« Dante nous veut pèlerins, avec lui, dans l’itinéraire du salut, et nous place d’emblée au centre de son histoire, avec un “notre” qui nous concerne tous :
Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure,
car la voie droite était perdue » (Préface Carlo Ossola)
« Ô lumière et bonheur de tous les poètes,
que m’aident la longue étude et le grand amour
qui m’ont fait chercher ton ouvrage.
Tu es mon maître et mon auteur,
tu es le seul où j’ai puisé
le beau style qui m’a fait honneur » (L’Enfer, Chant I)
Cette année marque le septième centenaire de la mort de Dante – Durante Alighieri – survenue à Ravenne en 1321. L’occasion pour la Bibliothèque de la Pléiade de faire se rencontrer le texte original, une langue nourrie du provençal au vénitien, et la traduction de Jacqueline Risset parue en 1985 et 1990 chez Flammarion. L’occasion de faire « se parler » (1) les deux textes, de faire entendre les langues, de les laisser résonner : « quindici stelle che’n diverse plage / lo ciel avvivan di tanto sereno – quinze étoiles, en divers points du ciel, / qui l’avivaient d’une telle clarté ». Car chez Dante, le son des mots, la musicalité de la langue (2), font une symphonie note Ezra Pound, le rythme des phrases qui nourrit les Chants est fondateur, fundator : celui qui fonde ou a fondé, comme l’est la connaissance encyclopédique de l’écrivain-poète, de la philosophie, de la théologie, de l’Histoire, des héros et des saints et de ses contemporains de Florence, de Rome, de Sienne, les Noirs (les Donati), et les Blancs (les Cerchi) : imaginons Dante, ces années-là, partagé entre ses liens maritaux avec les Donati, dont il avait épousé une fille, son attachement personnel et intellectuel à Guido Cavalcanti, (…) et son adhésion aux valeurs de la Commune du Peuple (3). Jacqueline Risset qui n’a cessé de lire, de relire, de traduire, mais aussi d’écrire sur Dante, parle fort justement de poème sacré (4).
La Divine Comédie est au cœur du sacré, et du politique (expulsé de Florence, condamné à mort), c’est un cœur romanesque sacré, un chant inspiré, divin, un poème sacré. Dante s’approprie les textes religieux, et les livre qu’il a lus avec l’attention d’un moine copiste, d’un stratège, d’un visionnaire, l’œil devance la plume et la plume vérifie ce que voit l’œil. Dans L’Enfer, cette immersion outre-tombe, il voit les damnés, traverse le Styx, échappe au Minotaure, poursuit avec son guide sa descente vers l’abime, cercle après cercle, traverse la forêt des suicidés, croise des harpies, des ombres et des monstres, des troupeaux d’âmes nues, et Béatrice, dont la mort en 1290 fut pour l’écrivain un cataclysme, il n’est donc pas surprenant qu’il la fasse resurgir, se lever des morts, dans La Comédie. Qui sont ceux qui peuplent les cercles de L’Enfer ? Dante qui a la précision d’un peintre et l’imagination d’un écrivain nous renseigne : les esprits vertueux non baptisés, les luxurieux, les gourmands, les avares, les coléreux, les hérétiques couchés dans des tombes brûlantes, les sodomites, les violents contre nature, les simoniaques, ou encore les mages et les devins, et d’autres encore.
« Ces malheureux, qui n’ont jamais été vivants,
étaient nus et harcelés sans cesse
par des mouches et des guêpes qui étaient près d’eux » (L’Enfer, Chant III).
Il quitte L’Enfer avec son guide, au XXXIV Chant, pour revenir au monde clair, et revoir les étoiles. Là, il va contempler quatre étoiles, croiser Caton, un honnête vieillard, dans les cercles de L’Enfer, ce n’était qu’âmes perdues, dans Le Purgatoire, il découvre les âmes lentes et traverse la divine forêt. Après la lave, viennent les éclaircies de lumière, qui ne peuvent que conduire au Paradis. La Divine Comédie est un voyage initiatique, terrifiant et splendide, inspiré, où tout est mouvement, et où le narrateur est accompagné de guides : Virgile (« Donc pour ton mieux je pense et je dispose / que tu me suives, et je serai ton guide, / et je te tirerai d’ici vers un lieu éternel… », L’Enfer, Chant I), Béatrice (« Regarde bien ! Je suis bien, je suis bien Béatrice. / Comment as-tu osé accéder à ce mont ? / Ne savais-tu pas qu’ici l’homme est heureux ? », Le Purgatoire, Chant XXX), et saint Bernard (« vole avec les yeux par ce jardin ; / car le voir mûrira ton regard / pour mieux monter par le rayon divin. Et la reine du ciel, pour qui je brûle / tout entier d’amour, nous fera toute grâce, / parce que je suis son fidèle Bernard », Le Paradis, Chant XXXI).
Dante nous invite à physiquement nous mêler à ce voyage, nous rythmons notre pas sur le sien, nous voyons ce qu’il nous décrit… (Paul Claudel), et nous offre un poème, une romance, un romancero, qui va bouleverser ceux qui le liront : « On n’avait pas entendu cette voix depuis l’antiquité latine. Et voici que le chant n’est plus réminiscence, mais création réelle, et comme un chant de ruche nouvelle essaimant en Ouest, avec son peuple de Sibylles… » (Saint-John Perse), et Philippe Sollers qui lui a consacré un livre d’entretiens avec Benoît Chantre (5) a raison d’insister qu’il s’agit là du premier grand livre pensé et agi intégralement comme livre par son auteur.
« Les ailes déployées, devant moi se montrait
la belle image que leur doux jouir
formaient, joyeuses, les âmes assemblées ;
chacune paraissait un petit rubis
où brûlait un rayon de soleil si ardent
qu’il reflétait son éclat dans mes yeux » (Le Paradis, Chant XIX)
La force romanesque de La Divine Comédie tient dans cette échappée, cette envolée au cœur de ces trois temps, celui des larmes, du feu et de la glace, celui de l’espoir et du passage, et celui de la Lumière retrouvée, divine. L’écrivain est un voyant, un voyant qui s’embarque tel Ulysse dans un voyage au long cours, mais il ne navigue pas, il marche, il marche pour se révéler, perd connaissance, doute, mais aussi s’enivre des couleurs et des mots qui lui sautent aux yeux et aux lèvres, il marche et ne cesse de parler, donc d’écrire. Voyage où il retrouve Béatrice : Mais elle, qui voyait mon désir, / commença, en riant si joyeuse / que Dieu semblait jouir dans son visage… Qui sera beaucoup plus qu’un guide, une deuxième révélation, comme l’est sa Comédie qui irradie les Lettres depuis des siècles. La Divine Comédie est un tremblement humain et divin, un éblouissement, une source de vie, nourrie de l’exil, de philosophie et de théologie, c’est ce qui en fait sa force unique.
« Ô lumière souveraine qui tant t’élèves
au-dessus des pensées mortelles, reprête un peu
à mon esprit de ce que tu semblais,
et rends ma langue si puissante
qu’une étincelle de ta gloire
puisse arriver aux gens du futur… » (Le Paradis, Chant XXXIII)
Philippe Chauché
En plus de La Divine Comédie et ses nombreuses traductions en Français (André Pézard, Gallimard, 1965 ; Alexandre Masseron, Club français du livre, 1954 ; Jean-Charles Vegliante, Imprimerie Nationale, 1996-2007 ; René de Ceccatty, Seuil, 2017 ; Danièle Robert, Actes Sud, 2016-2018-2020 ; Michel Orcel, La Dagana, 2019-2020-2021), on peut lire de Dante : Vita Nova (Mille et une nuits et Garnier Classiques), Vingt poèmes (La Différence), Rimes (Flammarion).
(1) Carlo Ossola, Note sur la présente édition.
(2) le vulgaire… « la langue de la nourrice et du Paradis », dira Pétrarque (Jacqueline Risset, Dante, Une vie, Flammarion, 1995).
(3) Inglese, Vie de Dante, Chronologie, Luca Fiorentini, dans la présente édition.
(4) « Mais L’Enfer, première partie du poème sacré… est bien plus qu’un répertoire de châtiments à méditer. C’est une forêt de symboles qui s’entrecroisent et se suscitent l’un l’autre, sans cesse » (Jacqueline Risset, Dante, Une vie, Flammarion, 1995).
(5) La Divine Comédie, Desclée de Brouwer, 2000.
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