lundi 20 octobre 2014

Prague, faubourgs est, dans La Cause Littéraire





 
« J’étais parti. Quand tout était devenu trop confus dans ma tête. Une sorte de déserteur. Déserteur au temps du fleurissement de la nation. A l’arrivée des magnats allemands, des investisseurs américains, des émissaires européens, du vent de la liberté, des foules libérées en costume-cravate, des grosses berlines, des crédits à la consommation, des Tesco ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, j’étais parti. »
 
Marek, le déserteur, revient, comme l’on revient toujours sur les lieux du crime. Il a vécu sous la glace communiste, puis au centre de La Révolution de Velours, avant d’aller voir ailleurs, ce qui s’y danse, de l’autre côté de l’Atlantique. Il revient à Prague, pour y saisir ce qui s’y trame, y retrouver Jakub et Katarina, ce passé ensorcelé que le temps précipite dans une dérive qui ne débouche sur rien, sauf sur quelques frémissements de nostalgie. Le Théâtre des Opérations n’a pas vraiment changé, on y boit toujours beaucoup, la drogue circule, les corps se vendent et se louent en plein jour. Les personnages de Timothée Demeillers ne croient plus à grande chose, ils dérivent entre deux arnaques, et trois mauvaises passes. A croire que tous les malfrats de l’Est se sont installés à Prague, à croire que tous les promoteurs véreux de la planète s’y sont donné rendez-vous, à croire que le velours de la révolution cachait en ses trames des lames de rasoir, et ce n’est pas le Roi qui est nu, mais son peuple.
 
« Du lait, c’était du lait. De la farine, de la farine. Du poulet, c’était du POULET merde, pas de l’émincé de volaille aux herbes de Provence et à la truffe blanche d’Alba. Mais tous voulaient du choix, de la couleur, et puis des ingrédients exotiques. Alors ils ont pris leurs clefs, leurs drapeaux, et ils sont sortis faire du bruit, faire tomber ces dinosaures qui trônaient là-haut, sans partage et sans compassion, dans des sphères grises et poussiéreuses depuis Mathusalem. »
 
Timothée Demeillers a trempé sa plume dans le vitriol pour écrire ce premier roman, marchant sur les pas de Thomas Bernhard avec la même souplesse de style. Et s’il y a de la matière à Prague, la manière de s’en saisir en fait un roman acide, terrifiant, volcanique, dont les phrases retombent en mille éclats acérés, comme des mines anti-personnelles. Prague à la dérive et son faubourg est ravagé comme le sont ces hommes qui s’enlisent dès le petit matin aux comptoirs des cafés.
 
« (Pourtant), quinze ans plus tard, ces mêmes beautés florissantes, gracieuses et agiles avaient fané avec le temps, et s’étaient enracinées au paysage, composant, au même titre que la flotte, le béton, le gris, les capotes, les vieux toboggans, les skinheads et les seringues, un bien triste tableau de désolation urbaine. »
 
Marek le déserteur va repartir comme il était venu, une dernière désertion qui sera la bonne, Jakub et Katarina à jamais enfouis dans ses souvenirs, glacés comme son quartier du faubourg est aux prises avec de nouveaux acteurs de l’Avenir Radieux. La ville sombre comme sombrent les ombres portées de ces jeunes gens pressés d’en finir avec l’ancien et le monde annoncé. Prague, faubourg est, est un livre racé, un tremblement littéraire qui n’en a pas fini de précipiter les corps et les âmes de ses personnages dans un volcan en perpétuelle irruption.
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/prague-faubourgs-est-timothee-demeillers

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