« La célèbre photo où Hitler tient dans ses bras la petite fille âgée de quelques mois l’accompagne toute sa vie », La Littérature nazie en Amérique, Luz Mendiluce Thompson.
« Ce sont les choses : Mauricio Silva, qu’on appelait l’œil, essaya d’échapper à la violence au risque même d’être pris pour un lâche, mais la violence, à la véritable violence, personne ne peut échapper, du moins pas nous, qui sommes nés en Amérique latine pendant les années cinquante, nous qui avions une vingtaine d’années quand Salvador Allende est mort », Des putains meurtrières, L’œil Silva.
Ouvrir ces deux nouveaux volumes des Œuvres complètes de Roberto Bolaño, c’est faire l’expérience d’une immersion littéraire unique. Celle d’un bonheur littéraire, fait d’étonnements, de surprises, d’étourdissements, et d’éblouissements. Les Editions de l’Olivier nous ouvrent le grand Livre de Bolaño, un vitrail de romans, aux noms plus troublants, les uns que les autres – c’est un savoir d’écrivain que de bien baptiser ses romans :
Les déboires d’un vrai policier – « Et il pensait aussi : nous sommes deux gitans sans clan, haïs, usés, exploités, sans véritables amis, moi un clown et ma fille une pauvre enfant sans défense ». Le Troisième Reich – « Pourquoi ai-je si peur parfois ? Et pourquoi plus j’ai peur, plus mon esprit semble se gonfler, s’élever et observer la planète entière d’en haut ? ». Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce – « Mon héros s’appelait Dedalus et était braqueur de banques ».
Roberto Bolaño joue avec bonheur des genres littéraires, et pour jouer il faut les bien connaître, à l’oreille, sur le bout de la langue et des doigts.
Le périple de deux jeunes braqueurs est au cœur de Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, le braquage comme accélérateur de vie, accélérateur romanesque dans la vie d’Ángel, autrement baptisé Dedalus – « L’amour et la guerre, Ben, dit M. Dedalus. Vive le bon vieux temps » (1). D’amour et de guerre avec Ana, un Smith & Wesson à la main, les braquages violents qui s’achèvent dans le sang, et la cavale dans leur planque, les rues et les bars de Barcelone – « je n’arrivais même pas à savoir s’il y avait beaucoup de différence entre les notes que je gribouillais avant et le fait d’assassiner quelqu’un, même si, en tant que styles de vie, ils n’étaient pas trop éloignés l’un de l’autre ».
La Littérature nazie en Amérique est un puzzle imaginaire d’écrivains et de poètes latino-américains, plus ou moins ratés, plus ou moins complices de dictateurs, Roberto Bolaño en dresse la biographie musclée et acide, et c’est à chaque fois brillant, pétillant, troublant, ridicule et parfois effrayant. Il y a la saga des Mendiluce de Buenos Aires, Ignacio Zubieta intègre la Division Azul, où il s’ennuie, alors, il traduit Schiller, la vie de Mateo Aguirre Bengoechea, grand propriétaire agricole, collectionneur de pistolets et de couteaux et auteur de romans bien ficelés, ou encore le portrait de Silvio Salvático qui rêva jeune de rétablir l’inquisition et les châtiments corporels publics, et qui fut footballeur et futuriste. Et enfin l’infâme Carlos Ramírez Hoffman hante ce roman aux mille facettes, celui qui se faisait appeler Emilio Stevens quand il écrivait des poèmes, puis commettait des crimes après le coup d’État de septembre 1973 au Chili. Un roman qui réveille souvenirs, disparitions et tortures, qui ont suivi le renversement par les militaires de la démocratie. Roberto Bolaño invente une terrifiante histoire où le réel se greffe sur l’imaginaire, et où l’imaginaire glaçant est l’autre face du réel chilien. Carlos Ramírez Hoffman est un assassin en série, un écrivain barbare, dont le passage par la littérature laisse une traînée de sang et beaucoup de questions posées par un muet. Éblouissant roman où le narrateur n’est autre que Bolaño le chilien face au mal absolu, et ce mal traqué, démasqué, débusqué, qui devient le cœur de cet étourdissant roman. Une affaire chilienne, une affaire de Chiliens, et surtout un roman chilien, où l’on se demande s’il faut réveiller ces démons et ces fantômes, romanesquement d’évidence, mais à la seule condition d’être à la hauteur de cette résurrection diabolique, ce qui est l’un des talents de Bolaño.
« Les autobiographies m’ont toujours paru détestables. Quelle perte de temps que celle du narrateur qui essaie de tromper son monde en faisant passer chat pour lièvre, alors que ce qu’un écrivain véritable doit faire c’est attraper des dragons et les déguiser en lièvres. Je tiens pour certain qu’en littérature un chat n’est jamais un chat, comme l’a montré une fois pour toutes Lewis Carroll », Intempéries, Autobiographies, Amis & Ellroy.
Ces deux nouveaux volumes des Œuvres complètes de Roberto Bolaño, le milieu du gué pour les Editions de l’Olivier qui doivent en publier six à l’horizon 2022, recèlent des richesses littéraires qui ont leur place aux côtés de celles de Julio Cortázar, son ancêtre de sang et de plume. Julio se multipliait au hasard de son imaginaire tanguero, où pourrait se glisser Roberto : « Hier soir, j’ai fini par construire la cage pour l’évêque d’Evreux, j’ai joué avec le chat Théodore W. Adorno et j’ai découvert dans le ciel de Cazeneuve un nuage qui m’a fait penser au tableau de Magritte, La Bataille de l’Argonne » (2). Premier éclat, qui ouvre le volume II des Œuvres complètes : Monsieur Pain, un court roman frappé du sceau de la singularité. Singulier personnage que Monsieur Pain, lecteur de Mesmer et de sa théorie du magnétisme animal, rêvant peut-être lui aussi d’une « société de l’Harmonie » et dont le roman dresse l’aventure parisienne au moment où la guerre brise l’Espagne. On y croise un malade du hoquet – comme l’écrivain touché de secousses romanesques –, d’étranges médecins espagnols, des constructeurs d’aquariums cimetières, où reposent des miniatures de bateau, de trains et d’avions. Les histoires de Monsieur Pain sont comme des poupées russes, elles s’emboîtent les unes dans les autres, sans fin, mais non sans surprises. Roberto Bolaño fait surgir des mondes, des situations que vit Monsieur Pain, comme ces poupées, il fait apparaître, comme par magie blanche, des événements que sa seule présence provoque.
Dernier éclat de ce troisième volume, les Intempéries, qui réunit des articles pour la presse, des discours, des textes prononcés lors de conférences, écrits entre 1975 et 2003, l’année de la disparition de l’écrivain. Qu’ils soient consacrés à la nouvelle poésie latino-américaine – « Nous vivons l’apparition d’une poésie du côté sauvage des rues » –, à Enrique Vila-Matas, à son retour au Chili – « Vint jours au Chili qui ont ébranlé le monde (mental) dans lequel je vis » –, à sa libraire de Blanes, aux livres de mémoires, au printemps à Blanes ou encore à la tombe de Borges à Genève – « Je pense à Calderón, je pense aux romantiques anglais et allemands, je pense à combien la vie est étrange, ou plutôt, je ne pense absolument à rien ».
Si La vie est un songe (3), qu'en est-il de la littérature, de l’art du roman, du simple fait d’écrire ce que l’on voit, sur ce l’on ressent, sur ce que l’on lit ? Roberto Bolaño a lu Calderón, et ses romans, ses récits, ses histoires policières jouent sur ces mêmes reflets, ces mêmes miroirs y sont à l’œuvre, la fiction est un songe, un jeu, et la réalité qui s’y glisse, une illusion. Ce jeu, ces songes, cet imaginaire que trouble le réel, irriguent ces deux nouveaux volumes des œuvres complètes, où le lecteur découvre page à page de nouvelles galeries souterraines qui recèlent de rares filons d’or romanesque.
Philippe Chauché
(1) Ulysse, James Joyce, trad. Auguste Morel revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et l’auteur, Gallimard, 1991 pour la réédition de celle de 1937
(2) Été sur les collines, Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, Julio Cortázar, Gallimard, 1980
(3) La vida es un sueño, La vie est un songe, Pedro Calderón de la Barca, 1635, pièce du théâtre baroque espagnole qui propose une réflexion sur l’illusion et la réalité, le jeu et le songe.
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