jeudi 27 mai 2010

La Magnificence du Présent (3)

Léonard de Vinci 1452-1519


" L'écriture est un luxe " (1). Je m'offre, dit-il, le luxe d'écrire, ce qui n'est autre que le luxe de vivre. Le luxe de sourire à l'Admirable, le luxe d'une phrase qui illumine l'Instant, forme de résurrection permanente. Le luxe également, ajoute-t-il, de l'amour. Point ici, de trafic de corps et de sentiments, le luxe ouvre sur un autre espace, où le marchandage dominant n'a point de mise. C'est ce luxe, ajoute-t-il, si peu partagé, qui dénoue les fils de la douleur.

J'écris dans une jovente permanente, dans un éclair, un silence, un souffle d'air qui traverse ma tour. J'écris, pense-t-il, pour redonner de la clarté à l'Instant.

Écrire, note-t-il, délivre de la domination sociale, de la culpabilité, de la crainte, du mensonge, des falsifications, Écrire offre au corps une autre dimension, la seule qui mérite notre attention, pense-t-il, la dimension d'un corps en mouvement permanent, dans une élévation joyeuse, écrire est une jouissance douce et prolongée, ma main qui court, navigue, chavire, s'ouvre, et qui fait naître une phrase qui vient de ma peau et de mes muscles. Les phrases comme les baisers font des miracles, il faut offrir ses phrases comme une caresse déposée sur une peau aimée et ainsi vérifier que le miracle a bien lieu : c'est là tout le luxe d'écrire.

" Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l'autre. C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. L'émoi vient d'un double contact : d'une part, toute une activité de discours vient relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est " je te désire ", et le libère, l'alimente, le ramifie, le fait exploser ( le langage jouit de se toucher lui-même ) ; d'autre part, j'enroule l'autre dans mes mots, je le caresse, je le frôle, j'entretiens ce frôlage, je me dépense à faire durer le commentaire auquel je soumets la relation. " (2)

J'écris dans le luxe du silence habité, tout m'y pousse, pense-t-il, aucune douleur, mais une joie rare, qui est un frôlement du Temps. Mes nuits sont ainsi occupées, main droite déliée, offerte, légère, caressante, main qui dénoue et brode, qui s'élève dans une danse magique, comme si elle dessinait la partition du " concerto pour violon et orchestre " de Mozart, main délivrée qui se pose, sur le bois du bureau, puis qui s'ouvre, immensité du geste, intensité de l'acte, je porte ma main sur la feuille blanche, comme il m'est arrivé de la porter sur un ventre offert. C'est, ajoute-t-il, la même chose, écrire, est un luxe de caresses et de lectures. J'écris, le lis, je touche, c'est le même mouvement, la même offrande à la vie, la vie devient un luxe dont personne, ajoute-t-il, ne pourra me priver, les belles âmes savent de quoi je parle !

Le luxe est cette Magnificence du Présent, c'est un défi permanent. Regardez, se dit-il, des nuages blancs déchirés découvrent le bleu du ciel, la rue est calme, les " heures d'aimer " de mon cadran solaire s'accordent merveilleusement - quel mot - à la douceur de l'air, des humanoïdes pressés et négligés lèvent la tête vers ma tour, et s'empressent d'en photographier la façade, comme ils le font de celui ou de celle qu'ils croient aimer, mon oeil seul domine, mon oeil seul enregistre, mon oeil seul pense, écrit et jouit de l'Instant, mon oeil seul porte loin les phrases qu'il dicte à ma main, ajoute-t-il, mon oeil seul est la mémoire des livres qui m'entourent, mon oeil seul aime à aimer regarder, admirer, dessiner, désirer, mettre en musique ce qui ne se voit pas, une fée traverse la rue et danse pour elle seule, une déesse délaissée des dieux dont le corps flotte quelques minutes sous les fenêtres de ma tour, je souris à cette délivrance du Temps. Luxe, admirable luxe du mouvement de l'Instant.

" Et comment supporterais-je d'être un homme si l'homme n'était pas aussi poète et devineur d'énigmes et racheteur de hasard ? " (3)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Le futur immédiat / Dominique Rolin / Gallimard / 2002
(2) Fragments d'un discours amoureux / Roland Barthes / Collection " Tel Quel " / Éditions du Seuil / 1977
(3) Ecce Homo / Friedrich Nietzsche / traduct. Alexandre Vialatte / 10-18 / 1988

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