samedi 6 juin 2015

Badré dans La Cause Littéraire





 
« La maladie neuro dégénérative m’extrait du monde. C’est une expérience douloureuse de la séparation. L’antidote au cauchemar, le moyen de rester éveillé, la grande santé a pour nom littérature ».
 
La grande santé est ce récit, ce roman d’un corps qui lâche, le corps d’un dessinateur, d’un peintre, d’un écrivain frappé au cœur par la SLA, la maladie de Charcot. La grande santé est cette expérience terrible de la fonte des muscles, de l’effondrement de la saveur et du savoir du corps, de la suspension des mots dans le territoire de l’invisible. La grande santé est cet acte de résistance à la ruine annoncée, acte d’écriture, donc de vie divine. Alors s’invitent Kafka – Jubilation du créateur –, Joyce, Paulhan – vision magique du langage –, Meyronnis – le Pic de la Mirandole du XXIe siècle –, Roth, Ponge, d’un livre et d’une métamorphose à l’autre. Si le corps lâche, la littérature sauve.
 
« Chaque matin, devant la glace, je dois envoyer des bises en l’air, étirer mes lèvres, faire claquer ma langue, gonfler mes joues, descendre la mâchoire, l’avancer comme un prognathe… Pourtant, rien n’y fait, l’affaiblissement progresse. L’art de la pointe comme stade suprême de l’esprit civilisé, je ne pourrai plus l’exercer qu’en silence. Et dans le silence, il se perdra ».
 
Face à cette dévastation qui s’installe et s’annonce, Frédéric Badré construit ses antidotes, ses stratégies, qui tous les jours doivent être renouvelées, réveillées, tirées du fond des âges. L’attention est permanente, sur les poignets, les doigts, le cou, les lèvres, les bras, les jambes. Le corps se laisse aller à ne plus vouloir être, c’est-à-dire à ne plus vouloir faire. Se raser devient une Odyssée, se doucher un danger permanent, marcher une Epopée, lire, écrire, parler – les phrases se brisent sur cette cage de verre invisible qui m’enferme –, la chute n’est jamais très loin, le tremblement, l’impossible se conjugue au présent.
 
« En somme, j’ai l’impression que ma vie est sortie de ses gonds. Je vis une expérience du temps grossie. Mon corps s’est retrouvé si vite métamorphosé que mon rapport au temps est chamboulé. Une vie normale est fondée sur l’illusion de la stabilité. Cette maladie m’a jeté dans un maelström temporel ».
 
La grande santé est un défi. Vivre avec la sclérose latérale amyotrophique est un combat permanent. Une guerre intérieure, comme si la maladie demandait en permanence : Badré combien de divisions ?L’écrivain répond à chaque page de son récit. Ses armes : un regard aiguisé sur ce qu’il vit et endure, une vision de plus en plus précise du naufrage, un art de la flèche pour décrire ce qu’il est. La grande santé fait la part belle à la vie, sa femme, ses enfants, ses amis fidèles, ses livres, ses musiques – Mes neurones sont activés par des phrases musicales –, ses doutes, ses peurs, ses tremblements, ses abandons, et cette vie se dessine, se médite devant la Pietà de Titien. Toute vie est une Pietà.
 
« En 1576, une terrible épidémie de peste ravage Venise. Le propre fils de Titien sera frappé par le mal. Lui, non, même s’il meurt cette année-là. Son corps résiste étrangement à la maladie. Picasso, lui aussi, peindra pendant sept décennies. Son corps et ses misères sont restés aux portes de son atelier, aimait-il dire. Pour Titien, c’est pareil ».
 
La grande santé est cet atelier où Frédéric Badré écrit. Au cœur de cette expérience bouleversante, attentif au moindre signe, à la moindre défaillance, au moindre mouvement de ce temps nouveau, au moindre éclat. Immobile, il écrit dans l’attente de la guérison, pour que sa vie reprenne son cours normal. Son art s’accorde à celui du peintre de la résurrection, et sa grande santé d’écrivain le sauvera.
 
Philippe Chauché


http://www.lacauselitteraire.fr/la-grande-sante-frederic-badre

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