dimanche 30 août 2015

Mauvignier dans La Cause Littéraire




« – Ils lui ont dit qu’avant d’arriver sur la place, il pourrait faire le tour du cimetière, mais que le contourner lui prendrait un temps trop long et qu’il ferait mieux de le traverser. C’est ce qu’il fait maintenant, et il s’étonne de ce que le cimetière ne ressemble pas à celui qu’il venait visiter autrefois en famille. Il se souvient de l’ordre et de ce calme, de la tranquillité et du respect qu’on avait en ce temps-là pour les morts ».
 
Retour à Berratham s’installe dans un paysage après la bataille, le terrain romanesque de la dévastation. Les maisons et les chemins, le cimetière, les corps et les âmes, où passe le jeune homme. Il revient sur les lieux du crime et de l’abandon, sur le terrain de la douleur et de la souffrance. Les visages, les mots, les souvenirs, les odeurs enflent à mesure qu’il parle et qu’on lui parle. Au théâtre, le lieu où naît la parole est toujours une énigme. D’où vient-elle ? Pourquoi est-elle là sur le plateau face à nous ? Comment se glisse-t-elle des pages à nos yeux ? Dans ce petit livre, la parole des narrateurs (les chœurs) est tout aussi romanesque que les dialogues échangés entre le jeune homme, Katja, Karl, l’homme au chapeau. Elle est la raison du roman, son équilibre, ses piliers, mais aussi son écho qui ne cesse de rebondir.
 
La force de ce roman-théâtre – comment autrement l’appeler ? – c’est qu’en quelques mots, il nous propulse au cœur du volcan, l’éruption passée, au milieu des cendres, des fumerolles, des pierres noircies, des visages défaits, des rancœurs et des douleurs. Que sait-on du jeune homme ? Qu’il revient dans son village après la guerre, après la sauvagerie, après que les soldats aient encerclé les femmes aux peaux nues et glacées, et qu’ils les aient abattues les unes après les autres – Une à unePour qu’elles crientPour qu’elles paniquentPour laisser les hommes seuls avec les enfants… –, après la fuite, à la recherche de Katja. Sauvée de la dévastation, déesse qui hante ce roman-théâtre. Les phrases et les mots font voir ce que l’on ne peut voir – écrire pour guérir de la cécité, de l’oubli, pour faire ressurgir la mémoire enfouie, et les paroles perdues –, ce que l’on ne veut plus voir et ne plus entendre.
 
« – La guerre est finie !
– La guerre est finie, oui, et ils trinquent. On entend les petits verres qui font gling, les sourires et les voix cachées derrière, qui s’éteignent ».
« – La guerre, elle vibre longtemps dans le silence des bombes et des balles. La paix ne recouvre rien ; pour revenir, il lui faut un temps plus long qu’une vie d’homme, il le sait ».
 
Retour à Berratham est un roman-théâtre de la guerre – on sait qu’elle ne finit jamais –, de sa mémoire – les morts et les vivants ne cessent d’en parler – un roman-théâtre du frisson, du tremblement, de l’absurde, mais aussi de la répétition – c’est l’encre qui fixe le texte, dire et redire pour bien le dire. Retour à Berratham est un roman-théâtre du rythme, de la césure, du mot qui claque, de la phrase qui vibre. C’est tout cela qui rend ce roman-théâtre saisissant et renversant. Même effet de marée – l’aller et le retour des mots qui tombent comme des corps –, de vivacité, que chez Thomas Bernhard, même radicalité. Retour à Berratham est écrit pour le Ballet d’Angelin Preljocaj, mis en mots et en danses au mois de juillet dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes dans le Festival d’Avignon, alors que les guerres renaissent des guerres, alors que les morts sont déterrés et les mots enterrés, alors qu’un vent infernal souffle sur les rivages de la Méditerranée.
 
« – Le silence ?
– Non.
– Il ne se passe rien ?
– Des chiens qui gueulent au loin.
– Il comprend combien c’était illusoire de revenir, il n’y a pas de retour, les gens se diluent dans l’amour qu’on leur a porté et qui est la seule ruine de leur présence… »
 
Philippe Chauché
 

dimanche 23 août 2015

Pautrel dans La Cause Littéraire


" Ozu aime lire, s’enivrer, dormir, prendre des bains, marcher, faire l’amour avec des geishas ou bien des amies chères, écrire, encore lire, filmer, capturer le mouvement de ses acteurs et ses actrices interprétant les dialogues, regarder les fleurs, regarder la mer qui ne change jamais, seul le ciel change qui fait changer la mer… "
 
Marc Pautrel aime écrire. Ecrire et lire, se confier à la musique d’une phrase, aux couleurs des mots qui la grisent, à cette suspension, cette retenue, cette façon tellement singulière d’écrire à hauteur d’homme, comme celle, tout aussi singulière, qu’avait Ozu de placer sa caméra à quatre-vingt centimètres du sol. L’un privilégie le plan fixe, les plans de coupes, ses comédiens regardent l’objectif pour vivre la scène, ils sourient, prennent le temps de parler et leurs regards transpercent l’objectif. L’autre écrit dans ce même saisissement, ce même silence, la phrase est toujours juste et courte, nette et précise, elle respire. Sa phrase est baignée de la saveur de la juste description – je vois donc j’écris. Elle ne cherche jamais l’effet majeur pour se concentrer sur l’art mineur. C’est alors, que le roman d’Ozu peut, comme les cerisiers, fleurir.
 
« Dans une vie, on ne voit les cerisiers en fleurs qu’une poignée de fois, quelques dizaines, pas plus, parce que petit on ne se rappelle pas, et en tout on ne vit vraiment que soixante ou soixante-dix floraisons, on fait la fête sous les arbres en fleurs beaucoup moins de cent fois ».
 
Marc Pautrel se glisse dans l’œil vif du réalisateur du Voyage à Tokyo. Il écrit sa vie, ses passions, ses drames, ses doutes, ses pertes, ses fleurs, son travail. Un roman, un film, une main qui décrit, un regard, une voix qui dit et redit ce qu’il attend de ses acteurs. Ozu le silencieux, Ozu l’admirable, Ozu vénéré et reçu par l’Empereur – Ozu marche vers la sortie du Palais impérial, sans s’arrêter il ferme les yeux un instant, il sourit, il a piégé le Temps, il peut bien disparaître, il ne mourra jamais – sous le regard de l’écrivain. Ecrire, c’est aussi être au centre tellurique de la vie que l’on écrit, que l’on décrit, pour s’en faire une seconde peau, sans se départir de la sienne propre. Cette peau, c’est le style, Marc Pautrel s’inspire d’Ozu, inspire et aspire Ozu. Mêmes silences, même goût de la précision, du juste mot à sa juste place. Même passion pour les fleurs, des villes, les trains, même profonde attention à l’agencement architectural d’un plan, d’un paysage, d’un chapitre, d’une phrase, d’une évocation, d’une sentence. Même manière d’embrasser le mouvement de ses personnages, de ses acteurs, mêmes doutes, c’est l’homme Atlantique* qui croise l’homme Pacifique.
« Comme dernière demeure, il veut quelque chose de très simple, juste un grand cube de marbre sombre, avec gravé dessus, non pas le symbole de sa famille, mais juste un caractère… il veut un carré de marbre avec gravé en grand ce seul caractère chinois : , Mu : absence. Il sait pourquoi ».
 
Ozu de Marc Pautrel, est un roman de l’absence, de la disparition – son quartier, son père, l’admirable Mizoguchi, sa mère –, un roman du vide, et de la vie du vide. Ozu est un roman de la sérénité, de l’éphémère, un roman d’éclats de bonheurs partagés, dans la pluie de perles** des fleurs de cerisiers –les fleurs vont peu à peu s’ouvrir, elles seront de plus en plus vastes, et les lourdes branches de plus en plus blanches.
Ozu est un roman de l’immersion dans la vie du cinéaste et dans la lumière de ses films qui ne cessent eux aussi de fleurir à chaque nouveau printemps, un roman de la renaissance et de l’immortalité.
 
Philippe Chauché
 
* Marc Pautrel vit à Bordeaux, ville atlantique s’il en est
** Marcel Proust, cité dans Ozu
 

lundi 3 août 2015

La fraîcheur du commencement

 
 
" Sur la page d'un livre de Roland Barthes, on peut saisir la mesure, l'espacement des blancs, l'échelonnement des reliefs, la rencontre des couleurs, la manifestation physique du caractère pluriel de l'écriture. Roland Barthes rend visible le plaisir d'écrire. "
 
" Français par les fruits (comme d'autres le furent " par les femmes ") : goût des poires, des cerises, des framboises ; déjà moindre pour les oranges ; et tout à fait nul pour les fruits exotiques, mangues, goyaves, lichees. " Roland Barthes par Roland Barthes - Seuil
 
 
Lorsque Roland Barthes publie L'empire des signes en 1970, c'est dans la belle collection Les sentiers de la création des Editions Skira à Genève, et cette collection pourrait bien définir le travail poétique, littéraire, critique mené par Roland Barthes, certains diront son grand roman. Un roman comme un sentier, un chemin de hallage - il n'a pas manqué d'emprunter celui qui longe la courbe de l'Adour au pied du village d'Urt où aux côtés de sa mère, il passait des vacances -, un parcours à travers la langue française, en permanence sous ses feux. Les feux de la langue, les feux de la littérature : Racine, Proust à chaque ligne, Sade, Loyola, Sollers, Guyotat, Brecht, Diderot, Michelet, du politique,  mais aussi de la passion d'enseigner autrement : Lycée de Biarritz, Institut français de Bucarest, université d'Alexandrie, Ecole pratique des Hautes Etudes, Collège de France.
 
" Ma fréquentation du séminaire englobait dans un même mouvement une parole sur la littérature, un rêve d'écriture - ce qui les débordait. Je mettais à l'étude du déchiffrable de textes la même fougue qu'à celle des degrés entre amitié et amour. L'étudiante en nuances s'émerveillait de découvrir combien immense, et secret, est le royaume de l'amitié, combien il contient de microromans développés ou non, avec ou sans érotisme (d'après la distinction de Sade classant ses écrits) - ces derniers n'étant pas les moins ardents. "
 
" Travaillant à quelque texte qui est bien en train, il aime avoir à chercher des compléments, des précisions, dans des livres de savoir ; s'il le pouvait, il aurait une bibliothèque exemplaire d'usuels (dictionnaires, encyclopédies, manuels, etc.) : que le savoir soit en cercle autour de moi (c'est moi qui souligne), à ma disposition ; que je n'aie qu'à le consulter - et non à l'intégrer ; que le savoir soit tenu à sa place comme un complément d'écriture. " RB par RB
 
 
Cette année marque le centenaire de la naissance de Roland Barthes (12 novembre 1915 à Cherbourg), Pour Roland Barthes est à lire dans la fraîcheur du commencement, à l'orée de sa pensée.
 
Philippe Chauché