samedi 17 octobre 2015

Philippe Annocque s'invite dans La Cause Littéraire



« Pendant un instant, Liev a eu envie de demander à Monsieur Hakkell d’autres factures à recopier. Mais c’était idiot. S’il y avait eu d’autres factures à recopier, Monsieur Hakkell les lui aurait apportées avec les premières. Et puis il ne fallait pas faire ça, demander d’autres factures à recopier ; ce n’était pas son travail, à Liev ; il avait été engagé comme précepteur, c’était pour ça qu’il était venu ici ».
 
Pas Liev est un roman étrange, troublant, troublé et racé. Etrange, l’histoire de Liev, répondant à la demande d’un précepteur à Kosko, après un périple en autobus dont on ne saura rien, il arrive à pied dans ce domaine, où il pense qu’on l’attend. Région, village et domaine imaginaire, comme le sont ceux qui l’habitent, des fantômes ? Il n’y a pas d’enfants pour le moment à Kosko, Liev va donc être employé à recopier des factures. Puis on apprend au détour d’une phrase – Il est rare que la réalité coïncide parfaitement avec l’idée que l’on s’en fait – que Liev s’est fiancé avec Mademoiselle Sonia. C’est vrai qu’ils ont fait une ballade à vélo – Sonia roulait plus droit, ses genoux ne s’écartaient pas du cadre et la jupe de part et d’autre de la selle, c’était joli –, que leurs regards se sont croisés, mais nous n’en saurons pas plus.
 
Puis, Sonia s’absente pour préparer leur mariage. Mais rien de certain, rien n’est jamais sûr à Kosko et dans ce roman. Liev apprend de la bouche de Mademoiselle Sonia, qu’elle n’a pas quitté Kosko, et qu’elle souhaite faire une nouvelle randonnée à vélo – Mademoiselle Sonia l’a regardé un instant avec un sourcil légèrement levé, c’était joli ce sourcil légèrement levé. Pendant ce temps, Magda s’est occupée au plus près de Liev, sans qu’il sache vraiment pourquoi. Comme Liev, on se demande si cette troublante histoire aura son épilogue, si l’auteur, malin comme il l’est, ne joue pas tout autant avec Liev qu’avec nous. On se demande si tout cela n’est pas une plaisanteriePas Liev est un roman qui sème le trouble, qui instille un doute permanent sur ce qui s’y déroule. Le vrai se joue du faux et inversement. Alors, qui manipule qui, et qui est le jouet de qui et de quoi ? Le tout porté par un style qui joue et se joue des mots et des phrases, en les fouillant et les retournant. Qui s’amuse des répétitions, des phrases qui se répondent, qui s’éclairent et éclairent le roman. Les phrases et leur combinaison ont tant de choses à dire, et Philippe Annocque s’emploie à les faire parler.
 
« C’était bizarre, de prononcer une phrase sans ton. En général quand on prononçait une phrase, on y mettait toujours le ton. Ou plutôt, le ton s’y mettait tout seul, sans même qu’on ait besoin de l’y mettre. Il fallait le faire exprès, sûrement, pour prononcer une phrase sans ton. Et même en le faisant exprès, on n’était pas sûr d’y parvenir ».
 
A n’en pas douter, Pas Liev vient de territoires romanesques explorés et mis sous tension par Beckett, Julio Cortázar ou encore Kafka. Un pas de deux, l’un dans l’absurde et l’autre dans le réel, une petite incursion réaliste dans un monde qui ne l’est pas, et inversement. Pas Liev est un roman à l’écriture ciselée et ourlée, où chaque mot est pesé comme de la poudre d’or par l’écrivain orfèvre. Bonheur de lire, et d’évidence bonheur d’écrire pour Philippe Annocque, et de surprendre le lecteur, de l’inviter à suivre à la trace chaque geste de Liev, à écouter chacune de ses réflexions, à se glisser dans ses doutes, ses étonnements, mais aussi ses silences, jusqu’au final saisissant et glaçant.
 
« Et puis les choses sont allées moins bien.
C’était difficile de dire pourquoi, ou comment, ou même en quoi elles allaient moins bien mais elles allaient moins bien. Liev le sentait bien ».
 
Philippe Chauché
 


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