lundi 11 juin 2018

Philippe Lançon dans La Cause Littéraire

 
 
 
« Lorsqu’on ne s’y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive. Ce n’est pas seulement l’imagination qui est dépassée par l’événement ; ce sont les sensations elles-mêmes. J’ai entendu d’autres petits bruits secs, pas du tout de bruyantes détonations de cinéma, non, des pétards sourds et sans écho, et j’ai cru un instant… mais qu’ai-je cru, exactement ? ».
 
Tout bascule ce 7 janvier 2015 vers 10h30. Deuxième épisode d’un feuilleton islamiste morbide, d’une trajectoire nihiliste. Tout bascule dans la salle de rédaction d’un journal satirique, où s’invitent comme le diable deux hommes en noir, « lourdement armés ». Un carnage devait avoir lieu, et il eut lieu. Charlie Hebdo devient le lieu de la dévastation annoncée. Le Lambeau vient de là, de cette zone où s’est imposé le désastre islamiste – Les morts se tenaient par la main. Le pied de l’un touchait le ventre de l’autre, dont les doigts effleuraient le visage du troisième, qui penchait vers la hanche du quatrième, qui semblait regarder le plafond, et tous, comme jamais et pour toujours, devinrent dans cette disposition mes compagnons. Le Lambeau est le récit – l’art de voir, de se souvenir et l’art d’écrire ce que l’on a vu, entendu, senti, vécu, rêvé – d’un chemin de croix inversé, de la mort à la résurrection, des ténèbres à la lumière, de l’effroi à une nouvelle vie.
 
Le Lambeau est aussi le roman de la reconstruction d’un visage, d’un lent passage d’une rive à l’autre, vers la renaissance des chairs, ce qui pourrait être une belle définition de l’Art des Lettres. Les jambes noires tournent comme des vautours, mais Philippe Lançon est vivant.
 
« Je n’ai pas vu Honoré, qui était pourtant mort quasiment sur moi. Je n’ai pas vu Cabu, dont le corps était cependant sous moi. Mais j’ai vu Tignous, allongé sur le dos, le visage un peu jaune autour de ses lunettes, les yeux clos, semblable à un gisant. Je n’ai pas vu le stylo planté entre ses doigts, j’étais aimanté par son visage et j’ai senti, là, par-dessus lui, la solitude d’être vivant ».
 
Ce 7 janvier 2015 vers 10 heures 30, Philippe Lançon reçoit une rafale dans le visage. Il ne se transformera pas en masque de fer, mais en regard de vie. Il va se reconstruire sous haute protection policière – L’un d’eux est entré dans ma chambre et m’a dit : « Ma femme prie chaque jour pour vous » –, des anges vont veiller sur lui, chaque jour, chaque nuit, durant des mois, à la Pitié-Salpêtrière, puis à l’hôpital des Invalides, lieux de résistance, de résistance à la douleur, à la chute et à l’oubli. Philippe Lançon va revivre sous la protection des infirmières et des chirurgiens, des internes, de son frère et d’amis de passage. Philippe Lançon va vivre les quatorze stations de ce chemin de vie, qui mène à la renaissance et non à la mort, comme le souhaitaient les hommes en noir. Le lambeau nous fait voir et entendre ce que vit Philippe Lançon chaque jour, protégé des orages par les hommes en blanc et en bleu, et par des écrivains complices, des musiciens et des feutres de couleur, le chemin caillouteux qu’il emprunte pour se sauver. Il va mettre de la couleur dans les notes qu’il écrit, y glisser la précision amoureuse d’un rescapé, la profonde reconnaissance d’un miraculé. Le Lambeau se dessine jour après jour dans la souffrance, s’éclaire de cette légèreté admirable, d’une force intérieure, d’un art de revivre et donc d’écrire, qui rayonnent de lignes en lignes.
 
« L’attentat s’infiltre dans les cœurs qu’il a mordus, mais on ne l’apprivoise pas. Il irradie autour des victimes par cercles concentriques et, dans des atmosphères souvent pathétiques, il les multiplie. Il contamine ce qu’il n’a pas détruit en soulignant d’un stylo net et sanglant les faiblesses secrètes qui nous unissent et qu’on ne voyait pas ».
 
A quoi reconnaît-on les grands écrivains, les grands stylistes ? A leur précision chirurgicale, à la rapidité, la justesse du geste bien fait – écrire comme un chirurgien répare, écrire comme l’on sauve une vie, sa vie. Les grands stylistes sont des orfèvres, des archéologues, des orpailleurs, qui écrivent sur le motif, au-dessus du volcan. Les grands écrivains sont des voyants, les mauvais des voyeurs irrigués de pathos. Le Lambeau est le Livre qu’il fallait écrire après la tuerie, après les tueries, un récit étourdissant, admirable par la justesse de ton, la rigueur, l’éclaircie qu’il fait voir, les portraits de policiers, de patients, de médecins qu’il dresse. Le Lambeau est un très grand livre comme l’on dit un très grand homme, un livre qui sauve. Les tueurs et leurs admirateurs doivent s’en mordre l’âme, eux qui écrivent comme ils vivent, dans la lourdeur et la haine.
 
Philippe Chauché
 

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