffroi, un livre qui a vécu et mûri depuis sa parution première, il y a près de trente ans. Ce héros au regard noir, conçu comme un monstre d’assaut et de conquête, une Bête semant l’eFFROI. Un personnage qui a du souffle, qui gronde et griffe. Il traverse les cercles de l’Enfer, fait s’enflammer le roman, les mots s’y accouplent, s’étirent, se contractent, la rage l’irrigue. Comme un décor de théâtre, le monde qu’il traverse s’effondre sous ses pas, il saute d’une chute à l’autre, il est insaisissable, et tout ce qu’il touche flambe. A dos de Dieu est un théâtre d’ombres et de l’absurde, le musée Grévin d’un monde qui s’effondre, un vaste barnum, éphémère cirque de sang et d’ordure. Un roman à perte de souffle, étourdissant, comme l’est la langue de Marcel Moreau : Jamais autant de vie n’a jailli d’un seul homme.
A dos de Dieu est aussi le roman de la rage et des passions, du rire de Laure, sa complice d’amour, sous l’œil vibrant de Moreau, qui le fait basculer dans sa crevasse verbale. Un roman qui tourne en rond dans les cercles infernaux, où règne la cruauté, où l’on s’enivre de mots et de cris, de sang et de sexe, avant que le rideau ne tombe sur ce théâtre d’ombres, et que d’autres mots ne galopent dans l’imaginaire de Marcel Moreau, et n’éclaboussent le nouveau livre rageur qu’il écrit : Le monde sera toujours à cent lieues de soupçonner ce qui se passe dans la tête d’un mystique vivisecteur de mots.
 
Philippe Chauché