lundi 23 décembre 2013

Alberto Manguel



D'un éloge l'autre, comme d'un amusement, c'est ce qui a cour ici. On construit ainsi sa bibliothèque éphémère. Les livres lus et dégustés sont comme ces galets blancs, gris ou noirs que découvre la vague lorsqu'elle se retire.
Manguel ouvre son livre des éloges par la Bible, autrement dit livres, et réussit en quatre pages à en saisir toute la surprise, car la Bible est bien une surprise, on l'ouvre toujours à l'improviste, ou pour vérifier ce que l'on ignore. Sa constitution même surprend et pousse certains à douter de sa réalité, il y a disent-ils, " filouterie derrière tout ça ! ". L'auteur s'en amuse : " Qu'est donc cette anthologie de mythes, d'histoires, de poésie épique et amoureuse, d'avertissements, de proverbes et cet ancêtre des Chants de Maldoror qu'est l'Apocalypse de Jean ?... Imaginons notre stupeur à la découverte d'un tome qui, sous le titre de Tome, rassemblerait : L'invention de Morel, Histoire de Napoléon, Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée, les Maximes de La Rochefoucauld, La métamorphose, les avertissements prophétiques de l'organisation Greenpeace, La Terre, En attendant Godot, Le Quatuor d'Alexandrie et Voyage au bout de la nuit, présentés comme des textes d'un seul et pesant auteur anonyme. " Stupeur qu'une telle compilation, mais du temps de ces écritures, l'anonymat facilitait bien des choses, et Manguel d'ajouter que ce qu'on nomme couramment la Bible, c'est en fait les Bibles, sans oublier par quelles langues elles sont passées l'araméen, le grec, le latin, aller-retour, retour-aller, mille détours, joli tour joué à l'histoire : " la Bible est surtout la création de ses lecteurs, car toute traduction est lecture, et lecture du plus haut artisanat. ". Manguel qui aime les pirouettes sait de quoi il parle quand François Gaudry, lecteur talentueux, traduit ses éloges, qui finalement sont ici traduits du français au français ! Eloge des traducteurs et des lecteurs.




Manguel fait aussi l'éloge de sa bibliothèque, de livres qui y vivent en toute liberté, surveillez la votre la nuit, vous serez surpris : " Dans la prolifération des rayons, il y a un livre pour chaque instant de ma vie, pour chaque amitié, pour chaque désillusion, pour chaque changement. Ils marquent mes années comme ces pierres blanches qui jalonnent la route d'un pèlerin. ", tout autant que vous le serez en marchant sur un chemin paysan, les yeux éblouis par les éclats d'un regard amoureux qui fait écho au votre.
De l'éloge du livre de poche qui porte si bien son nom, à la foire aux livres, à l'impossible, à la France et aux dodos, Manguel dresse sa table d'écrivain et de lecteur, sa géographie de l'Argentine à l'Espagne, de la France au Canada : " Le Canada est si loin qu'il n'existe presque pas. " ( Borges ) et nous invite à nous y asseoir, et à lever nos verres aux éloges que nous n'avons pas encore écrits.

à suivre

Philippe Chauché

dimanche 22 décembre 2013

Thomas Vinau


D'abord, il y a le titre, qui met les mots à la bouche. Tout observateur attentif de l'arc-en-ciel,  de l'éclat d'un soleil naissant, sait de quoi il est question. En quelques secondes tout se transforme, tout se fixe aussi, la transformation est parfois un fixateur. Fixer l'encre que la pluie ne puis plus diluer, fixer une deux, trois, quatre phrases, une deux, trois, quatre visions, passer du regard au mouvement, de l'instant au Temps, du mouvement à la phrase. Elle vient après la pluie, c'est toute sa splendeur :

" Me yeux
sont des mains
qui ont
la bouche ouverte "

" Viens la vie est fraîche
une couleur nouvelle coule du ciel
nos pieds ont une faim de bête
nos sexes furètent la lumière
viens ! Nous allons piétiner les fleurs "

" Je t'apprendrai
à laisser ta peine
sur le dos des mouettes
pour que finalement
d'une décharge à l'autre
tes larmes rejoignent
l'océan "

Précision du mot, précision de l'instant saisi, rien de plus simple, rien de plus nécessaire. Ecrire comme l'on respire pour lire comme l'on sourit, comme l'on tremble.

" Une
petite
montagne
qui saute sur les genoux
d'une rivière "

" L'ombre serait
un sous-entendu
de la lumière "

Justesse musicale, tempo, la bonne note à la bonne place comme chez Ravel, le bon accord au bon moment, comme une touche rouge chez Matisse, une sensation juste, vision libre, comme la liberté de Rimbaud et de Bashō.
 
à suivre
 
Philippe Chauché
 
 

vendredi 20 décembre 2013

Parisis et Roberts dans la Cause Littéraire


Tiens, me dis-je, un petit livre sur Jean-Marc Roberts par un autre Jean-Marc, dont je ne sais rien. Il est là devant mes yeux, sur la table d'une librairie parisienne où un ou deux exemplaires de chaque nouveauté est sur le champ soldé. Livres offerts, services de presse trop vite lus, vite oubliés, détestés, délestés, que sais-je ? Je me souviens d'avoir ainsi acquis l'an passé, trois ou quatre livres dédicacés par leurs auteurs, des envois comme l'on dit, envois revendus à bas prix sans laisser d'adresse en quelque sorte. Sur le boulevard, j'ai glissé le livre dans la poche intérieure de ma veste, l'ouvrant, le refermant, le laissant faire son nid durant les deux jours de ce séjour Capital. Alors lisons :

" Beaucoup de ses livres pouvaient se lire comme des lettres tardives, retenues, à des enfants, des femmes, des amis, des lecteurs. Façon de réapparaître, de refaire l'histoire en un clin d'œil, de ressortir l'un de ses tours que les autres n'auraient pas compris, qui leur avait échappé. "

La mort de Jean-Marc Roberts, c'est cela, une lettre tardive, retenue, lettre roman à un éditeur qui était aussi écrivain, à un écrivain-éditeur, un clin d'œil à la vie face à la domination outrageuse de la mort, un tour, un petit tour, pour en rire à jamais. Les livres ont des dialogues dont nous ignorons tout, quelle musique dans ma bibliothèque !  Les livres ne meurent jamais, ils parlent, se contredisent, s’admirent,  bourdonnent, bouillonnent. Les phrases comme les étreintes, ne s'éteignent point, il suffit, et ce n'est pas une mince affaire, de savoir écrire et bien écrire, c'est le cas de Jean-Marc Parisis, de savoir lire et bien lire, ce furent les manières de Jean-Marc Roberts. La vie est une fête, pensais-je, sous le regard amusé d'un styliste de la vie, amateur de femmes, d'alcools forts, de désespoirs comptés, de toros, et de chasse au lion en Afrique. Alors comme chez l'américain à Biarritz, les fantômes et les déesses s'invitent, les bavards et les silencieux, les talentueux et les opportunistes de salon, tous ont leur mot à dire sur l'éditeur au visage d'adolescent, sur l'écrivain, sur l'homme,  pas mal de blabla, de chichi, de pleureuses, et parfois, comme un éclair, une phrase nette, une phrase de romancier, un livre en offrande, pour poursuivre l'aventure. Beau programme !

Dans la tristesse… Là encore, mauvaise pioche. J'étais moins triste que désappointé, sombre, las. Nous partagions au moins cela, la fin, les fins nous révoltaient, nous insultaient. La mort signait la défaite de la fiction. Restait la triste vérité, on allait s'ennuyer sans lui. "

Bonne pioche que ce petit livre, il nous donne de bien belles nouvelles de l’éditeur-auteur disparu, en mouvement permanent, d’une écriture l’autre, la sienne et celle des autres, d’une passion l’une, la littérature. N’est pas éditeur qui veut ! Il faut avoir été bien accompagné par les hommes et les livres passés et à venir, il faut avoir cette science de la saveur et du savoir, l’âpreté de la sagesse, et la douceur de la colère, le regard aiguisé et la main musicale, il faut être après avoir été, et l’inverse.
Belle occasion d’ouvrir à nouveau Deux vies valent mieux qu’une, de Jean-Marc Roberts – Flammarion - l’ultime éclat de l’écrivain-éditeur, d’un récit l’autre, vérité et fiction, fiction de sa réalité, rire illuminé porté par une voix de bonheur.

«  Et puis, il y a ces messages inénarrables délivrés sur mon portable que j’écoute attentivement. Des voix de malheur, d’outre-tombe, à l’entame souvent identique : «  Mon pauvre Jean-Marc, qu’est-ce j’apprends là… ! » Je ne leur réponds que par texto : Père-Lachaise, allée 23, tombe 608. Visites autorisées tous les jours de 9 heures à 19 heures. »

Instant magique que de faire se rencontrer ces deux récits : ils s’écoutent et se répondent, et ont encore et toujours mille choses à s’écrire et à se dire.

Philippe Chauché 


 http://www.lacauselitteraire.fr/



dimanche 15 décembre 2013

Rimbaud et Baudelaire chez Thébault



Visiblement Olivier-Pierre Thébault a l'oreille fine, et le regard aiguisé, deux sens en éveil pour deux poètes éveillés. Il s'agit d'évidence, et ce n'est pas une mince affaire, d'être poétiquement à la hauteur de ce qui s'écrit, tant dans les Illuminations que dans Les Fleurs du Mal, et de saisir ce précipité du Temps qui affole les sourds et les aveugles sociaux, et ils sont Légion.
D'un poète l'autre : Rimbaud et les Illuminations. Écrites, lues, oubliées, détournées, radotées, enfin retrouvées et si je puis dire, ressuscitées d'entre les vivants. Question gnostique s'il en est. Vertige des noms et des sons comme dans la Bible, question lumineusement musicale. Ave Myriam du Temps retrouvé.
" Le chant nouveau de la nouvelle harmonie  renouvelant à même son écriture - à même la parole à mesure qu'elle se tisse - l'alliance avec le Temps : ce serait cela, avant tout, les Illuminations. Ou réciproquement, la manière dont le Temps, surgissant, dévoile une nouvelle alliance, scellée musicalement dans le chant. Mais bien plutôt les deux, intriqués, dans un même mouvement de délivrance. "

Pour qui se laisse un peu sérieusement aller à une lecture attentive de la littérature, et de la poésie, il convient de ne pas faire seul le chemin, Olivier-Pierre Thébault ne se prive pas de fréquentations éclairantes pour mieux saisir et nous faire saisir la portée du mouvement du Temps - comme une boussole, son aiguille indique le futur, Nord saisissable, alors que l'on voudrait qu'elle soit tournée à vie vers le passé ressassé. Même si l'on ne peut s'empêcher de penser que le mouvement de la phrase passe du Nord au Sud, d'Est en Ouest, comme une portée musicale, son temps n'est éternel que parce qu'il n'est pas figé, installé dans un mouvement permanent, il n'est pas interdit ici, d'entendre vraiment ce qui se joue notamment chez Mozart, inspirateur du mouvement du Temps, s'il en est.

" Le Dasein ne peut poétiquement être été que pour autant qu'il est à venir. L'être-été naît, d'une certaine manière, de l'avenir. "
" Le Temps ne dévoile ses richesses qu'à celui dont le dire est tout entier tendu, poétiquement, vers l'avenir en ce sens très précis dégagé par Heidegger. Ainsi, Rimbaud et Heidegger sembleraient bien d'accord, intimement, sur ce point : l'avenir est bien la dimension la plus importante du temps, qu'il s'agisse de celui pensé par l'auteur d'Être et Temps, ou de celui déployé ici dans Génie. Le sens même du présent, saisi en tout ce qu'il a de bouleversant, en découle. "




D'un poète l'autre : Baudelaire et ses Fleurs bien nommées. Baudelaire le dandy raffiné, fin connaisseur du monde qu'il traverse, des fleurs et des formes nouvelles de l'art, Baudelaire au centre du Mal - Olivier-Pierre Thébault a le nez fin d'inviter Dante - et qui finit par littéralement le décentrer, le Paradis n'en a pas fini avec l'Enfer, si je puis dire. Baudelaire au cœur des parfums - les mots chez certains pourraient ainsi être nommés - d'une ville qui en a vue et revue. D'un dieu l'autre, Dionysos s'avance. Baudelaire attentif, voyant, pas étonnant alors qu'un écrivain libre de notre siècle ne se glisse avec justesse et lenteur dans cette floraison littéraire - les déesses qui de l'ivresse n'ignorent rien, aimeront la perfection précieuse, savante et savoureuse de son regard.

" Un esprit bienveillant et secret nous conduit bien, au fil des rimes, depuis l'enfance jusqu'au génie amoureux - l'Amour couronne le génie -, du plus naturel au plus spirituel où tous les degrés dorés de l'élévation se trouvent conservés, dans la fluente richesse intérieure de cet ultime.
A travers les parfums, c'est l'ensemble de l'éventail vital des sensations, des plus immédiates aux plus pensives qui se déploie, et ce parce que l'odorat se révèle bien le plus subtil, le plus englobant et le plus subversif des sens. "

D'un poète à l'autre, à livre ouvert, flèches de l'un à l'autre, de l'autre à l'un, ils se regardent et se répondent,  

à suivre

Philippe Chauché





lundi 9 décembre 2013

Descartes dans La Cause Littéraire

Un amour de Descartes, Jean-Luc Quoy-Bodin


Un amour de Descartes, Jean-Luc Quoy-Bodin

« Il prêtait une oreille attentive à son babillage. Il aimait ses éruptions de sons, ces éclats de mots, ce magma du langage qui n’est pas encore la parole. Partition atonale, échos dissonants de ses appétits et de ses affects. Sans se l’avouer, il appréhendait ce moment où les sons allaient se dénouer, éclore, s’envoler et devenir des mots, des mots durs, tranchants, blessants, des mots de grands puis des adjectifs ; il allait être nommé, évalué, corrigé, contredit. C’est que l’enfant a ses maux à dire, sa vérité à faire éclater. Il somme l’adulte de l’écouter ».
En Hollande, René Descartes tombe sur une fleur, sa Francine, sa fille, sa fleur aimée. Il en tirera quelques leçons de vie, donc de pensées. Un éclair, ce mouvement du temps qui file à la vitesse de la lumière, dont il va se nourrir, comme l’on se nourrit d’un sourire, d’un mot, d’une danse d’enfance. L’enfance de l’art et de la raison, l’un ne va pas sans l’autre. L’autre, cette enfant qui le fixe, l’écoute, l’interpelle, lui montre ce qu’elle voit avec ses mots, qui vont un temps le détourner de ses maux.
Enfance nommée, sentie, qui le bouleverse et dont la mort très tôt venue le retourne, comme l’on retourne une pensée, assommée, plus rien à écrire, ou bien d’autres mots, d’autres théories qui vont s’en nourrir, passage par la vision de la mort réelle. Il n’en tire aucun fatalisme, aucune envie de prêcher, mais seulement un bouleversement sensoriel, que l’on pourrait aussi dire sensuel. Descartes face à l’enfance, comme Jean-Luc Quoy-Bodin face au récit, au sens propre, du réel à l’imaginaire, une affaire de sensation là aussi, une affaire sensuelle, florale et finalement romanesque. La vie d’enfance papillonne sous les yeux de Descartes, elle se barbouille de confiture, étoile filante, sauts de puces sur un pied, sourires de la surprise, toupie qui tourne dans le cœur du philosophe. Il s’en souviendra dans ses Méditations.
« Elle, lui a fait don de son vif-argent ; de l’azur de son innocence ; de la rivière diamantée, intarissable, de son babil. Elle, lui a fait entrevoir un autre ordre du monde, celui de la fantaisie, du hasard, de l’élan. Un monde vers le haut à l’opposé du monde des hommes, newtonien, pesant, vers le bas. Aimer, c’est gravir ».
Un amour de Descartes, récit vif-argent, léger, qui claque parfois comme un fouet, qui s’ouvre d’autres fois comme une tulipe, qui s’élance, comme une enfant qui danse pour son père, admirable récit du récit du Discours en devenir. On s’en souviendra.

Philippe Chauché

samedi 7 décembre 2013

L'Ecrivain de l'Incertitude


" Et même si parfois les phrases de Montaigne, laissent croire à une diplomatie concertée de la dissimulation, du " dire à demy ", il est plus fructueux, je crois, de chercher du côté de l'incertitude, de l'hésitation, du questionnement. La phrase qui était mienne, dont je percevais les linéaments et pressentais les suites potentielles, du seul fait de sa transition, soudain s'est sclérosée et m'a échappé. Je ne comprends plus ce que j'avais en projet, tout un avenir de pensées possibles se restreint sèchement à une formule banale ou peu compréhensible : 

Ceci m'advient aussi : que je ne trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre que par l'inquisition de mon jugement. J'aurai eslancé quelque subtilité en escrivant. (...). Je l'ay si bien perdue que je ne sçay ce que j'ay voulu dire : et a l'estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela m'advient, je me desferoy tout. Le rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celuy du midy : et me fera estonner de mon hésitation (I, X, 40).


L'écrit m'a en quelque façon rendu étranger à moi-même, en sorte que dans ces lignes que j'ai écrites à un autre moment et que me voici en train de lire ou relire, il y a une chance que je me surprenne " du dehors ", que je voie " comme un autre ", ce qui peut-être suffisant pour défaire l'adhérence spontanée de la croyance naturelle. Tout au contraire de la complaisance à soi qui noie les distinctions et les détails dans un flou homogène, cette relecture de soi produit un l'écart indispensable : " Je ne m'ayme pas si indiscretement et ne suis si attaché et meslé à moy que je ne puisse distinguer et considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre " ( III, XVIII, 942 )

Jean-Yves Pouilloux, connaît Montaigne sur le bout des doigts, des lèvres, et de l'oreille,  il tourne et retourne les phrases du gascon vivace, montre en quoi le voyageur de l'intérieur, qui n'ignore rien de ce qui se joue à l'extérieur de sa tour, nous est essentiel. Pour ce bien connaître, il faut non seulement se bien écrire, se bien relire et se bien contredire, sans oublier d'en sourire.

à suivre 

Philippe Chauché