dimanche 20 octobre 2019

Lionel Bourg et Jérôme Lafargue dans La Cause Littéraire




« La géographie ne ment pas.
Elle énumère, élague, codifie, répertorie mais son vocabulaire, la dépression stéphanoise ne déroge pas à la règle, définit avec rigueur les paramètres psychosomatiques des paysages auxquels il adjoint la poésie la plus expressive » (C’est là que j’ai vécu).
 
 
 
C’est là que j’ai vécu, est à sa manière follement talentueuse, le roman de la destruction d’une ville, Saint-Etienne, où s’entend entre les lignes celle de Paris (1). Un livre romanesque et politique, où le passé ne passe pas dans la mémoire du narrateur, et où le présent s’emploie pourtant à l’effacer.
Le narrateur écrivain, le romancier piéton explore sa ville, la ville où il a vécu, marché et lu, la ville où il marche aujourd’hui, sur ses pas et ses traces, et sur celles de ceux qui l’on faite, dans les pas de ceux qui l’ont un jour embrassé ou embrasé. Il en donne cette belle définition : Flâne. Improvise une romance ou rêvasse au pied des immeubles qu’éventrent les démolisseurs… Il marche et écrit, en mémorialiste, en géographe, en architecte, en poète, en lecteur, en écrivain, principe romanesque par excellence. Sa ville lui colle à la peau, il la revisite, curieux, trompé, désolé, heureux, comme si le temps, malgré ses ravages, lui rendait ses rues et ses places, ses héros, et ses dieux. C’est là que j’ai vécu est un roman miné, comme ceux de Thomas Bernhard, un roman explosif, qui explore les traces d’un passé et les ombres vibrantes de fantômes qui ne semblaient attendre que Lionel Bourg pour se lever : (On) M’accusera d’appartenir à l’engeance des esthètes rétrogrades, soulignant que le passé me dévore, que j’arpente à loisir l’espace clos d’un cimetière et que la mort (…) me tire par la manche…
Les grands déferlements de la honte, de la douleur, des trahisons, des crimes, des destructions traversent ce roman fastueux et facétieux, la monstruosité ne hiérarchise pas ses goulags, comme le traversent des paroles et des actes gravés dans la pierre. Ils s’avancent, ces aventuriers célestes, apparaissant à la dérobée d’une rue : le Maréchal Grouchy, la belle Rachel (…) actrice de son état, et l’inénarrable Jules Barbey d’Aurevilly, insatiable pourfendeur des « Bas-Bleus », Jules Vallès, Rémy Doutre, roi des « goguettes » où les poivrots trinquaient avec les internationalistes, les conscrits fusillés « pour l’exemple », rue des Martyrs de Vingré, Je t’écris mes dernières nouvelles. C’est fini pour moi. J’ai pas le cran. Le narrateur avale en romancier les rues de sa ville, comme Chateaubriand le fit des contrées françaises lors de ses multiples périples romancés dans ses Mémoires (Roman des siècles s’il en est). Mais ici, aux grands absents, aux fantômes curieux, s’adossent ses contemporains, et rien n’échappe à la plume armée de Lionel Bourg. C’est là que j’ai vécu est un défi, à la littérature, à la poésie, et sa ville, ses traits et ses songes, inspire l’écrivain, qui en fait une œuvre au noir, à la composition subtile, aux accords ciselés, aux humeurs rageuses. Le style de Lionel Bourg est brillant, sec et vibrant, ses passions urbaines et historiques sont aussi des passions littéraires, et comme il sait bien lire, il sait bien écrire. Comme la géographie, le roman ne ment pas.
 
« On ne vit qu’en exil. De soi comme des autres. D’un fol amour ou des désirs qui ne sont plus que des moisissures dans le fatras de nos lâchetés. Au Clapier. Ailleurs. A Vladivostok ou à Roche-la-Molière. Dans les faubourgs de Bangkok, à Syracuse, quelque part où l’on eut aimé n’est que ça, du temps, des fagots de temps, l’or et la chair du temps carbonisés sur le bûcher des songes » (C’est là que j’ai vécu).
 
 

Le temps est à l’orage est un roman touché par les légendes, éclairé par des lucioles, un roman où l’on respire la forêt landaise, où l’on entend le soupir des animaux, et le chant des oiseaux qui marque le retour du soleil. Joan est un ancien tireur d’élite, un militaire qui a déposé les armes, préférant ses chansons, sa forêt et ses lacs et sa fille, mais le tigre ne dort que d’un œil. Un direct à la gorge, assené avec assez de force pour le neutraliser sans qu’il ne s’étouffe et meure.
 
« Orages de légende, trombes féroces frappant sans relâche depuis une semaine, crachins et bruines refoulant les éclaircies les rares jours d’espoir. Un ciel de rouille et de cendre rencognant hommes et habitations, ectoplasmes perdus dans une tourmente au ralenti, sans cesse recommencée » (Le temps est à l’orage).
 
 
 
Cet orage qui gronde, s’insinue, se devine, puis éclate, éclaire les Landes de ses feux, illumine la forêt, fait trembler les hommes, et annonce le réveil des bêtes. Un autre éclate à l’issue de cette histoire landaise, un orage salvateur qui frappe des hommes malvenus au monde, et nourris de haine. Le temps est à l’orage est l’histoire d’un orage qui couve, puis déploie ses armes qui strient le ciel. L’histoire d’une fidélité ancestrale à un jeune vieux grognard de l’armée napoléonienne, un tireur précis, devenu musicien et luthier, fidélité à l’ami soldat tué par un snipper sur un théâtre des opérations, et à quelques fantômes bienveillants, dont la forêt regorge. Des disparus qui ne le sont jamais pour les belles imaginations, l’art du roman est de les faire entendre. Le roman sait se défaire de la mort et de ses chausse-trapes.
Le temps est à l’orage est un roman de guerre en temps de paix. Le roman d’un jeune militaire, d’un guerrier, d’un tireur d’élite, qui s’est reconverti en gardien de lacs, de forêts et d’animaux. Un roman des fougères, des sentiers, des frôlements, des étangs, des cascades et d’un hêtre géant. Le roman d’un jeune veuf, qui sait qu’un fauve n’est jamais domestiqué, qu’il reste aux aguets, prêt à bondir, quand l’adversité devient dangereuse, quand des monstruosités s’invitent. Alors il frappe, c’est net et précis, sans appel, les coups sonnent juste, comme l’instrument sauvage de Guilhem.
 
« Un hêtre géant a alors crû, protégé par l’entrelacs de ruisseaux, d’étangs et de cascades. L’un de ses rejetons, celui-là même situé à proximité de la maison, s’est approché de la mer, comme pour s’acquitter d’une dette ancienne. Au fil des siècles, des inondations et des bouleversements géographiques, deux autres lacs sont venus tenir compagnie à l’étang des Lucioles, s’établissant sur les plateaux dominant la plaine et la côte océane à plus de trois cents mètres de hauteur. Chacun avec son histoire, sa toponymie, sa légende » (Le temps est à l’orage).
 
Le temps est à l’orage est le roman d’un solitaire accordé à la forêt, aux arbres et aux animaux, qui d’une étrange façon le chargent de remettre de l’ordre dans le désordre malsain et furieux qu’ils subissent. Quand il ne garde pas ses bois et ses lacs, quand il ne joue pas avec sa fille, quand il ne lit pas, ne s’aventure pas dans sa forêt, il fredonne des odes à l’océan, la montagne et la forêt dans d’obscurs cafés, où l’alcool joue des tours à la lucidité et au courage. Le temps est à l’orage est un roman aux aguets, sur la défensive, un roman tendu comme un arc. Le passé ne s’oublie pas, il s’invite, se glisse sous la peau, donne au cœur son rythme de vie, Joan et son chat immortel, porte l’héritage de Guilhem Hossepount, son aïeul soldat musicien qui s’est inventé un nom et un destin, mais aussi celui de ses chers disparus. Le présent romanesque électrise le narrateur, la douleur est un signe que lui offrent sa terre, et ses légendes, alors il y répond comme un guerrier.
 
Philippe Chauché

 
(1) Destruction de Paris, Georges Pillement (Grasset), et In girum imus nocte et consumimur igni, Guy Debord (Gallimard)



https://www.lacauselitteraire.fr/c-est-la-que-j-ai-vecu-lionel-bourg-le-temps-est-a-l-orage-jerome-lafargue-par-philippe-chauche

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