" Ô dieux, dieux ! Comme la terre est triste, le soir ! Que de mystères, dans les brouillards qui flottent sur les marais ! Celui qui a erré dans ces brouillards, celui qui a beaucoup souffert avant de mourir, celui qui a volé au-dessus de cette terre en portant un fardeau trop lourd, celui-là sait ! Celui-là sait, qui est fatigué. Et c’est sans regret, alors, qu’il quitte les brumes de cette terre, ses rivières et ses étangs, qu’il s’abandonne d’un cœur léger entre les mains de la mort, sachant qu’elle – et elle seule – lui apportera la paix.
Fatigués eux aussi, les chevaux enchantés avaient considérablement ralenti leur allure, et la nuit inéluctable les rattrapait. La sentant derrière son dos, même le turbulent Béhémoth se tient coi. Les griffes accrochées au pommeau de sa selle, il volait, silencieux et grave, la queue étalée.
La nuit commença à couvrir d’un noir linceul les bois et les prés, et tout en bas, au loin, elle alluma de petites lumières tristes, - de petites lumières étrangères, désormais inutiles et sans intérêt pour Marguerite et pour le Maître. La nuit rattrapa la cavalcade, descendit sur elle et l’enveloppa, tout en semant çà et là, dans le ciel mélancolique, de petites taches de lumière pâle – les étoiles.
La nuit se fit plus dense, ses ténèbres roulèrent côte à côte avec les cavaliers, happèrent les manteaux, les arrachèrent des épaules, et révélèrent les déguisements. Et quand Marguerite, rafraîchie par le vent, ouvrit les yeux, elle put voir quels changements étaient survenus dans l’aspect de ceux qui volaient autour d’elle, chacun vers son but. Quand, par-delà la crête lointaine d’une forêt, le disque pourpre de la lune monta à leur rencontre, tous les faux-semblants avaient disparu, éparpillés dans les marais, les oripeaux fugaces de la sorcellerie s’étaient noyés dans le brouillard. » (1)
Anne-Christine Poujoulat - afp |
Présence du Théâtre, présence de Boulgakov, présence des comédiens, de la mécanique des corps et des images de synthèse, présence au Théâtre, présence à la Cour d'Honneur du Palais des Papes, présence à l'Histoire et aux histoires, l'imaginaire est d'abord celui des corps et des voix, Simon McBurney y joint, en montreur d'ombre, des éclats d'envolées lyriques - la scène tourne et un cheval ailé s'élève sur la pierre du mur du Palais, en peintre, il y inscrit le corps supplicié du Christ - Zurbaran vivant - et finit par le faire exploser, final d'apocalypse, et comme McBurney est tout sauf un poser chic et toc, pas une seconde, il n'oublie le sens de la marche de ses comédiens, tous plus éblouissants les uns que les autres, unis et désunis et armés de toutes les certitudes du beau mouvement et de la volupté des phrases fussent-elles les plus terribles.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Le Maître et Marguerite / Mikhaïl Boulgakov / traduc. Claude Ligny / Robert Laffont / 2012
Suis-moi, lecteur ! Qui t'a dit que l'amour véritable, fidèle, éternel, cela n'existait pas ? Le menteur, qu'on lui coupe sa langue scélérate !
RépondreSupprimerDieux, mes dieux ! Comme la terre est triste, le soir ! Comme les brouillards sont mystérieux, sur les marais. Qui a erré dans ces brouillards, qui a beaucoup souffert avant de mourir, qui a survolé cette terre, accablé d'un fardeau trop lourd pour lui, celui-là le sait. Il le sait, l'homme las. Et c'est sans regrets qu'il quitte les brouillards de la terre, ses marécages et ses rivières, qu'il se remet d'un cœur léger aux mains de la mort, sachant qu'elle seule...
Gallimard 2004, traduction Françoise Flamant