mardi 15 décembre 2020

George Orwell dans La Cause Littéraire

« Il ne demande pas aux textes canoniques de livrer des secrets de fabrication, mais de lui parler aujourd’hui, d’aujourd’hui, de nourrir le débat d’idées qu’il mène en permanence en lui-même avec le monde et contre le monde » (Philippe Jaworski, Préface). 

 « Je l’écris parce que je veux dénoncer un mensonge, attirer l’attention sur un fait et mon souci premier est de me faire entendre. Mais je ne pourrais pas accomplir la tâche d’écrire un livre, ni même un article de revue substantiel s’il ne s’agissait pas aussi d’une expérience esthétique » (George Orwell, Pourquoi j’écris, trad. Marc Chénetier, Patrice Repusseau). 

 « Orwell n’est pas vraiment romancier, c’est un essayiste imaginatif » (Simon Leys répondant à Sébastien Lapaque, Le Figaro, 2 novembre 2006). 




Qu’il soit en Birmanie, Dans la dèche à Paris et à Londres, les armes à la main dans l’Espagne en guerre sociale, George Orwell est au cœur du témoignage, du reportage, de l’acte de vérité et de l’essai imaginatif. Il n’écrit jamais aussi bien, aussi précisément, d’un trait, d’un élan, que lorsqu’il est dans la tourmente – « Dans la guerre de tranchées, il y a cinq choses importantes : le bois pour le feu, les vivres, le tabac, les bougies et l’ennemi. En hiver, sur le front de Saragosse, c’était là leur ordre d’importance, l’ennemi arrivant bon dernier » (1). Son regard est d’une précision rare, tenace, son oreille entraînée à tout entendre, à tout traduire, à tout saisir, sa main ne tremble pas, son corps mis à l’épreuve, témoigne lui aussi de cet engagement – il est grièvement blessé à la gorge par un tireur isolé sur le front d’Aragon. Il voit, il écoute, il saisit ce qui se joue sous ses yeux – « Ce n’est pas une guerre, disait-il toujours, c’est un opéra-comique avec un mort de temps à autre » (1). Qu’il écrive un conte animalier politique, ou Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, satire (2) d’une société de surveillance, loin, si loin du roman visionnaire, tel qu’on veut le présenter aujourd’hui, il est écrivain, et inimitable, vibrant de vérité – « Si vous êtes un homme, Winston, alors vous êtes le dernier homme. Votre espèce s’est éteinte ; nous sommes les héritiers ». Qu’il publie articles et essais, George Orwell poursuit ce travail d’écriture, ce sondage du monde, du réel, où il ne cesse de se sonder, de se peser, en poursuivant ce dévoilement des mensonges et des trahisons, et ce souhait profond de se faire entendre. Une pendaison en est l’exemple le plus parfait, ce récit glacial d’une exécution, s’ouvre sur une lumière cireuse qui éclaire une prison birmane, et s’achève dans un éclat de rire. Une pendaison, mais aussi En Birmanie, comme d’ailleurs Hommage à la Catalogne, sont imprégnés de cette expérience esthétique que défend l’écrivain, qui pourrait aussi s’appeler l’expérience stylistique, et qui est toujours liée à une expérience vécue, profondément humaine, ses récits sont éclairés de rencontres, de portraits, de visages. L’écrivain qui aime à se qualifier d’anarchiste conservateur est non seulement sur le front, les fronts sociaux, qu’il juge essentiels, dans la rue avec les plus pauvres, en Birmanie, en Catalogne avec le POUM (3), les armes à la main, et il sait qu’un livre, des livres vont en naître, d’autres armes plus efficaces que les vieux fusils dont disposent les milices engagées contre Franco. 

 « Je débordais d’envie de partir loin de tout cela, loin de l’horrible climat de suspicion et de haine politique, de ces rues grouillant d’hommes en armes, des raids aériens, des tranchées, des mitrailleuses, des trams au grincement perçant, du thé sans lait, de la cuisine à l’huile, du manque de cigarettes – de presque tout ce que j’avais appris à associer à l’Espagne » (Hommage à la Catalogne). 

« Pendant les Deux minutes de haine, il ne pouvait s’empêcher de participer au délire collectif, mais cette façon si peu humaine de scander “Grand Frère !… Grand Frère !” l’emplissait toujours d’horreur »(1984, trad. Philippe Jaworski). 



Désormais, et c’est un événement, George Orwell figure au catalogue de la Bibliothèque de la Pléiade. Il y retrouve Joseph Kessel et Romain Gary, on ne saurait imaginer meilleure compagnie. Faire la guerre (sociale) demande du style, l’écrire tout autant, et si l’on perd une bataille ou une guerre, on se doit de triompher plume à la main. George Orwell triomphe aujourd’hui par ce sacre de la Pléiade, comme il a triomphé, publiquement et populairement, avec La Ferme des animaux, et Mille neuf cent quatre-vingt-quatre. George Orwell écrivain de la vérité, en lutte permanente contre les mensonges et les crimes politiques (4), qu’ils fussent staliniens, franquistes ou autres. George Orwell imagine narrativement et romanesquement un monde étrange, effrayant, sans issue, une dictature d’un nouveau genre dans Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, roman inspiré, d’une rare intensité, où il invente un monde, mais aussi une langue. Longtemps traduite par « novlangue », aujourd’hui par « néoparle », et la figure qui domine cette satire, s’impose, terrifie, le visage à la moustache noire, baptisé un temps « Big-Brother », se transforme sous la plume du traducteur en « Grand Frère », référence au Grand frère politique que fut l’URSS, et dont George Orwell avait certes une sainte horreur. On peut s’en étonner, cette novlangue était en quelque sorte la signature du roman, comme Big-Brother en était l’image la plus terrible, ces deux mots sonnaient juste et fort. Big-Brother était inatteignable, invisible, effrayant, et dépassait de très loin la référence au grand frère soviétique, et la novlangue modelée pour que toute langue ancienne disparaisse, soit rayée définitivement de cette société de surveillance, devient ce « néoparle » dont on a du mal à saisir le sens. Traduire, c’est choisir, Philippe Jaworski a choisi autrement, c’est évidemment son droit, et on connaît son talent de traducteur, mais on peut murmurer que ces choix sont tout aussi troublants que l’affiche du dictateur moustachu invisible. « Il songea qu’il était déjà mort. Il lui apparut que c’était maintenant, à l’instant où il avait commencé à formuler ses idées, qu’il avait sauté le pas. Les conséquences d’un acte, quel qu’il soit, sont contenues dans l’acte lui-même. Il écrivit : Le délit de pensée n’entraîne pas la mort : le délit de pensée EST LA MORT MÊME » (Mille neuf cent quatre-vingt-quatre). George Orwell est un écrivain politique, hanté par les manières de l’être, à la juste place de témoin engagé, et à la place juste d’écrivain qui pèse ses mots, et qui sait qu’un livre, un conte ou un roman, une satire ou un témoignage, ne se doivent pas de déroger aux règles du style. Ces œuvres de George Orwell, publiées aujourd’hui dans cette collection de bibliophiles, de curieux, de passionnés, d’amoureux des beaux livres, consacre un écrivain d’exception, engagé sur tous les fronts de la vérité, un écrivain témoin de son siècle, passionné, et la passion donne aux écrivains inspirés une profondeur, une vision, un style, un art, une âme, et au bout du compte, une belle éternité.

Philippe Chauché

(1) Hommage à la Catalogne, trad. Marc Chénetier

(2) Orwell a explicitement récusé une façon de lire 1984 comme une description d’événements à venir. Il a lui-même défini son livre comme une « satire », développant les implications logiques de la prémisse totalitaire (Simon Leys à Sébastien Lapaque, Le Figaro, 2 novembre 2006)

(3) POUM : Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, organisation révolutionnaire créée en 1935 en Espagne et devenue illégale en 1937

(4) Orwell ou l’horreur de la politique, Simon Leys, Champs-essais, 1984

https://www.lacauselitteraire.fr/oeuvres-george-orwell-en-la-pleiade-par-philippe-chauche

 

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