« Cela vit, s’agite, semble me cerner de toutes parts, moi et ma torpeur. Et par un phénomène intérieur assez fréquent, j’ai l’impression d’être, au-dehors, autre chose que moi-même, qui se mêle au jeu silencieux et mouvant du jardin ; de me perdre et de m’ignorer sans trop de peine. Je suis donc pour finir, un jardin qui t’aime, et rien d’autre : c’est trop fatigant » (Feydeau, lundi 23-24 mars 1959).
Dominique Rolin est la grande aventure romanesque et physique de Philippe Sollers, l’absolue complicité. Cette correspondance (le premier acte, les autres sont annoncés) est le cœur en mouvement de deux écrivains inclassables, un premier acte saisissant de justesse, de vérité et de beauté. Et que l’on ne s’y trompe pas, il faut, pour réussir ce pari inouï, s’accorder au mouvement musical de la vie, la faire sienne, et rejeter dans les ténèbres les compromissions, les mensonges, les petits arrangements littéraires, les peurs et les hontes, et ne garder que le bonheur d’être. Je suis, donc j’écris. Je suis, donc j’aime. Je suis, donc je mets tous mes muscles à l’écoute de ce qui se révèle là sous mes yeux, semble-t-il dire.
Il s’agit bien d’une aventure littéraire unique, deux écrivains, un jeune homme, et une femme plus âgée se rencontrent, se voient, s’aiment, s’écrivent et écrivent, sans que cela ne se voie, sans que cela ne se sache, et l’enjeu est évidemment ailleurs. C’est un roman clandestin qui ne cesse de s’écrire, à Bordeaux, sur son Île – tout est silencieux, le ciel est balisé par cinq ou six phares : La Pallice, Oléron, les Baleines – à Paris, à Venise – Venise fait tourner l’année à l’envers – et à Barcelone. Ces lettres sont les échos éblouis des romans de Philippe Sollers, et les romans du Girondin épousent les courbes de ces lettres à l’aimée. La disparition de Dominique Rolin n’est finalement qu’une autre étape, ces lettres et les prochaines qui viendront d’elle, signeront son immortelle présence. Les écrivains eux aussi font des miracles.
« Je cherche les rythmes.
Venise se rabat sur moi par plaques entières. C’est indescriptible, bien sûr, et – comment dire ? – mercuriel (?).
Je suis fou de toi, je t’aime » (Paris, le 10/7/69).
Ces lettres admirables sont aussi une traversée du siècle, la maladie, la mort du père, de Georges Bataille – Nous avons eu quelques bons moments avec lui, pleins d’humour feutré, lointain et assez terrible. Je revois, si proche, devant lui, son geste de la main, comme pour congédier les mots… –, la tragique disparition de son ami Pierre de Provenchères durant la guerre d’Algérie – Mon amour, je ne peux écrire… Les larmes brouillent tout, aussitôt… Pas de littérature pour un esprit qui s’en méfiant tant… –, la présence d’écrivains complices, Mauriac – (Mais) c’est un être délicieux, ce vieil homme qui m’envie presque ma maladie parce qu’elle lui rappelle le temps où, jeune, il pouvait être malade impunément, loin de tout… –, Paulhan, Tel quel qui s’avance, et L’Infini qui se dessine, Mai 68, la Chine, et sans arrêt des livres qui s’ouvrent et qui s’écrivent, avec toujours ce regard précis sur la nature qui l’entoure, le vent, les mouettes, le soleil, un certain art de vivre, l’art d’embrasser la nature qui naturellement s’ouvre à ses yeux avant de se glisser dans ses livres.
« Mon amour, ça y est maintenant, je crois, j’ai de nouveau devant moi et en moi les lignes de fuite, les carrés-rectangles, les volumes. Les mouettes sont les mêmes qu’à Venise, j’ai parfois l’impression que j’écris surveillé par elles depuis 2000 ans, ou encore qu’elles sont les signes de ponctuation que je refuse à la page. Aujourd’hui calme et ciel bleu, le bleu dans le blanc du bleu de toujours… » (Le Martray, mardi 11 juillet 1978).
Philippe Sollers - L'Infini - Gallimard - Photo Philippe Chauché |
On ne peut que se réjouir de la publication de cette correspondance unique entre deux écrivains, établie par un troisième (Frans de Haes), sorte de Sainte Trinité de ce volume, une correspondance touchée par la grâce, enchantée, comme le silence des vignes, et du vin. Une correspondance frappée par la cristallisation, « deux êtres se rencontrent », qui s’entend dans les marais salants – Un simple grain de sel illumine la bouche, une simple gorgée de vin… –, qui est à l’œuvre dans ces lettres, qui sont autant de traces indélébiles d’un amour parfait.
Philippe Chauché
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Laissez un commentaire