« La nuit est un animal qui ne dort que d’un œil. Elle sent bien que cette sortie à moto est une fuite, qu’une peau est en jeu. La nuit prend soin de Tine, de ses cheveux. C’est elle qui règle l’intensité du vent, le maintient à distance du side-car. Le vent ne doit pas décoiffer Tine ».
Tina fuit, elle fuit la fureur des hommes, la vengeance des vauriens de Vissos, le charivari, elle ne laissera pas ces résistants lui voler sa longue chevelure flamboyante, elle refuse les crachats, les insultes, et l’infamie. Alors, elle fuit, elle fuit dans la nuit occitane avec l’aide de Gustin, fidèle et silencieux, elle fuit vers la ville, vers Toulouse où personne ne la connaît, pour se cacher chez les Sœurs de la rue des Trois-Fontaines. Elle a une mémoire affutée Tina, comme son regard, elle ne plie pas, elle s’ouvre au monde, comme elle ouvrait ses bras à son amant Karl, l’officier allemand qui lui offrait en retour des vers de Verlaine, d’Hugo, de Musset, d’Apollinaire : « En admirant la neige semblable aux femmes nues ».
Tina affole et trouble tous ceux qu’elle croise, sa langue est celle de la Garonne, des pescofis, les pêcheurs à la ligne qui mâchent l’eau, comme ils mâchent l’occitan, cette langue sauvage et finement ouvragée, qui descend des montagnes et roule comme les galets des Gaves, cette langue que mâche Christian Laborde en goûtant à chaque consonne et à chaque voyelle.
« Comment leurs mains, armées de tondeuses, n’ont-elles pas tremblé lorsque les chevelures qu’ils soulevaient leur ont laissé entrevoir un chemin où se perdre, ont offert à leurs narines des parfums ignorés ? Comment ont-ils pu, découvrant leur blancheur inouïe, ne pas pleurer ? Et comment ont-ils pu imposer aux briques roses, aux cours anciennes, à leurs enfantins jets d’eau, un spectacle d’une telle cruauté ? ».
Tina est le roman du Chagrin et la Pitié, le corps a ses raisons, que les gens raisonnables ignorent. Tina traverse ainsi l’Histoire, jamais de guerre lasse. Son histoire se chante et se danse, c’est La Femme à la rose, d’Emma Liébel : « Voici mon cœur. Qui veut m’aimer ? Voici mes bras pour s’y pâmer / Voici mes lèvres. Voici mes yeux / Je vous les donne… Soyez heureux », ce sont les bals et les premiers accords de jazz, que l’on plaque loin des yeux des occupants. Rien n’empêchera Tina d’offrir ainsi ses yeux et ses lèvres, rien ne les altère, ni les trahisons, ni la fuite, ni la mort qui s’invite au bal, ni la passion de Viktor. La rue, la lune et la nuit la protègent, Gustin veille quelque part sur un chemin ombragé et propice à la fuite. Tina inonde le monde qu’elle embrasse, et Christian Laborde, en joailler précis, lui offre ses meilleurs éclats, sa liberté libre comme l’écrivait Rimbaud.
« La nuit les attendait, la lune aussi. Les confettis de clarté éparpillés sur les façades brunes, le chant du jet d’eau dans un square, les pierres dodues d’un porche, une lueur vacillante au fond d’une cour pavée, le cadre brillant d’un vélo cotonneux, d’un moteur de voiture : tout leur semblait complice, et l’était ».
Avec Tina, Christian Laborde prouve une nouvelle fois la vitalité de son style, de sa langue vive. Ce court roman finement composé, à la langue acérée, dessine des personnages qui restent gravés dans notre mémoire, Tina l’étourdissante, Gustin le juste, Karl l’officier poète, Viktor le résistant écrivain qui choisira sa chute, la troublante sœur Cécile. Tous, comme dans La Règle du Jeu ont leurs raisons, bonnes ou mauvaises, des raisons d’être et de vivre, qui comme des éclairs, électrifient ce beau roman.
Philippe Chauché
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