« L’affaire est entendue : je suis le fils – illégitime, bien sûr – de Louise Brooks et de Cioran. L’actrice américaine et le volcanique Roumain partageaient la conviction que la création est une aberration, la procréation un crime et la concision un devoir ».
Roland Jaccard a de qui tenir, de Cioran et Louise Brooks, mais aussi d’Arthur Schopenhauer, de son cousin Schnitzler, de George Sanders – Mémoires d’une fripouille –, ou encore de Clément Rosset et Richard Brautigan. Il a parfois écrit sur eux, quand il ne les a pas édités, du temps où il dirigeait « Perspectives critiques »aux Presses Universitaires de France. Penseurs et tueurs est un essai des extrêmes, comme on le dit d’une course en très haute montagne, alors face au danger, au risque de chute, d’avalanche ou d’étouffement, le suisse amateur de tennis de table éclate de rire, comme s’il disait, même si tout cela n’a aucun sens, on ne doit pas se priver d’en rire.
On pourrait d’ailleurs, sans peut-être qu’il s’en offense, le qualifier de nihiliste rieur, d’exilé des palaces, de théoricien des piscines, de vidéaste amateur du Flore, ce qui l’oppose à jamais aux philosophes des bacs à sable, qui peuplent les plateaux de la télévision. Sur les cimes de ce petit livre net et concis, il croise Cioran, Michel Foucault – il offre l’un des plus beaux portraits jamais lus du philosophe de Histoire de la sexualité, vibrant hommage à un penseur à l’oreille fine et à la langue souple et simple : « La plus belle chose qu’on puisse offrir aux autres, c’est sa mémoire », Serge Doubrovsky, Brigitte Bardot, Oscar Wilde, et un certain Roland Jaccard. Sa fantaisie : faire bref, court et tranchant, comme la vie finalement, sans jamais perdre de vue que « Vivre, n’est-ce pas faire comme si l’on vivait ? » et avec style, cela va de soi.
« De cette conversation, je ne retiens qu’une phrase, mais qui vaut tout l’or du monde : “J’ai été victime, me dit-elle, d’un léger accident”. Inquiet, je l’interroge : “De quel ordre ?”. “Le pire qui soit, me répond-elle en souriant, un accident d’amour-propre”. Je n’ai pas cherché à en savoir plus. Sans doute lui a-t-il manqué les vingt gouttes de narcissisme qui nous permettent de faire face aux affronts du quotidien ».
Roland Jaccard se définit comme un salaud sympathique, un salaud d’une incurable élégance, on veut bien le croire sur parole, comme l’on croit Cioran à la lettre. Dans Penseurs et tueurs, Roland Jaccard prend tout à la légère, avec l’élégance naturelle d’un naufragé amusé, qui attend sur la berge des pillards affamés et armés, et qui fixe son bateau en train de couler. L’écrivain ne manque ni d’aplomb, ni d’humour. Il fréquente de talentueux ancêtres – Marcel Proust et son éloge du voyou, La Fêlure de Fitzgerald, une promenade avec Fernando Pessoa, quelques mauvaises pensées des deux Arthur, Schnitzler et Schopenhauer –, mais aussi des contemporains stylés – les dîners chez Cioran, l’amitié de Michel Foucault : dès lors qu’on écrit simplement on passe en France auprès des intellectuels pour un benêt, les éclats d’auto-friction de Serge Doubrovsky –, avec à chaque fois cet art singulier de saisir en deux phrases un état vacillant, une chute annoncée, un suicide retardé, un éclat de rire dévastateur, et surtout une vive passion pour l’écriture au vitriol qui enflamme ses petits livres.
« Egoïste, oui je l’étais. Et férocement. J’ai vécu selon un seul principe : le principe d’indifférence. Il m’a épargné bien des maux. Mais force m’est d’en convenir, à regret d’ailleurs, ce principe ne suffit pas à remplir une vie. Je ne saurai de quelles extases il m’a privé ».
Philippe Chauché
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