« Ô illustre auteur, ô bienheureux don Quichotte, ô célèbre Dulcinée, ô malicieux Sancho Panza ! Puissiez-vous, tous ensemble et chacun en particulier, vivre de longs siècles, pour le plaisir et l’amusement de tous les mortels ! (L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (2), traduction d’Aline Schulman, Editions du Seuil).
« Ce ne sont pas seulement les lecteurs qui se font alors l’écho de la popularité de deux héros, mais aussi, au bénéfice de ceux qui ne savent pas lire, les joyeuses entrées, les défilés, les ballets, les intermèdes, les mascarades qui contribuent à faire connaître leurs profils respectifs » (Dictionnaire Cervantès, Rire).
Il y a devant nous une œuvre magistrale, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, dont la première partie est publiée fin décembre 1604 à Madrid, suivi de la seconde partie sortie des presses en 1615, il ne lui reste alors que quelques mois à vivre, il sera inhumé le 23 avril 1616 dans sa paroisse de San Sebastián à Madrid. Désormais tous les 23 avril, l’Espagne célèbrera le Livre, le Quichotte enfantera les livres.
Il y a face à nous un visage, un portrait apocryphe de Miguel de Cervantès, attribué à Juan de Jauregui daté de 1600, mais peint vers 1900. Tous les portraits connus de l’écrivain ne seraient donc que pure invention, vertige de l’imaginaire des peintres, mais qui s’en plaindrait ?
Et puis il y a l’histoire de Miguel de Cervantès, le roman de sa vie, ses blessures à la bataille de Lépante, où il perd l’usage de sa main gauche, ce qui lui vaudra son surnom de « manchot de Lépante », ses cinq années de captivité à Alger, sa vie et ses livres, Don Quichotte, Nouvelles Exemplaires, Galatée, notamment. Autant de visages que Jean Canavaggio, le grand spécialiste de Cervantès en France, s’emploie avec rigueur et finesse à éclairer dans son dictionnaire. Il l’ouvre sur Giulio Aquaviva, dont Cervantès fut camérier, avant que le jeune prélat ne soit sacré cardinal, et s’achève sur le Voyage au Parnasse, long poème aux trois mille hendécasyllabes et ses cent cinquante écrivains cités, son testament poétique, l’adieu d’un homme qui craignait d’être dupe de ses rêves et qui s’en défendait en souriant. Ce vagabondage comme le définit l’auteur, dans ce dictionnaire aux quelques cent trente entrées, nous permet de mieux comprendre la vie de l’écrivain, son parcours, ses villes, ses amis, ses admirations, ses lectures, et ceux qu’il inspira, musiciens, cinéastes, dessinateurs et écrivains, fidèle à sa légende et leurs éblouissements de lecteurs.
« Dans le sillage de Don Quichotte, mais sans s’identifier à lui, Tristram est la parfaite incarnation du « shandisme », une manière de comprendre les choses qui est aussi un mode d’existence où le goût de l’irrationnel s’allie à la nostalgie des chevaleries de l’imaginaire » (Dictionnaire Cervantès, entrée Laurence Sterne (1713-1768).
« En 1605, Don Quichotte était l’artisan de son épopée en inventant dans le même mouvement son propre monde ; sous l’effet de sa déraison, l’auberge se métamorphosait en château et les moulins en géants. En 1615, il se lance de nouveau sur les chemins, mais ne transforme plus les choses ; ce sont les circonstances ou simplement les hommes qui fabriquent un univers à la mesure de ses exploits ou de ses désirs » (Dictionnaire Cervantès, entrée Don Quichotte, première et seconde partie).
Ce Dictionnaire érudit de Cervantès est le livre des passions de Jean Canavaggio, des passions pour un écrivain qui a donné corps à ce qui allait devenir l’art romanesque, un dictionnaire nourri d’une curiosité sans limites pour son histoire, et les histoires que d’autres écrivains vont à leur tour inventer sur les traces du Quichotte et de Sancho. Ce Dictionnaire est à la fois celui des personnages qui miroitent dans les œuvres de Cervantès, mais aussi celui de ceux que l’écrivain a fréquentés, de ceux qui se sont inspiré de ses œuvres et notamment du Quichotte. En poursuivant notre vagabondage, nous apprenons tout de la captivité de Cervantès à Alger, nous nous glissons sur les traces de la Bible que d’heureux érudits et des lecteurs attentifs ont découverts dans le Quichotte, nous rencontrons des peintres qui ont illustré, exploré ou illuminé le Quichotte, comme Gérard Garouste qui expose un ensemble de dessins, d’aquarelles et de toiles, baptisé : Don Quichotte apocryphe – un livre ouvert et brûlé suffit à symboliser l’inventaire de la bibliothèque de l’hidalgo. Francisco de Goya, Picasso ou encore Gustave Doré : « Les rochers escarpés de la Sierra Morena, les arbres desséchés de la campagne castillane, les contrastes de lumière, les brumes jouent un rôle essentiel dans un paysage qui condense une somme d’émotions humaines ».
La passion littéraire est toujours inspirante quand elle se partage, ce que réussit formidablement bien Jean Canavaggio. Il est des livres qui ne cessent d’être lus et réédités, le Quichotte partage cette heureuse renommée avec La Bible, l’Odyssée, la Divine Comédie, Les Essais, et quelques autres, des livres qui non seulement ont résisté aux attaques des siècles. Le Temps ne les a pas fragilisés, mais les a patinés, comme les statues des cathédrales. Le Quichotte porté par deux personnages devenus avec le temps des archétypes, sonne le glas du roman de chevalerie, il renverse la machine mal assurée des livres chevaleresques, et ouvre un monde d’aventures aux mille entrées et rebondissements. La force de l’imaginaire de Cervantès nous entraîne sur les chemins qu’empruntent le Quichotte et son fidèle Sancho, les chemins de la Mancha, de la Sierra Morena, de Barcelone, nous fait vivre ses combats et ses éclats, mais aussi ses étourdissantes réflexions, ses éblouissants dialogues avec Sancho, ses situations épiques d’une grande drôlerie, cet art si singulier qui rend ce roman immortel. Même s’il fait mourir le Quichotte – Telle fut la fin de l’ingénieux hidalgo de la Manche, dans un village dont Sidi Ahmed n’a pas voulu préciser le nom, pour que tous les bourgs et village de la Manche se le disputent et se l’approprient, comme les sept villes de Grèce s’étaient disputé l’honneur d’avoir vu naître Homère (1), Cervantès le rend immortel, comme il rend immortel Sancho.
Leurs aventures virevoltent et ne cessent de nous enivrer, comme ce Dictionnaire de nous divertir, de nous égayer, et de nous éclairer sur ce Grand d’Espagne que fut Cervantès.
Philippe Chauché
(1) L’Ingénieux Don Quichotte de la Manche, Seconde partie, traduction d’Aline Schulman, Editions du Seuil, 1997.
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