samedi 2 juillet 2016

Guillaume Basquin, éditeur, écrivain dans La Cause Littéraire

 
 
 
 
 



 
Une revue, une maison d’édition, un éditeur et un auteur, Guillaume Basquin est un nom avec lequel il faut désormais compter. Point de crainte, il affiche haut et fort ses passions littéraires et artistiques sous la protection de Lautréamont, Jacques Vaché, Jacques Henric, Thomas Bernhard, Philippe Sollers – l’ombre rassurante de Tel Quel et de L’Infini plane sur la nouvelle revue – Jean-Luc Godard, Debord, et Ornette Coleman. Il a du souffle, sa revue et ses derniers opus le prouvent, nous nous en sommes saisis, et l’auteur s’est plié avec une grande attention au jeu de cette correspondance littéraire et électronique.
 
« La peinture s’avère être la grande obsession de Jacques Henric, aucun doute là-dessus : il suffit de lire Faire la vie – Quand Poussin écrit : la peinture c’est de la pensée qu’on peut voir, eh bien, la gageure c’est de donner à voir cette pensée en l’écrivant – et de voir qu’il a obtenu de pouvoir reproduire des images peintes pour deux de ses livres dans la collection Fiction et Cie au Seuil :L’Origine du monde de Courbet pour Adorations perpétuelles, et une gravure de Picasso pour L’Habitation des femmes. C’est très rare » (Jacques Henric entre image et texte).
 
« … il n’y a pas d’autres grâces que celle d’être né ni même si ce chemin ne mène nulle part voire dans un sépulcre en sucre de terre me fut importune je pris mon essor vers les cieux j’y vis le soleil et la lune et maintenant j’y vois les dieux dans l’éclaircie… » ((L)ivre de papier).
 
La Cause Littéraire : En ouverture du premier opus de votre revue Les Cahiers de Tinbad, vous écrivez : « Nous avons pris acte de l’état des revues littéraires en France aujourd’hui : un mélange pas détonnant du tout d’idéologie, de politique et de dossiers en béton armé autour des grands auteurs du passé, morts en général : AUX GRANDS MORTS, LES REVUES RECONNAISSANTES… » Un constat qu’auraient volontiers tiré Lautréamont et Rimbaud ?
Guillaume Basquin : Je crois que oui, dans la mesure où Rimbaud a été totalement ignoré par le « milieu », de son vivant (on sait où ça l’a mené), et où Victor Hugo, le Sollers de l’époque (rires), n’a pas du tout réagi à la lettre pleine de provocation envoyée par Isidore Ducasse pour lui vanter les « meilleurs passages » de ses Chants de Maldoror. Le 19e siècle a eu beaucoup de mal à considérer/regarder sa jeunesse…
 
La Cause Littéraire : Dans ce même éditorial vous affirmez : « La forme avant tout ! » C’est-à-dire ?
Guillaume Basquin : Pour moi, l’idéologie a été le tombeau de tous les courants artistiques, et même de toutes les avant-gardes. Regardez l’exemple de l’Union Soviétique : cela a commencé dans la splendeur des révolutions formelles de « l’homme nouveau », le « soviet » (Dziga Vertov, Maïakovski, Malevitch) ; et puis ça s’est écroulé quand Staline a imposé un recadrage idéologique : abolition de la forme considérée comme « bourgeoise » et imposition des canons du réalisme socialiste. Je pense donc que les vraies révolutions artistiques passent par la forme, quasi exclusivement, à l’exception de « l’homme nouveau » soviétique – et cela s’appelle Manet, Cézanne, Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, qui étaient tout sauf des progressistes !… Le comble de l’idéologie « progressiste » en art, c’est quand même une journaliste comme Florence Aubenas qui se fait passer pour une (fausse) ouvrière pendant un certain temps afin d’écrire sur les « affreuses » conditions du travail à la chaîne dans les usines… Quelle hypocrisie sociale ! Quelle fausseté dans la position morale ! On est loin de Chaplin dans Les temps modernes… « La morale est affaire de travelling » : je crois beaucoup à ce célèbre aphorisme de Godard. Ceci étant dit, j’ai ajouté dans cet éditorial du numéro 1 que la forme dev(r)ait penser (en me basant sur de célèbres cartons, dialectiques en diable, des Histoire(s) du cinéma de Godard : UNE FORME QUI PENSE / UNE PENSÉE QUI FORME) ; car une forme purement gratuite ne serait que décoration et vanité…
 
La Cause Littéraire : Vous défendez aussi cette aventure sur papier, contre ces « revues en ligne que personne ne lit », il y a vraiment une rupture pour vous ? Du même ordre que celle que vous soulignez dans Fondu au noir, la disparition de la pellicule et l’avènement de la « reproduction numérique » ? La pellicule perdue, le papier résiste ? Une nouvelle « révolution » s’annonce, ou bien une « restauration » ??
Guillaume Basquin : J’ai été jusque très tard très réticent à l’utilisation des « nouvelles technologies » ; et j’avais remarqué en parallèle que tous les penseurs les plus radicaux – mes préférés à vrai dire – de ma jeunesse avaient été eux-mêmes très rétifs face à la bombe informatique : Guy Debord, Godard, Paul Virilio, Sollers… Puis j’ai bien dû m’y faire pour les courriels et la communication autour de mes différentes activités littéraires. Ceci dit, voici mon sentiment profond : le capitalisme s’est glissé comme un poisson dans l’eau dans la fluidité du numérique ; c’est le « système » qui y a trouvé le plus d’intérêts : centralisation des décisions, diminution des coûts en tous genres, accélération des flux, monétaires et autres, etc. Des éditions comme L’Échappée ont très bien montré cela (voir par exemple le livre de Cédric Biagini, L’emprise numérique, ou encore le livre collectif – auquel j’ai d’ailleurs participé – L’assassinat des livres (par ceux qui œuvrent à la dématérialisation du monde)). Par ailleurs, les gens lisent très mal sur écran, moi le premier : on a plutôt tendance à photographier le texte (qui est d’ailleurs l’image d’un texte, non ?). Je ne pense pas que le retour au papier soit une « révolution », mais plutôt une résistance : résistance à la dématérialisation globale du monde, bien comprise des intérêts du capitalisme (d’ailleurs, les communicants du monde de l’industrie ne parlent plus que de « cela » – il suffit de regarder ce qui se publie sur un réseau comme LinkedIn pour s’en convaincre). Et puis, c’est surtout une question de sensualité : quand je tiens Les Cahiers de Tinbad ou L’Infini entre les mains, j’ai une grande joie de toucher ; tandis qu’un fichier numérique ePub de telles revues ne serait pas très différent de la version en ligne de l’Obs… C’est-à-dire quelque chose de totalement informe. En revanche, et je l’ai remarqué de façon empirique et certaine, pour ce qui est de l’espace critique de la littérature, je crois de plus en plus à Internet et aux revues en ligne : les anciens journaux de référence consacrant de moins en moins de place à la littérature, le niveau de leurs écrits s’est effondré ; pour trouver des textes libres et écrits sur les livres, il faut aller chercher du côté de En attendant Nadeaulelitteraire.com, Recours au poème ou… La Cause littéraire ! Je n’ai rien contre cela, au contraire ! J’ai même écrit dans En attendant Nadeau et sur Mediapart, où je n’étais pas contraint par des problèmes de maquette ou de « nombre de signes ». Et à l’avenir, je pense que ce phénomène va s’accentuer…
 

 
 
La Cause Littéraire : Votre « actualité » littéraire et personnelle s’articule autour de deux ouvrages, un essai sur Jacques Henric et un roman « en souffle continu », (L)ivre de papierJacques Henric entre image et texte est le premier essai consacré à cet écrivain – un temps complice de Tel Quel – essayiste et critique, au fait de l’art d’aujourd’hui par sa collaboration à Artpress, au fait également du « scandale » Catherine Millet. Grand amateur d’Histoire de l’art ; vous vouliez montrer son rôle dans la pensée « de l’art » aujourd’hui, comme vous l’avez fait pour Jean-Jacques Schuhl : deux écrivains « hors norme(s) » ? Mais deux écrivains un rien oubliés, ou mal vus, si ce n’est mal lus ? Vous insistez dans votre « Henric », sur « les liaisons dangereuses » entre le texte et l’image, où tout semble être un jeu, de séduction ? Le texte, écrivez-vous, est la Loi, il « tue », tandis que l’image « sauve » ? Lisant Le roman et le sacré, vous notez que ce livre nous apprend à nous protéger des images qui médusent les hommes à travers les siècles ? Enfin vous définissez Jacques Henric comme un auteur qui écrit comme l’on peint ?
Guillaume Basquin : Effectivement Henric et Schuhl, s’ils apparaissent bien comme « hors normes », ont été finalement peu lus – et peu commentés (je l’ai appris à mes dépens, puisque ces deux manuscrits ont essuyé des dizaines de refus éditoriaux…) Autant je savais qu’il n’y avait pas de textes longs et fouillés sur leurs œuvres (et c’est pour cette raison même que je les ai faits – il y a une volonté indéniable chez moi d’être le « premier » – un défricheur), autant j’ai été surpris de découvrir que le « milieu » éditorial n’était pas du tout convaincu de leur importance (la plupart les avait très peu lus ou compris…) D’un côté, j’ai découvert que Schuhl était considéré comme un « mondain », de l’autre que Henric n’était pas aimé !? Cela m’a beaucoup surpris !
L’écriture est une subjectivité, en cela elle est un « crime » ; on pourrait même facilement dire qu’elle est « fasciste » : elle tue « l’autre ». Le tuant, elle peut pourtant rester grande, comme chez Sade, Pound, Céline ou Nabe… Tandis qu’une image qui voudrait tuer « l’autre » ne peut être qu’abjecte, comme chez Virginie Despentes dans Baise-moi (l’autre y étant le « sexe masculin »), ou chez Michael Haneke dans La Pianiste (l’autre y étant figuré par l’Autrichien de Vienne haï et très mal doublé en français, exprès)… Il n’y a rien à faire : une image, pour être belle et juste, doit aller vers l’autre – en un mot, l’aimer. Sans amour, pas d’image possible.
Mais l’image ne suffit pas, elle n’est pas assez dialectique en soi : elle fascine les hommes, qui s’y perdent – s’y affaissent. Il y faut soit le texte ajouté (de l’écrivain matérialiste, comme Henric), soit le montage dialectique (du cinéaste Godard, exemplairement), pour la relancer plus loin – au-delà de la simple fascination passive et médusante exemplairement illustrée par les vidéos porno. L’écriture – de Sade, de Paradis, du (L)ivre de papier – permet d’échapper à la fixation de l’image, à sa cristallisation. Quoi de plus éloigné d’une vidéo YouPorn que L’Histoire de Juliette ?
Que Henric écrive « comme on peint », la lecture de Carrousels, ou de La Peinture et le Mal, ou du chapitre 5 de mon essai sur lui (« Écrire comme on peint »), convaincra n’importe quel lecteur ! Une seule citation pour La Cause Littéraire : « C’est tout l’espace local fait de très petits voisinages qui constituera la carré ! » (in Chasses).
 
 
 
La Cause Littéraire(L)ivre de papier est d’une autre trame, et même pourrions-nous ajouter, d’une autre trempe. Nous évoquions précédemment un livre « en souffle continu » comme dans le jazz, la circulation de l’air alimente le souffle sans avoir besoin, en tout cas pour un temps donné, de le reprendre, du nez à la bouche et de la bouche au bec ou à la anche. D’où vient ce souffle, si souffle vous retenez ? Roman total, roman absolu, roman politique, exercice d’équilibriste, roman d’écrivains admirés dont les noms font bloc, roman résistant, musical et dansant ? Le style et (est) la forme avant tout ? La respiration devient celle du lecteur avec la disparition de la ponctuation ?
Guillaume Basquin : Tout d’abord, votre référence au jazz me touche et me satisfait beaucoup ; j’ai écouté pas mal de free jazz, et en particulier Ornette Coleman (qui, soit dit entre parenthèses, a donné la seule marque de ponctuation de tout le (L)ivre, le point d’exclamation du titre de l’un de ses disques,Ornette !, que j’ai repris tel quel…) ; de plus, ce livre, comme le free jazz, est totalement improvisé dans la mesure où je ne savais pas du tout dans quelle direction j’allais aller au fur et à mesure de son écriture : cela ne devait dépendre que de mes rencontres – avec une lecture, un journal télévisé, des mouettes, des coquillages, la lune qui se lève à tel endroit à telle heure (tout est vrai dans (L)ivre de papier : c’est d’une exactitude scientifique et objective totale – on pourrait tout vérifier dans des almanachs). Il n’y avait qu’une seule chose préméditée à l’avance : je voulais construire quelque chose dont on sentirait que ça tourne indéfiniment, sans début ni fin véritable : on peut rentrer dedans n’importe où, ça n’a pas vraiment d’importance ; ce n’est pas une histoire linéaire, mais plutôt un « éternel retour » – de mes obsessions personnelles comme la fin de l’imprimé ou du film-pellicule, et la victoire totale de « l’idéologie du numérique ».
Le « souffle » que vous évoquez vient du bombardement que permet l’écriture percurrente (nom inventé par Sollers pour son Paradis 1) ; c’est le seul système d’écriture qui permet de TOUT faire rentrer dans le texte : une publicité débile pour un smartphone et un prélèvement de Lautréamont ou Confucius… Le style « déponctué » est venu de mes propres lectures de Ulysse de Joyce et de Paradis et H de Sollers : ce sont celles qui m’ont donné le plus de joie de « lecteur » ; et j’ai voulu rendre/transmettre un peu de cette joie énorme à d’autres lecteurs de moi inconnus – qui ignorent peut-être ce type d’écriture. L’avenir dira si j’y ai réussi ou pas dans cette entreprise… Je viens d’apprendre qu’un autre écrivain, au Brésil, avait utilisé ce « système » avant Paradis, c’est Haroldo de Campos, dans Galaxies. C’est un texte épuisé que j’aimerais beaucoup republier pour pouvoir le lire, mais il y a quelques complications sur ce chemin éditorial, dont je ne peux pas parler ici…
Si la « respiration devient celle du lecteur » ? Oui, tout à fait ! Comme dans les films ouverts d’Abbas Kiarostami, ou dans les tableaux quasi-abstraits du Monet de la fin, c’est le regardeur/spectateur qui finit le film/le tableau… Et sa joie en devient décuplée, car il devient co-créateur de l’œuvre, qui n’existe pas sans lui (qui n’est pas achevée, si vous voulez).
 
La Cause Littéraire : L’avenir, un roman, une image ?
Guillaume Basquin : Pas un roman, non, mais des fragments écrits d’une Nouvelle Histoire du monde, vue par un narrateur – moi ! Je n’en ai pas encore trouvé la forme originale, qui devra se démarquer de l’écriture en souffle continu de (L)ivre de papier.
 
Philippe Chauché
 


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