lundi 23 novembre 2020

Une douleur blanche de Jean-Luc Marty dans La Cause Littéraire


« Une fois, le bateau avait quitté le port pour la mer d’Irlande sous la neige. L’imaginaire de mes neuf ans avait consigné la disparition de mon père à cette marée-là. Plus tard, j’avais appris qu’au jour du naufrage, au large d’Ouessant où son chalutier avait disparu avec cinq marins à son bord, le temps était au beau fixe. J’avais aussi appris l’expression “faire son trou dans l’eau”, qui signifie mourir en mer ».

Une douleur blanche est le roman du retour, retour vers le pays de l’enfance : un port de pêche qui dérive vers la mort qui gangrène ses navires et ses quais, retour vers une mère qui s’y prépare, et les souvenirs d’un père disparu au large. Le narrateur revient en ses terres, loin de celles qui l’ont accueilli, à dix mille kilomètres de chez lui : le Brésil, qui s’infiltre dans le roman, en éclats romanesques et fraternels – « C’est une côte qui parle ma langue… Une langue morte qui renaît par surprise, au passage du fleuve à l’océan ». Une douleur blanche est aussi le roman d’une étrange rencontre sur le bord d’une route, une inconnue, sauvage, inquiétante, insaisissable, un astre étourdissant qui collectionne les bois flottés, abandonnés aux flots et au sable, aux étranges réparties : « Tu n’es pas là, dit-elle. – Comment le sais-tu ? – Parce que je ne suis pas sûre d’aimer où tu es ».

Une douleur blanche est un roman d’une puissante force romanesque, saisi de tensions admirables, un roman porté par l’amour d’une mère retrouvée – « Geste après geste, je deviens le fils. Peut-être faut-il l’être pour qu’existe enfin la mère » – que le narrateur avait, comme son père, laissée au port, sans l’abandonner, en suspens, en sachant dans sa chair et son âme qu’il reviendrait, et ce retour est au cœur de cet admirable roman.

« La plupart du temps, les quais ne retiennent pas les tragédies. Lorsque le sang s’y répand, il ne s’infiltre nulle part, c’est une pierre dure. Les pluies ou les embruns ont vite fait de tout chasser. La terre, elle, garde la guerre en mémoire. Elle l’érige en stèle et commémore les morts enfouis ».

La force romanesque de Jean-Luc Marty, c’est sa vision, il voit juste et profondément, il voit ce qui se dérobe, se dissimule, se voile. Lorsqu’il dirigeait le magazine GEO, il avait le talent de choisir des photographes qui avaient un regard, une vision unique, qui savaient comme d’aucuns raconter une histoire de leur Temps, le temps d’une photo posée ou dérobée. Le temps du roman appartient à Jean-Luc Marty, qui a affûté son regard, sa vision, et donc son style. Une douleur blanche est un roman composé avec toute l’attention d’un peintre, qui fait flamber les corps et les couleurs, ravive les douleurs, un roman composé dans le saisissement des sentiments, dans le corps à cœur des tourments qui retournent le narrateur, comme une vague venue des profondeurs renverse un chalutier. Admirable portrait de la mère du narrateur, de sa fin, comme un rituel chamanique, de Zé le brésilien pêcheur et fraternel, de Karmel, l’étrangère qui électrise le narrateur, de ce port de pêche qui se délabre, du fantôme des chalutiers, du souvenir du père sans corps, il y a tout cela dans Une douleur blanche, et plus encore.

Une douleur blanche est un roman de marin, un roman d’aventurier aux mains d’orpailleur, un roman saillant comme les muscles d’un pêcheur brésilien, un roman où la douleur chante, où le bonheur se livre comme une éclaircie, un roman où chaque geste est une offrande, et chaque phrase est pesée comme de la poudre d’or fin.

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/une-douleur-blanche-jean-luc-marty-par-philippe-chauche

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