« Tu n’en finis pas de la remanier. La matière de tes carnets. C’est comme un peu de terre. Les mots entre tes mains. C’est toujours à repétrir. Le sale pétrin des humains ».
« Qu’est-ce que c’est que cette énergie cinglée qui me pousse encore à pondre, l’un après l’autre, des bouquins. Comme autant de chapitres d’une AUTOFICTION SANS FIN. J’écris dans les cordes. Boxeur lyrique hors de lui ».
Chutes est cette autofiction sans fin, que l’écrivain ne cesse de pétrir. Une pâte à livre qui va lever, pour donner vie à un journal des instants de vie où Yves Charnet se bat et se débat avec les effritements et les échecs qui le menacent. Il y a la secousse tellurique du refus de son éditeur de publier son dernier livre, le troisième refus en trois ans – Personne n’a compris que tu perdais ta dernière amarre. Ton dernier ancrage –, la chute de sa mère, qu’il ressent comme un tremblement de terre, le tremblement d’un fils.
Il y a Madeleine, comme dans la chanson de Jacques Brel, l’écrivain ne l’attend pas avec son bouquet de lilas, il l’attend en écrivant, il la regarde, l’écoute, lui écrit, Madeleineentre peur et désir de fuite – Je suis là. Dans la ville. J’ai tout mon temps. Pour vous. Il y a les musiciens, ses chanteurs, ses enchanteurs qui chutent, Michel Delpech, Léonard Cohen, Pierre Barouh, le plus tendre, le plus discret, le plus vagabond. Face à ces douleurs, ces chutes et ces orages, il y a des éclaircies, les éclats solaires d’Agathe et Augustin, ses enfants – Le murmure de leur voix berce ma fatigue. Il y les amis, chanteurs : Serge Lama – Le magicien de mon enfadolescence –, écrivains dont la présence fleurit dans ce journal qui enfante des romans : Flaubert, Jacques Dupin, Huysmans – des fulgurances sur Manet, Monet, Renoir –, Blaise Cendrars, Cravan – L’âme au bout des gants –, Blondin, Perros, Pirotte – Il y a des écrivains secrets dont on aime à se répéter les noms –, il y a la musique, la peinture, ses élèves – l’émouvante jeunesse de leurs visages –, il y a Toulouse et sa péniche, Nevers et son enfance, il y a des villes taurines et des passions sang et or. L’écrivain en fuite se souvient de L’Âge d’homme de Michel Leiris (1), et de l’invitation à écrire avec le même engagement, que celui d’un torero dans l’arène, lorsqu’il s’avance pour tuer son taureau, exposant le temps de respirer, son corps aux cornes, deux authenticités qui se croisent, deux destins qui défient la mort. L’écrivain des chutes et des masques, avance dans son journal, d’une façon semblable, il offre ses défaillances, ses douleurs, sa lassitude, ses éclairs de joie, ses souvenirs enflammés, au lecteur qui se tient au centre du livre, comme au centre d’une arène.
« On finit par céder sa place à l’ombre. Par fatigue, par goût du rond. Il fait noir par la fenêtre. Et encore plus noir dans ta tête. Ce soir je bois. A la santé de mon désarroi. Il y a des choses que l’on n’écrit que lorsqu’il est trop tard. Des aveux à personne. Il y a des choses que l’on n’écrit que lorsque l’on n’est plus personne. Mister Nobodyves ».
Chutes est aussi le journal des noms que l’auteur s’invente, des hétéronymes, dirait Fernando Pessoa, son lointain voisin de Lisbonne, du Tage à la Garonne, il n’y a finalement qu’un livre Intranquille. Les noms surgissent dans Chutes, pour mieux faire voir l’auteur, masques transparents : Monsieur Lex, Roger Carnet, Mister Nobodyves, Monsieur Lexomyl, même vie, mêmes humeurs, mêmes douleurs, mêmes mauvaises passes, mais aussi ces instants heureux qui le saisissent et dont il se saisit – J’assiste à la naissance du monde. Tendre éclaircie de l’aube. L’horizon s’arrache en douceur à l’obscurité. La mer redevient mer. Enfin, cette même passion indestructible : écrire. Écrire quoi qu’il advienne. Écrire dans sa péniche, dans un train, une chambre d’hôtel, à la terrasse d’un café, sur la table d’un restaurant. Mais si écrire suffisait, les autofictions fondraient au soleil, comme une première neige. Yves Charnet, sait ce qu’écrire veut dire, et bien écrire. Avec ce dernier livre, dont Tarabuste a eu raison de se saisir, il a resserré son style, musclé ses phrases qui sonnent juste, elles donnent au livre un swing, un groove, un rythme électrique unique et vif. Yves Charnet écrit sous tension sa vie, sous très haute tension romanesque ses échecs et ses chutes, c’est toute la force de son livre, laisser l’art du roman se glisser goutte à goutte dans cette autofiction, qui est une saisissante auto-friction avec la vie.
Philippe Chauché
(1) L’Âge d’homme précédé De la littérature considérée comme une tauromachie, Michel Leiris, Gallimard, 1946
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Laissez un commentaire