dimanche 16 février 2014

L'Atelier Chinois


 
" Derrière les baies vitrées de son appartement, la ville est un saupoudrage de grains de lumière rouges, jaunes ou vertes, surplombée d'un grand ciel rosâtre. Liu Dan rentre de son atelier, où il a passé des heures à tracer des esquisses à la mine de charbon. La fatigue l'a envahi, et il prend soin de ses yeux. Il sait ce qu'il doit à son excellente vue, capable de percevoir le plus petit détail dans une œuvre peinte, une calligraphie, une pierre. Avant d'aller dormir, il met un disque de Bach. La musique entre dans le silence, tandis qu'il s'assoit devant une tasse de thé vert, en porcelaine noire du Japon, légèrement bosselée. Il fume la dernière cigarette de la nuit, et observe la fumée monter légèrement au plafond. Dehors, les lumières s'éteignent, remplacées par l'embrasement du ciel, de ce soleil levant qui frappe les façades en miroir des gratte-ciel de la ville. Les avenues se chargent d'automobiles, de plus en plus nombreuses, d'une circulation de plus en plus lente. Liu Dan ferme les yeux un instant. Il n'a jamais vraiment décidé s'il aimait ou non ce moment de la journée. "


La lumière s'infiltre sans excès dans mon atelier et pour la troisième ou quatrième fois, j'ouvre le livre de Nicolas Idier, découvert par le plus beau des hasards. C'est ainsi qu'il débute : " La petite pierre ocre, au grain épais et doux, roule entre mes doigts. " Les petites pierres qui roulent amassent mille vies, il suffit de savoir les tenir, les embrasser du bout des phalanges, les regarder et les écouter. Les pierres irradient l'admirable roman de Nicolas Idier, ces pierres qui habitent chaque pensée du narrateur, chaque acte, chaque mouvement dans l'espace et le Temps. Le passage de New York à Pékin a lieu après le jour-sans-nom, lorsque le corps de son amour s'est transformé en pierre, mais sa musique ne va cesser de l'accompagner, d'une pierre et d'un continent l'autre.

 
" Matinée radieuse. Le soleil entre par les vitres de la véranda. La fontaine, où nagent trois poissons dorés, me rafraîchit de son bruit d'eau. Je suis entouré de peintures, de rouleaux de calligraphies entreposées dans des céramiques noires, blanches ou rouges. Un chat noir passe entre deux statues du Cambodge posées directement sur les dalles de la cour. Je n'entends presque rien, que les bruits discrets de mon Hôte. Connaisseur profond du taoïsme, dont il collectionne les objets avec assiduité, il sait en effet que, pour éviter l'usure, il vaut mieux rester dans " la vallée profonde ".

Le mouvement du roman est aussi celui du peintre Liu Dan, un artiste moderne et très ancien, en dialogue permanent avec les mots, la phrase, la pensée chinoise, celle qui murmure à l'oreille du narrateur, qui embrase son œil, pensée du mouvement interne, pensée des pierres qui nourrissent l'art de l'artiste. Ecrire ligne à ligne et pierre à pierre cette musique du roman qui passe par une lente immersion dans les toiles et les mots du peintre, voyage intérieur en pays Tang et Song, dans l'art silencieux et fragile des peintres des arbres, des cascades et des fleurs, dans une autre révolution en marche. Ici le livre de la couleur du mouvement des pierres ridiculise à jamais un petit livre rouge qui tétanisait toute pensée libre. Le mouvement des pierres du roman est aussi celui de la présence de l'aimée disparue, accordée à ce qui s'y joue musicalement, mémoire vive qui permet aux disparus de se sentir chez eux.
C'est Bach à Pékin, d'un archet au pinceau, d'une plume à un stylo, avec la même certitude, la même légèreté, le même style, le silence absolu, un regard posé, un travail incessant, et une joie quotidienne. Idier est un missionnaire de l'art en terre d'art total, comme en son temps Matteo Ricci, l'art de dessiner les cartes d'un nouveau monde qui  s'inventent là sous nos yeux.

"  A nouveau seul. Heureusement, Hong Ye est là. J'entends ses pas feutrés dans la maison, où aucun autre bruit ne filtre, si ce n'est quelques rumeurs de la rue. Même les chiens, dans la cour, restent silencieux. Seul le grand rocher du Taihu est en mouvement. Il danse de toute sa force, avec la lenteur rentrée de Kasuo Ohno. Le pinceau, dans l'art chinois, a cette même qualité : à la fois très rapide et très lent, sans même s'en rendre compte, à moins qu'il ne soit successivement très rapide et très lent, et c'est sans doute cela, cette alternance de vitesses, tantôt successives, tantôt superposées l'une à l'autre, qui donne au trait de calligraphie sa beauté de temps suspendu, suspendu comme le poignet du calligraphe et du peintre au dessus de la feuille. Le pinceau et la pierre partagent le secret du véritable mouvement, celui qui n'est pas apparent. "

La musique des pierres : vitesse et excessive lenteur, alternance de vitesses, des mouvements, porté par la suspension du style - les plus grands stylistes de l'art romanesque ne se montrent pas, ils s'écoutent, comme Proust très vivant dans le livre - la phrase agit de l'intérieur et à l'intérieur d'elle même, le narrateur la porte et se laisse par instant traverser par elle, comme une musique,  embrasser et embraser.

" Dans la vie comme en art, il faut savoir se laisser conduire par le rythme. "

Philippe Chauché

à suivre

 
 

 






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