« Manet, Cézanne, étaient des bourgeois ? Et alors ? Ces aventuriers étaient tous singuliers. Tant qu’on n’aura pas rétabli des hiérarchies, non pas sociales, mais intellectuelles et artistiques pour évaluer ce pays qu’on appelle la France, on nagera dans la bouillie. C’est d’ailleurs ce qui nous arrive » (Contre-attaque).
« Monsieur Proust a raison, il a ses raisons, il a toujours raison, c’est un appareil de haute précision à qui rien n’échappe. Céleste dit l’essentiel : “Il s’est mis hors du temps pour le retrouver” » (Complots, L’ange de Proust)
Philippe Sollers attaque sur tous les fronts. En lecteur de L’Art de la Guerre et de Clausewitz, il s’adapte, positionne sa cavalerie et son infanterie, ne craint point la retraite, sait contourner l’ennemi, trouver une brèche dans sa défense, profiter de la nuit sans lune pour finalement attaquer, et quelle attaque ! Une attaque en deux temps, et plusieurs mouvements. Il y a Contre-attaque, un livre d’entretiens avec Franck Nouchi, livre d’échanges de mots et de balles, comme l’auteur de Femmes s’y emploie souvent dans la revue Ligne de Risque avec François Meyronnis et Yannick Haenel, le bordelais monte au filet.
Et puis il y a un recueil de textes, d’articles et d’entretiens, Complots, qu’il serait juste d’entendre au sens d’intelligence entre plusieurs personnes, premier acte d’une conjuration qui se prépare, d’une alliance des lettres et des lettrés heureux. Le verbe vivant est toujours une formule magique, d’autant plus lorsqu’il y est le fruit d’écrivains que Philippe Sollers défend ici, comme il l’a fait ailleurs, leurs noms : Shakespeare, un magicien de la présence totale, Machiavel, Flaubert, mais aussi Stendhal, Tout est vibrant, imprévu, coudé, erratique, Saint-Simon, Je trouve intéressant de regarder l’envers de l’Histoire d’aujourd’hui, exactement comme Saint-Simon observait la désagrégation de la monarchie qui va conduire à la Révolution, ou encore Casanova, la vie enchantée de billets, de rendez-vous, de brouilles, de réconciliations, ou celle plus sombre, des maladies, des fuites, des prisons, il suffit d’ouvrir le livre pour qu’ils apparaissent, miracle de la formule magique, que prononce le Girondin.
« De Villon à Baudelaire, de Thucydide à Heidegger… La Bible, les prophètes. Si je les cite, si je les dis, ils sont là, immédiatement. C’est le passé qu’il faut redéfinir. Dans ce présent instantané, il est en danger » (Contre-attaque).
« Il se parle à lui-même, et se donne des conseils : “brillanter le style”, “je donne du nombre, de la tranquillité, des détails, du style”. Il s’interpelle en anglais, raffole de l’italien, possède le français comme personne » (Complots, Stendhal politique).
Philippe Sollers décoche ses flèches dans Contre-attaque, privé de tribune dans la presse, après avoir eu sa page dans Le Monde, Le Journal du Dimanche, et L’Observateur, remercié de toute part, victime dit-il, d’être ce qu’il est, de ne pas avoir changé, de continuer à défendre la France vivante, contre celle qu’il nommait en 1999 à la une du Monde, La France Moisie – qui a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes… En ligne de mire de son arme littéraire et politique d’une grande précision, Pierre Bourdieu, Régis Debray, et ceux qui aujourd’hui organisent la censure, et qui n’apprécient guère les esprits frondeurs. Face à cette censure molle, il avance ses pions, ses cavaliers, ses fous et ses rois : Debord, Barthes, Baudelaire, Bataille, Céline, Proust, mais aussi Hegel, Lautréamont et Rimbaud, ses contemporains, comme le sont les écrivains – ses camarades de combat – que l’Isolé absolu publie dans L’Infini, la revue et la collection qu’il dirige chez Gallimard. Le théâtre des opérations s’est transformé, voici le temps des assassins, pour les contrer, et y voir réellement – lire la plume à la main apprend à voir et à entendre –, alors l’écrivain invite Franck Nouchi à lire Confessions d’un mangeur d’opium de Thomas de Quincey – Tu comprendras mieux pourquoi nous avons affaire à des assassins délinquants et non pas à des héros de je ne sais quelle anticroisade –, et on est loin du écrire sans trembler, lu ici ou là, simplement, l’affirmation que quand tout va mal, la littérature est en première ligne. Complots est un nouvel épisode de La Guerre du Goût, ce feuilleton romanesque apparu en 1994, cette encyclopédie qui traverse les siècles, qui se laisse traverser par les siècles – l’écrivain est ainsi –, d’un autre siècle l’autre, de siècles embrassés, présents, et l’on s’accorde au Temps Retrouvé.
« Vous entendez la musique d’une oreille, vous la déchiffrez de l’autre. Vous êtes au théâtre du Globe, sur une autre planète. Les tragédies vous empoignent, les comédies vous tournent la tête. Shakespeare est comme Dieu : il fait ce qu’il veut » (Complots, Féérie de Shakespeare).
Philippe Sollers est un étonnant passeur de textes, un surprenant complice des écrivains d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Il se glisse dans les phrases admirées et au centre des aventures littéraires qu’il devine, qu’il découvre – c’est un grand lecteur de correspondances –, et nous fait découvrir. Il a l’oreille fine – la littérature s’écoute –, le regard vif, et ne cesse d’écrire ce roman chinois, vénitien, et bordelais, un roman perpétuel et éternel.
Philippe Chauché
http://www.lacauselitteraire.fr/contre-attaque-philippe-sollers-franck-nouchi-et
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