vendredi 6 avril 2018

Les Misérables de Victor Hugo dans La Cause Littéraire


« Ni roman social ni roman historique – ces catégories génériques se révèlent à la lecture par trop étroites et inappropriées –, l’œuvre s’ancre moins dans une époque à proprement parler que dans un siècle : elle ambitionne d’embrasser une mesure qui transcende les périodisations trop hâtives et bornées afin d’en saisir le principe, le temps climatique, l’âme » (Henri Scepi, Introduction).
« Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, Cosette se sentait saisie par cette énormité noire de la nature. Ce n’était plus seulement de la terreur qui la gagnait, c’était quelque chose de plus terrible même que la terreur. Elle frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu’avait d’étrange ce frisson qui la glaçait jusqu’au fond du cœur », Les Misérables.
Les Misérables est un roman cathédrale. Un roman gothique où l’on s’aventure sur la pointe des pieds, le regard sur les voutes, les mains ouvertes à tant de majesté, tant il éblouit par ses richesses et sa profondeur romanesque. On est face à une éblouissante composition faite de pierres taillées, de calcaires lutétiens et tendres et de verres colorés, face à l’absolue beauté des phrases, comme autant d’éclats solaires. Les Misérables est une épopée du Siècle, le XIXsiècle fait Livre. Un roman monstrueux– digne d’être montré et digne d’être lu et relu –, qui peut laisser sans voix, tant l’édifice est riche et complexe, tant ses flèches, ses phrases ouvragées qui s’élèvent dans la tourmente donnent le vertige, tant ses vitraux d’orfèvre qui dessinent ses personnages sont éblouissants et parfois aveuglants. Dans la tourmente, les personnages de Victor Hugo sont autant d’éclairs, ils ont du vif-argent dans le cœur et les muscles. Mgr Bienvenu, Fantine – Cette fille de l’ombre avait de la race. Elle était belle sous les deux espèces, qui sont le style et le rythme–, Jean Valjean, traversé par des fureurs et les remords – Ce particulier si pauvrement vêtu, qui tirait de sa poche les roues de derrière avec tant d’aisance et qui prodiguait des poupées gigantesques à de petites souillons en sabots, était certainement un bonhomme magnifique et redoutable –, Javert, Marius, Gavroche et tant d’autres qui se glissent entre les pages de papier bible de cette cathédrale littéraire.



« Les théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. C’est dans cette cale qui le titi s’entasse. Le titi est au gamin ce que la phalène est à la larve ; le même être envolé et planant. Il suffit qu’il soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance d’enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble à un battement d’ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure, sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis ».
Les Misérables ressemble à ce théâtre, où apparaissent des ombres qui, mis en lumière, deviendront les personnages romanesques de Victor Hugo. Un théâtre unique, nourri de deux mille ans de récits, et d’œuvres littéraires, un roman multiple. Les personnages – magnifiques figures de style –, qui s’invitent dans Les Misérables, se croisent, s’avancent dans la nuit Napoléonienne, s’oublient, se retrouvent, doutent, chutent, tremblent et aiment, des personnages de sang et de cœur, en mouvement perpétuel sur les barricades et les chemins de France. Leur force est la force du roman, c’est leur vitalité qui fait trembler le romanesque jusqu’aux larmes. Vitalité d’une ville, Paris, et ses banlieues, vitalité de ces quartiers que l’écrivain marcheur saisit avec la précision d’un géographe – Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris, et c’est pour lui une source de souvenirs profonds. Vitalité d’un aventurier, d’un poète, d’un écrivain qui se met à hauteur divine et qui a l’art d’embrasser à la fois le mouvement qui agite le monde,  il voit et entend tout, et l’aventure humaine de radieux solitaires, de pauvres en quête de bonheur, de familles qui se cherchent, se retrouvent, qui traversent ce roman fleuve où l’on sauve, on ment, on triche, on trahit, on se révolte, on vole et on condamne, on enferme, on pardonne et l’on admire. Les Misérables est une épopée où grondent aussi l’émeute et l’insurrection, où la force des situations et des personnages nous saisit à la gorge et nous pique les yeux, comme nous saisit l’insurrection républicaine de 1832, l’Histoire emprunte un chemin, le romancier tout en s’en inspirant, en invente un autre encore plus luxuriant.
« Jean Valjean se tourna vers Cosette. Il se mit à la contempler comme s’il voulait en prendre pour l’éternité. A la profondeur de l’ombre où il était déjà descendu, l’extase lui était encore possible en regardant Cosette. La réverbération de doux visage illuminait sa face pâle. Le sépulcre peut avoir son éblouissement ».
Victor Hugo est un architecte, un bâtisseur, un tailleur de pierre, un ferronnier, un charpentier, un vitrailliste, autrement dit un romancier. Il embrasse tout l’espace du roman à venir, et sa composition doit être jugée dans son ensemble – Ce livre est une montagne ; on ne peut le mesurer, ni même le bien voir qu’à distance. C’est-à-dire complet (1) –, sous ses doigts le roman s’enflamme et embrase toute la littérature qui le porte, comme s’enflamment ses lavis, dessins et encres, que Gallimard a l’excellente idée de publier dans ce volume de la Pléiade.
Philippe Chauché
(1)  Victor Hugo à son éditeur Albert Lacroix, cité par Henri Scepi dans son Introduction.

http://www.lacauselitteraire.fr/les-miserables-de-victor-hugo-en-la-bibliotheque-de-la-pleiade-par-philippe-chauche

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