jeudi 25 septembre 2014

L'art du Tao du Toreo dans La Cause Littéraire








« Tu possèdes la magie d’une question sans réponse,
Question à la vie et à la mort
Qui renaît au sable des arènes
Entre une ligne d’ombre et un sas de soleil. »

Une date, le 16 septembre 2012, comme un sas de soleil qui monte de l’ovale de Nîmes. Un sas de mots et une ligne noire. Des mots et des lignes de fusain qui se croisent comme se croise José Tomás. Un dimanche matin inspiré, le torero s’avance sur le sable pour un solo, laissez-moi seul, seul face à six toros, pour à son tour dire le je ne sais quoi. Le Tao du Toreo est le saisissement sur le vif de l’art éphémère du torero. Velter, Ernest Pignon-Ernest, Tomás à Nîmes, combien de phrases, de dessins, de passes au centre de l’arène et du livre ? Économie du geste, geste de l’économie, un mot, deux, trois, une phrase, un dessin et cela suffit. Il en reste l’éclair et l’éclat.

« Chaque geste a retenu son amplitude,
Chaque avancée s’est voulue sur la réserve,
Chaque sursaut a anticipé son arrêt,
Chaque appel à suscité un écho assourdi,
Jusqu’à rêver d’un mouvement immobile. »

Il a donc fallu que ce 16 septembre ait lieu pour que tout s’accorde, il a fallu l’incroyable pour voir le croyable. André Velter et Ernest Pignon-Ernest s’accordent à cet instant suspendu, cet enchantement, ce bouleversement, cette immobilité rêvée,  cette voie royale, devenus une évidence. Evidence du mouvement de poignet du dessinateur, comme l’est celui de José Tomás, évidence de la cadence des phrases d’André Velter, comme le sont les naturelles du torero de Galapagar.

« Sa loi n’appartient à nul autre.
La connaissant il est en ordre avec lui-même.
Etant sans rival il triomphe.
Triomphant il recouvre les yeux de ses dix ans. »

Ce 16 septembre fut à chaque instant unique, parfait, les souvenirs le deviennent tout autant. Ce petit livre en est la trace, la mémoire libre. Plus que n’importe quel homme de lumière, José Tomás inspire les écrivains - Jacques Durand, Mario Vargas Llosa, Simon Casas -, par sa gestuelle réduite à sa plus simple et compliquée expression (Durand), par son style unique, la profondeur de chacune de ses passes, cette absence totale d’affectation lorsqu’il toréé – Un héros doit rassembler en lui, autant qu’il est possible, toutes les vertus, toutes les perfections, toutes les belles qualités, mais il n’en doit affecter aucune – Baltasar Gracian – Le Héros –. Son histoire est celle d’un héros, la mort l’a embrassé  plusieurs fois, la dernière étreinte Mexicaine aurait pu lui être fatale, mais il en est revenu, comme il était parti, comme si de rien n’était.

« Il agit, ô combien, sans agir plus que ça
Pour détourner la charge,
Placer le leurre en vérité
Et se retrouver arpenteur funambule
A toréer dans l’inconnu. »

Une force fondamentale coulait dans les veines du torero ce dimanche matin, une éthique unique, une part très chinoise et très ancienne qui en fait un être à part. Torero certes, mais à des années lumières de ce qui se montre ici et ailleurs dans les arènes,  une attention sacrée au moindre mouvement, au moindre geste, un art martial, une beauté unique qui conduit à l’éternité et au chavirement du poète et du dessinateur.

Philippe Chauché 


samedi 20 septembre 2014

Bye Bye Elvis dans La Cause Littéraire





« L’amour cette fois encore lui échappe. Toujours Ginger file, lui à peine endormi, elle file comme la jeunesse et la beauté d’Elvis filent chaque jour un peu plus, elle est un reflet de son passé disparu ».

« Chez lui c’était parfois comme si entre la jeunesse et la grande vieillesse, il n’y avait rien eu, comme s’il y avait de moins en moins. John White était une chandelle brûlée par les deux bouts, et vierge au milieu ».
 
Ce livre pourrait s’appeler Reflets dans l’œil de l’écrivain. Reflets de l’idole mondiale du glamour et du rock and roll dont la légende se fissure, reflets d’un autre américain à Paris qui n’en finit pas de tomber sous le regard d’Yvonne entrée par hasard à son service. Les hommes chutent sous les yeux de Caroline De Mulder, Elvis et John que le destin aimante vers le plan final, comme un dernier carton qui sert de point final à leur histoire, à leur film, où une main maladroite griffonne The End. Les héros du livre chancellent, se relèvent, ne sont dupes de rien, et surtout pas de ce qu’il leur arrive, l’un accepte tout, les concerts et les films les plus farfelus sous l’œil de vautour du Colonel, l’hystérie générale qui lui colle à la peau, l’autre s’invente les richesses qu’il n’a plus, joue son va tout, alors qu’il sait que son corps n’en peut mais, mais il y a Yvonne, cet ange gardien, qui ressemble tant à sa mère fauchée en pleine fleur.
 
« La foule, il sait par où la prendre. Parfois elle est sous le choc, à voir cette garçonne ses jambes ses hanches, mais elle pardonne tout d’avance et elle le bénit. Elvis est tout en tendons, et les secousses de ses membres inférieurs, qui à son public paraissent si coquines, si provocantes, sont surtout de la nervosité ; les plus perspicaces se demandent s’il va tomber ».
« John White, c’était un magasin de porcelaine dans un éléphant. Il déplaçait la boutique précautionneusement, à tout petits pas et en s’appuyant sur sa canne pour bien équilibrer. Il manquait sans cesse de trébucher, au moindre mouvement tutoyait le désastre. Mais quand il ne bougeait pas, le pire était à craindre. Le pire a fini par arriver. D’un coup ».

Face au pire qui se glisse comme une chanson dans ce roman, Caroline De Mulder mise à la fois sur de beaux instants d’admiration pour Elvis, elle l’accompagne en chaloupant dans les pires instants de sa carrière. Sous la plume de l’écrivain, il résiste, en devient même attachant, on comprend ce qui l’habite profondément, ce qu’il croit de la musique noire de son enfance, ce qu’il sait des mirages qui l’assaillent. Même chose avec Yvonne et John White ce couple impossible qui résiste, qui vit ses éclats et ses folies sous la main de l’écrivain, belles manières de faire confiance à ses personnages et à son style, les uns ne vont pas sans l’autre.
« Elvis est suivi de près : tous les jours des injections multiples, de vitamines notamment, et en continu un traitement musclé pour la gorge – la fameuse « angine de Las Vegas » dont souffrent la plupart des artistes, à cause de l’air du désert si sec, si poussiéreux. Il traite sa gorge à en perdre la tête ».
« Comme il avait l’air étrange, énorme, rasé, les cheveux ondulés sur le dessus de la tête, avec ses lunettes de soleil démesurées en plein mois de décembre. Quand je l’accompagnais au solarium ou au Freedom, tout le monde se retournait sur nous. John White était ravi ».

Elvis et John n’ont cessé de malmener leur corps, et ces corps s’avancent avec une belle pudeur dans Bye Bye Elvis. Même au pire instant, l’écrivain sait leur donner leur chance, il suffit d’y regarder de près, ce qu’elle fait, de voir au-delà des apparences pour magazines, du stress et des drogues. Ils ne cessent de bouger, même lorsqu’ils restent sans envies, assis ou couchés sous l’œil des gardes du corps ou d’Yvonne, deux corps dont le souvenir persiste comme une ritournelle que l’on croyait oubliée et que l’on murmure du bout des lèvres sans trop savoir pourquoi.
 
Philippe Chauché













jeudi 11 septembre 2014

Gailliot dans La Cause Littéraire







« Qu’il veuille bien se représenter la chose : ce manuscrit vieux de cent ans, s’il se révélait conforme à la légende, éclairerait le siècle passé et l’histoire des avant-gardes artistiques, l’avait-il vue s’enflammer, d’un jour absolument neuf. Il était passé entre les mains de créateurs révolutionnaires, avait traversé clandestinement, mis peut-être pas sans incidences, deux guerres mondiales, entraîné des condamnations. Plusieurs femmes fascinantes, artistes elles-mêmes, avaient joué un rôle essentiel dans cette aventure. Et, semblait-il dans sa constante occultation. Elle voulait s’emparer de ce brûlot et être la première à le publier ».

Tout grand livre est une enquête menée mot à mot, ligne à ligne, page à page, qu’elle se déroule au pied d’un volcan, au cœur de l’effondrement d’un empire, ou sur les bords d’un canal à Venise. Elle ne vise pas tant à découvrir ce que l’on cherche, qu’à mettre en lumière toutes les intrigues romanesques qui la fécondent. Le territoire d’Alexandre Varlop : la Grèce, Mykonos, ses dieux et ses lions, Palerme, un poète silencieux et butinant, un peintre lyrique, une amoureuse photographe. Un territoire comme une odyssée placée sous la haute protection d’Homère.




Tout grand livre foisonne de pistes, qui se recoupent, se croisent, s’éloignent, s’embrasent. Eclats de quartz qui font briller de mille feux le roman qui est en train de se vivre et de s’écrire sous les yeux d’Alexandre Varlop. Ce roman est aussi celui de la vie en mouvement du narrateur, Le Soleil qu’il traque le révèle. L’expérience de l’aventure romanesque, comme chez Lowry, Musil, ou Hemingway, est celle de l’échappée belle et risquée de la narration, comme le vol en arabesque d’une abeille, de l’art porté au firmament du style pour révéler celui du manuscrit à couverture jaune qui ne cesse de se dérober à son regard.


« Il entendit un avion prendre son envol. La coïncidence troublante était que Le Soleil ait disparu justement cet été-là à Mykonos. Parvenu à l’extrémité de sa course, était-il reparti de gré, de force, balançoire d’or dans le ciel, par l’un de ces avions, dans l’autre sens ? A New York, d’où Man l’avait amené en Europe ? A Paris, d’où Donna l’avait emporté en Amérique ? A Washington, dans le Tyrol, à Rapallo, n’importe où Pound avait pu s’en défaire ou le monnayer ? Il décollait de Mykonos un avion toutes les heures pour Athènes, et d’Athènes plusieurs chaque minute pour le monde entier ».


Tout grand livre multiplie les pistes plus ou moins vraies, plus ou moins fausses, sans chercher par principe littéraire à égarer le lecteur curieux, mais il se doit de les prendre au sérieux, pour argent comptant. Cette floraison de personnages le rend unique, tous ont à voir avec Le Soleil, dont on devine la sève et la fureur en suivant pas à pas l’enquête d’Alexandre Varlop. Jean-Hubert Gailliot a la maîtrise d’un peintre qui s’attaque à la majesté de ce qu’il tient pour l’œuvre de sa vie, sûr de ses choix, sachant d’entrée qu’il faudra à la fois prendre du recul pour l’embrasser dans son essence, mais aussi s’en approcher au plus près, le moindre détail, la moindre touche en mouvement vérifiera le saisissement général. Le Soleil est cette toile. Un chapitre s’ouvre et Ezra Pound apparaît, sérieux et concentré en train de taper sur sa grosse Remington noire, il a croisé le manuscrit, un autre s’avance, Man Ray, regard net et précis, l’art de la mise au point et de la mise en scène de l’art et du monde, lui aussi en sait beaucoup sur le petit cahier perdu, une autre exilée s’invite, Evgeniya Romanov, son regard qui fixe le narrateur et le lecteur, sous sa main le cahier tant convoité, rêvé, imaginé et finalement ouvert, lu et relu dont Jean-Hubert dessine à la plume un étrange et éblouissant portrait. Le Soleil a pour lui la chaleur, la force et l’intensité de la langue et de la narration, l’intensité d’un corps qui se livre et se déchire peu à peu, et dont le manuscrit serait en quelque sorte le testament. Mais une nouvelle fois, comme dans les grands livres : vérités et mensonges.


« A Mykonos, des semaines durant, j’avais lu et relu toute la littérature qui gravite autour du “Soleil”, ou en est issue, ou en est le reflet. Ou est supposée telle. Je n’étais pas le premier à m’y laisser perdre. J’en étais venu à imaginer ce texte, à l’imaginer exactement. Comme on imagine le visage du personnage au récit de ses aventures, à la seule mention de son nom. Chacun connaît les visages d’Ulysse, du capitaine Achab, de Leopold Bloom. Personne ne les a jamais vus ».


Tout grand livre est impossible à résumer. Ce serait comme lui ôter les ailes qu’il déploie pour s’approcher du Soleil, ce serait l’enfermer, le réduire à ce qu’il n’est pas. Un livre comme un autre, que l’on ouvre, que l’on lit et que l’on referme, pour passer à autre chose, car ce qu’il déploie sous nos yeux, ses milles rayons, son vol en boucle, ses rebonds et ses éclairs, ses éclats, son cristal, sont une invitation à une aventure littéraire unique, multiple, tournoyante, comme l’est Ulysse, le Volcan ou L’Homme sans qualités. Ouvrir Le Soleil et laisser ses yeux, comme ceux de la guêpe à bandes jaunes de Pound, s’en extasier.

Philippe Chauché 

mercredi 10 septembre 2014

Olivier Guez dans La Cause Littéraire



« Ce soir-là, toute la faune qu’on pouvait croiser chez Raymond semblait réunie : marins d’eau douce, maquereaux à gourmettes, assassins en goguette, éjaculateurs précoces, footballeurs manchots, canailles boiteuses, militaires pacifistes, crooners baroques, sionistes repentis, médecins fumeurs, amants éconduits, schnorers polyglottes, rabbins défroqués, chômeurs prospères, troubadours sédentaires et probes antiquaires ; des petites frappes, des causeurs impénitents et des grands cœurs, des valeureux et des seigneurs, des Séfarades avec un S majuscule qui ne donnaient pas d’argent au KKL, ne buvaient jamais du Coca Light et ne promenaient pas leur maîtresse en Porsche Cayenne – ils n’avaient pas de Porsche Cayenne ».

Jacques Koskas traverse ses révolutions un peu comme Woody Allen ses films, un pied dans le judaïsme, l’autre dans les soirées où l’on ne reste jamais très longtemps un verre vide à la main.
Journaliste noctambule, Jacques Koskas se jette dans la vie comme Garrincha se lance à l’assaut de la cage du gardien adverse. Il n’est pas à un canular économique et amoureux près, trompant son petit monde avec un détachement amusé, qui n’est pas sans risque. Comme le metteur en scène New Yorkais il fourmille d’astuces pour rater tout ce qu’il entreprend, se prend régulièrement les pieds dans les tapis, s’étale, se relève et s’invente sur l’instant une nouvelle révolution. Jacques Koskas arpente en clown érotique et avec plus ou moins d’éclats l’Absurdistan, de Paris aux Amériques, de Berlin à Tchernowitz, pour s’achever à Ramat-Gan, traquant avec nonchalance la panthère de ses rêves.

« La cosmogonie de Jacques Koskas était complexe. Admiratif et reconnaissant à l’Etre Suprême d’avoir créé l’edelweiss, la carotte et la femme en une semaine, il lui en voulait cependant d’avoir disparu et confié les clés de son jardin à l’Homme sitôt le doux péché consommé. Un vilain tour qui avait provoqué quelques catastrophes mineures ».

Les catastrophes peuplent les révolutions de Jacques Koskas, il est même excessivement doué pour les provoquer. On se croirait par instants dans un film de Laurel et Hardy dont les cartons seraient signés Sénèque. Jacques Koskas a pourtant mille idées toutes plus piquantes les unes que les autres, transformer un jeune joueur de football brésilien en star d’une équipe des Émirats, inviter dans une lettre hilarante Hugo Chávez à quadrupler le prix du pétrole brut, écrire et publier Israël, une révolution érotique, où il défend l’idée que les premiers pionniers passaient autant de temps à forniquer qu’à construire leur nouvel état, et que l’un n’allait pas sans l’autre. Ce qui on le comprend facilement n’est pas du goût de tout le monde.

« Le travail de la terre sculpterait les corps et les âmes. Exergue de la force physique, culte de la jeunesse, prophétie révolutionnaire : les pionniers qui s’uniraient la glèbe d’Israël féconderaient des surhommes sensuels. Nulle santé étincelante sans pratique assidue du coït, socle et burin de la nation régénérée ».

Les histoires d’amour de Jacques Koskas finissent toujours très mal. Il a la phobie des abeilles, mais ne cesse de butiner ses conquêtes en surhomme sensuel, jusqu’à sa rencontre avec une pianiste allemande qui va faire exploser ses désirs en tension, un rêve de plus qui s’effondre pour finir sur le banc de touche. Olivier Guez en amateur lettré du football multiplie les écarts, les débordements, les dribles, les esquives et les chutes de son héros, jusqu’à la dernière phrase sifflée comme un pénalty qui tombe comme la lame d’une guillotine. Olivier Guez en amateur éclairé du mouvement de la littérature signe un petit livre brillant, sautillant, éclatant, éclairant, à l’humour féroce et troublant. Olivier Guez en écrivain aux aguets réussit avec Les révolutions de Jacques Koskas un premier roman qui va longtemps résonner comme la clameur qui accompagne un but en or.

« A pas de loup il gagna la salle de bains, se donna un coup de peigne et se regarda longuement dans le miroir. Avec sa grande barbe et son accoutrement bohème, il avait plutôt fière allure, on aurait dit un hipster de San Francisco ou Jean-Claude Brialy dans Le genou de Claire ».

Philippe Chauché  
http://www.lacauselitteraire.fr/les-revolutions-de-jacques-koskas-olivier-guez

dimanche 7 septembre 2014

Constellation dans La Cause Littéraire






« L’ « Avion des stars » ne fait ce soir pas injure à son surnom : à côté du « Bombardier marocain », la virtuose Ginette Neveu, elle aussi, part à la conquête de l’Amérique. Pour France-Soir, une série de photos s’improvise dans le hall. Sur le premier cliché, Jean Neveu au centre, amusé, regarde sa sœur, Marcel tient dans ses mains le Stradivarius et Ginette, tout sourire, l’observe. Puis Jo remplace Jean et de son œil d’expert compare la petite main de la violoniste à la puissante poigne du boxeur. »
 
Il y a d’abord une date, le 27 octobre 1949, un avion, le Constellation, son train démesuré lui donne l’allure singulière d’un échassier, un équipage et son commandant Jean de La Noüe, des passagers, Cerdan et Jo Longman, lunettes noires, cheveux graissés au Pento, Ginette Neveu et ses deux violons, une constellation vibrante qui s’embarque. A la tristesse du départ, à la nostalgie de la vallée laisse place le parfum de la belle aventure, et un écrivain qui lit dans les lignes du ciel. Il y a le décollage, le survol de la mer et des vies,  et la chute, cette perte de repères. Constellation disparaît, et avec lui : « Quarante-huit personnes, autant d’agents d’incertitudes englobées dans une série de raisons improbables, le destin est toujours une affaire de point de vue. »

Il y a un roman, parsemé d’étoiles qu’aimante Adrien Bosc avec un rare et précieux talent narratif, une pépite aux mille éclats romanesques des destinées embarquées qui se croisent. Précision du style et style de la précision, qui offrent à ces noms présents ou oubliés, une histoire, une aventure  et des passions. Constellation les met en orbite, elles tournent en rond dans la nuit atlantique sous l’œil affuté de l’écrivain.
 
« Après avoir reçu l’ultime autorisation de routine, l’avion est en approche à mille mètres d’altitude. Les informations d’atterrissage sont transmises au Constellation, la vitesse et la direction du vent ainsi que le numéro de la piste. « Roger », répond le pilote L’alphabet radio tout comme les énoncées ésotériques de la météo marine fascinent : Dogger, Fischer, hectopascal, fraîchissant secteur sud-ouest, Viking, échelle de Beaufort, barre de brisants… »
 
Il y a un écrivain agile, qui a sous les yeux des constellations d’auteurs vibrants et vivants (Hemingway, Fitzgerald, Rimbaud, Fallet, Perec, Cendrars, Céline, Tabucchi), l’éclairant comme le faisceau d’un phare. Il en a retenu l’art de la précision, de la description et de la concision, du juste tempo, du muscle de l’écriture. Faire bref pour faire vif. Comme dans une arène, il ne s’agit pas de tout dire, mais de dire seulement ce qui doit l’être. Une passe ou une phrase de trop et toute la faena s’effondre, et l’art se ridiculise à jamais. Même sincérité dans l’engagement romanesque, même précision du geste, même passion à raconter une histoire, des histoires qui se croisent, qui se lient par un fil invisible qui fait la trame du roman et que tisse l’écrivain sur son métier à écrire.
 
« Tout a été si rapide et, le 27 octobre à Orly, Amélie ne réalise pas encore. C’est une nouvelle qu’elle espère entendre de vive voix, une prophétie en suspens. Pour un premier voyage, elle se retrouve à seize mille pieds au-dessus d’un océan qu’elle n’a jamais vu. »
« Thérèse Etchepare est une enfant de vingt ans aux longs yeux noirs. Elle serre son sac de toile pour ne pas pleurer. On l’engagera comme domestique dans un ranch à Tempe, dans l’Arizona. »
« Dans une lettre adressée au vice-président de sa compagnie, postée la veille du départ, le mercredi 26 octobre 1949, Kay Kamen s’amusait à rappeler à son plus proche collaborateur sa phobie de l’avion. C’était une blague entendue, tant l’homme d’affaires était sujet à ce que les médecins nommentaviophobie ou aérodromophobie. »
 
Il y a les « petites âmes » de Constellation qui brillent dans l’écrin de la montagne où il s’est abîmé, ces objets qui parlent, la montre de M. C., la volute du Stradivarius de Ginette Neveu,  des lettres, les derniers mots du pilote, ces hasards objectifs qui conduisent à la chute ou à son évitement.
Les objets singuliers comme les histoires particulières traversent des décennies, passent de main en main, jusqu’à ce qu’un écrivain de talent s’en saisisse et leur offre une nouvelle vie, une résurrection. Adrien Bosc pilote son roman sans crainte de la chute, les yeux grands ouverts sur ses personnages et  sa vie, porté par ses radars intimes. Une étoile est née !
 
Philippe Chauché
 
 
 



 
 
Rencontre avec Adrien Bosc, l’auteur de Constellation, St Rémy-de-Provence au début du mois d’août :
 
« Le livre est beaucoup sur le hasard, le destin, pourquoi un avion plutôt qu’un autre, la différence entre les coïncidences, la fatalité. C’est par hasard que je suis tombé sur l’histoire, en passant de vidéos en vidéos sur YouTube, en écoutant des concerts de violon, et je suis tombé sur la fameuse scène qui est retranscrite dans le livre, qui est l’émission du Grand Echiquier de Jacques Chancel, un hommage à Etienne Vatelot, le grand luthier. Une émission qui s’appelait L’âme des violons, à un moment Jacques Chancel demande à Etienne Vatelot de raconter l’histoire de Ginette Neveu, l’histoire de sa mort, et il revient sur l’anecdote qu’il aurait dû être dans cet avion, mais au dernier moment Ginette Neveu lui a demandé d’ajourner son départ ».
« En cherchant un petit peu plus, je me suis rendu compte en épluchant la liste des passagers, en essayant de me renseigner sur le vol, sur les circonstances du drame, qu’il y avait une extraordinaire conjonction de passagers avec des destins tous différents, tous étonnants, avec chacun un but. Partant aussi du principe qu’à cette époque on ne prend pas l’avion pour n’importe quelle raison. Et cela me paraissait à la fois un très beau sujet, mais surtout un moyen de montrer un changement d’époque. Le début du siècle, c’est pour moi ce milieu de siècle qui est l’immédiat après-guerre et ses gros changements technologiques dont Constellation est un symbole. On arrive aux transatlantiques à hélices et on abandonne les paquebots luxueux. On arrive vers une rapidité des transports, avec un nouveau luxe. C’est le début du règne des hommes pressés et chacun des passagers était représentatif de ce changement-là, que ça soit un tanneur, une bobineuse ou le directeur commercial de Disney ».
« Le drame de Constellation a été phagocyté par une personnalité. Si on dit c’est l’avion dans lequel était Marcel Cerdan, tout le monde remet les choses en place, on oublie le reste. Lorsque l’on fait des recherches on voit de manière répétée qu’il y avait cinq basques, j’ai mis quelques semaines à comprendre qui étaient ces basques, pourquoi cette émigration, d’où ils venaient, la même vallée, mais aussi la bobineuse de Mulhouse, tout comme d’autres anonymes qui sont dedans ».
« Je voulais vraiment que ça soit dense, court, aéré, avec des courts chapitres. C’était l’idée de faire des esquisses de portraits à chaque fois : un portrait, l’avancé de l’avion, et ainsi de suite, l’avancée des secours, une alternance de chapitres. Et surtout ne pas parler à la place des morts, faire parler leur histoire. Il n’y a pas de faux “je”, il n’y a pas “je prends les habits de Ginette Neveu et je vais dire qu’elle est sa pensée au moment où l’avion percute le Rodondo”. Ce sont des esquisses de portrait de chacun avec une part d’invention. Il y a un squelette d’évènements, il y a un squelette qui est la base du livre, et après on vient rajouter de la chair. On vient combler des interstices qu’on ne connaît pas, c’est vraiment la volonté que cela soit succinct, on ne s’épanche pas non plus pour garder une certaine forme de rythme, qui est la rapidité, la rapidité du vol, la rapidité de coups de semonces ».
« Je ne suis pas là pour dire ce qui est vrai, ce qui est faux dans ce roman. Il y a cette phrase de Cendrars à Lazareff, qui lui demande s’il a vraiment pris le Transsibérien, et il répond “mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre si j’ai pris le Transsibérien, je te l’ai fait prendre !”. Je donne la même réponse pour Constellation. Finalement c’est rappeler ça, la part de mensonge dans le roman, et si on se met sous la tutelle de Cendrars ce n’est pas pour rien ! »