" Il est impossible qu'une particule humaine se retrouve dans plusieurs endroits à la fois. Je dois donc voyager mon corps, pour attester qu'il est bien là où il se trouve, y compris dans le temps, et, pourtant, je tourne. C'est une expérience qu'on ne peut ni filmer ni photographier, il n'en reste pas moins qu'elle est incessante et vraie. A l'instant, j'ai 30 ans, je suis à Venise, cet angle de soleil en sait long sur moi. "
Venise justement comme expérience, l'amour et la littérature comme sa permanente vérification, et le roman peut tourner. Il peut tourner dans les éclats parfumés de la beauté complice, parfois aussi dans la nuit où les flammes vous consument. Sollers est à Venise en compagnie de son stylo plume, de ses cahiers, d'un dictionnaire illustré, des Mémoires de Saint-Simon, d'Ada et Loretta. Tout peut arriver, et finalement tout arrive à qui sait voir et écrire. Ce qui arrive : l'essence du roman, son aventure particulière, qui fait voir le corps de l'écrivain voyager dans ce qu'il calligraphie sur et entre les lignes de son cahier de géographe des illuminations. L'expérience de Venise se déroule entre Vincennes et la Chine, au centre d'un volcan où le narrateur se réjouit de l'instant quand il lui parle, écoute particulière, regard aiguisé, poignet vif et léger, particule d'écriture classique chinoise, c'est Bashō entre les eaux du canal.
" La dose que j'ai prise ce matin est la bonne. Le paysage gagne en profondeur, les couleurs en fraîcheur, les fleurs en attraction pour les papillons blancs ou jaunes. C'est une belle journée, quoi, c'est-à-dire du temps suspendu et multiplié. Un jour, heure par heure, en compose dix, une nuit, avec un sommeil spécial, en réalise vingt. Dix jours, un mois, un mois une année, et ainsi de suite, lenteur à grande vitesse. "
Venise aussi comme point d'appui pour voir la folie du monde et en proposer un contre feu. La Fête à Venise, passe du soleil à l'ombre,
comme si cette contre-folie que s’inocule le narrateur avait par
instant des effets secondaires. Comme si elle produisait un tremblement, des
secousses, un tressaillement de la phrase et de son rythme. Effet mineur mais
qui laisse sur l’instant pourtant un goût amer. Effet du Temps qui s’est
retourné sur l’écrivain, comme si l’ombre de Guy Debord voilait le soleil, flétrissait les fleurs et les regards. Du vouloir trop en dire de la folie du
monde, des stratégies du Diable, excellent dans le trafic des corps et des arts. Trop dire ce que l’on sait, de ce que l’on
voit, de ce que l’on ressent, d’un discours l’autre, de l’amoureux au
ressentiment, il n’y a parfois qu’un roman. Contrepoint qui là par instant gâte la guerre du goût que mène depuis des années l'écrivain. Mais passons et lisons.
" La chance est une divinité capricieuse, large et lente, un grand escalier à perte de vue. "
à suivre
Philippe Chauché
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